1 JOUVENEL 

C'est Napoléon qui est à l'origine de la puissance indus­trielle allemande.

Lorsqu'il voulut réduire l'Angleterre, il interdit le dé­barquement de marchandises anglaises dans tous les ports du continent tenus par ses troupes.

Le blocus continental, disent les historiens, fut un échec.

  

Sans doute il n'étouffa point le commerce britannique, comme l'Empereur l'avait espéré. Mais il eut néanmoins d'immenses effets. Privés des objets de fer fabriqués à Sheffield et des tissus de laine ou de coton venant de Manchester, les marchands passèrent des commandes aux fabricants locaux. De sorte que le blocus continental, de 1806 à 1813, favorisa l'industrie dans tous les pays du continent.

Alors naquit sur la rive droite du Rhin, dans les pays dont l'Empereur avait formé « le grand-duché de Berg », cette métallurgie qui ferait un jour la force principale de l'Allemagne.                                                               .                              

Krupp faisait savoir en 1855 à Napoléon III : « Mon éta­blissement a été créé en 1810, à la suite d'un concours institué par Napoléon Ier et qui promettait un million de francs au fabricant d'un acier fondu égal à l'acier anglais. » Ainsi, aux débuts de la fabrique de canons qui a tant contribué à la grandeur prussienne, on trouve... l'Empereur des Français !

Lorsque les revers de 1813 nous forcèrent d'évacuer les ports d'Allemagne, les vaisseaux anglais y entrèrent aus­sitôt, chargés de marchandises. Les Allemands n'avaient, semblait-il, cessé d'être nos vassaux que pour redevenir les clients de l'Angleterre.

Les jeunes manufactures allemandes étaient hors d'état de supporter la concurrence de l'industrie britannique. On s'en plaignait surtout dans les pays rhénans qui, constatait en 1816 le fonctionnaire prussien chargé d'inspecter ces nouvelles provinces, « n'ont jusqu'à présent rien gagné à leur retour à la Prusse ».

C'est alors que la Prusse décida d'instituer à ses fron­tières un tarif douanier protecteur.

Ce royaume, alors divisé en trois parties, se trouvait commander toutes les routes commerciales d'Allemagne. Son tarif ne refoulait pas seulement les marchandises bri­tanniques. Il arrêtait aussi la circulation de marchandises produites dans les pays germaniques que des provinces prussiennes enserraient.

Sur ces entrefaites se tint, au printemps de 1819, la grande foire de Francfort-sur-le-Mein. Cinq à six mille fabricants et négociants s'y trouvèrent réunis ; un jeune professeur wurtembergeois rédigea une pétition qu'ils signèrent d'enthousiasme.

Frédéric List constatait qu'en Allemagne « trente-huit lignes de douane paralysent le commerce intérieur, et pro­duisent à peu près le même effet que si on liait les membres du corps humain pour empêcher le sang de circuler de l'un à l'autre. Pour faire le commerce de Hambourg en Autriche et de Berlin en Suisse, on a dix États à franchir, dix règlements de douane à étudier, dix droits de transit à acquitter. Celui qui a le malheur d'habiter une frontière où trois ou quatre États se touchent consume sa vie entière au milieu des tracasseries des douaniers ». La pétition concluait à l'abolition des douanes d'un État allemand à un autre.

Mais aussi et surtout à l'institution aux frontières exté­rieures de l'Allemagne d'un tarif douanier fortement pro­tecteur, qui favorisât la croissance d'une industrie alle­mande.

Une société fut fondée, le 18 avril 1819, pour propager ces vues. List en fut l'agent. Ce qui lui valut aussitôt de violentes attaques. Il raconte lui-même : « Tous les fonc­tionnaires publics, tous les rédacteurs de journaux, tous les écrivains qui traitaient les matières économiques, élevés comme ils l'étaient à l'école cosmopolite, voyaient dans une protection douanière quelque chose comme une abomina­tion théorique. Joignez à cela les intérêts de l'Angleterre et ceux des courtiers de l'industrie anglaise dans les ports maritimes et dans les champs de foire. On sait que le cabi­net anglais, qui ne lésine point quand il s'agit des intérêts commerciaux du pays, possède dans ses fonds secrets le moyen de venir partout à l'étranger en aide à l'opinion publique. Il parut une multitude de correspondances et de brochures émanant de Hambourg, de Brème, de Leipzig et de Francfort contre le vœu insensé des fabricants allemands en faveur d'une protection de douane commune et contre leurs conseillers. »

Les jugements de List sur la politique anglaise.

Obligé de quitter l'Allemagne, List passa en France, puis aux États-Unis où il trouva une situation fort sem­blable à celle de l'Allemagne. Là aussi, l'industrie natio­nale avait été encouragée par l'interruption, due au conflit anglo-américain, des arrivages britanniques. Là aussi, les fabricants souhaitaient une protection douanière à l'abri de laquelle ils pussent consolider leurs gains. C'est en discu­tant avec eux que List se forma à la politique anglaise en matière économique, une idée qui allait dominer sa vie et inspirer ses disciples.

L'Angleterre était à l'origine un pays purement agricole. Au moyen âge, les laines anglaises passaient en Flandre pour alimenter les métiers de Bruges. Ses blés étaient em­barqués pour l'Espagne. Sans industrie, elle était aussi sans commerce.

C'étaient les marchands allemands de la Hanse qui, établis à Londres, procédaient à tous les achats de produits anglais pour l'Allemagne et vice versa.

Quant à la marine, l'ambassadeur de France observait en 1540 que le roi Henri VIII n'avait que 13 ou 14 navires et qu'ils étaient « mieux fournis d'artillerie que de bons pilotes et mariniers dont la plupart sont étrangers ». « Outre les navires du roi, ajoutait l'ambassadeur, il ne se peut affirmer qu'il y ait en Angleterre 7 ou 8 navires qui passent 4 ou 500 tonneaux, dont 3 sont à celui qui naguère était amiral, et 2 ou 3 dont l'on fait estime sont à quelques riches marchands de Londres. Le surplus n'est que petites nefs de 50, 60 et 80 tonneaux au plus. »

Comment l'Angleterre est-elle donc devenue le pays industriel et navigateur par excellence?

On y entrava puis on y prohiba l'exportation de la laine afin d'abaisser pour les tisseurs anglais le prix d'une matière première dont leurs concurrents étrangers étaient du même coup privés.

Les marchands de la Hanse furent chassés de Londres par mesure de police (1578) tandis que la compagnie an­glaise des Marchands Aventuriers, avec l'appui de la reine Elizabeth, développait leurs achats et ventes, à Anvers d'abord puis à Hambourg et finit par monopoliser la vente des tissus anglais en Allemagne.

L'Angleterre devint une grande nation maritime, d'abord par la course, et ensuite par le monopole. C'étaient de fructueuses croisières, celles qu'on faisait au seizième siècle sur le trajet des galions espagnols venant d'Amérique afin de les capturer pour vendre leur chargement.

Cependant au dix-septième siècle, les Hollandais qui s'étaient libérés de la domination espagnole obviaient au peu de richesse naturelle de leur pays en se faisant les trans­porteurs de marchandises produites ailleurs que chez eux. L'Acte de Navigation leur porta un rude coup en prescrivant qu'aucun navire désormais ne saurait décharger dans un port anglais d'autres produits que ceux de son propre pays. La navigation anglaise se développa pour aller chercher les marchandises des pays sans marine. Ses bateaux bénéficiaient d'un précieux fret d'aller puisque le transport des marchandises britanniques leur était ré­servé.

La France de Colbert était plus avancée dans le développement économique que l'Ile britannique. Le Parlement n'hésita point à interdire toute importation de France en 1678. Cette interdiction fut ensuite remplacée par un tarif tellement prohibitif que les droits d'entrée étaient estimés un siècle plus tard aux deux tiers environ de la valeur des marchandises.

Telle avait été la politique anglaise jusqu'à la publica­tion, en 1762, de la Richesse des Nations. Adam Smith y blâmait énergiquement tout avantage fait par un gouver­nement aux producteurs nationaux, toute protection à eux accordée contre la concurrence étrangère.

List en fait le commentaire suivant :

« C'est une règle de prudence vulgaire, lorsqu'on est parvenu au faîte de la grandeur, de rejeter l'échelle avec laquelle on l'a atteint afin d'ôter aux autres le moyen d'y monter après nous. Là est le secret de la doctrine d'Adam Smith. Une nation qui, par des droits protecteurs et par des restrictions maritimes, a perfectionné son industrie manufacturière et sa marine marchande au point de ne craindre la concurrence d'aucune autre, n'a pas de plus sage parti à prendre que de repousser loin d'elle le moyen de son élévation, de prêcher aux autres peuples les avan­tages de la liberté du commerce et d'exprimer tout haut son repentir d'avoir marché jusqu'ici dans les voies de l'erreur et de n'être arrivée que tardivement à la connaissance de la vérité. »

William Pitt fut le premier homme d'État anglais qui comprit l'usage qu'on pouvait faire de la théorie d'Adam Smith et ce n'était pas en vain qu'il portait constamment sur lui un exemplaire de la Richesse des Nations.

Les principes d'Adam Smith s'étaient propagés de façon foudroyante dans le monde entier. Ce furent, explique List, les plus précieux auxiliaires de la diplomatie anglaise, qui s'employait dans chaque pays étranger à entraver les progrès de l'industrie nationale.

Bien avant Adam Smith, Methuen, négociant avec le Portugal, promettait qu'à jamais les vins portugais payeraient moins de droits que les français pourvu que le Por­tugal se vêtît d'étoffes anglaisés. Le traité que Guillaume Eden, en 1787, fit accepter à l'ignorance française, procédait du même système et Arthur Young, deux ans plus tard, en constatait les effets, voyant fermées des fabriques françaises auparavant florissantes.

Dans une série d'articles qui eurent à Philadelphie le plus vif succès, List dénonça la duperie du libre-échange. D'une part l'industrie anglaise était toute constituée, toute organisée ; d'autre part l'industrie américaine était dans l'enfance et ne pouvait soutenir la concurrence. Fallait-il la laisser périr, pour appliquer les principes anglais d'aujourd'hui? N'était-il pas mieux à propos de mettre en œuvre les anciennes pratiques anglaises pour amener les jeunes industries à un point de robustesse qui leur permettrait ensuite de rivaliser à armes égales?

En acceptant la liberté des échanges, expliquait List l'Amérique comme l'Allemagne se condamneraient à rester des nations agricoles. « Une nation purement agricole, écrivait-il, ne dévelop­pera pas son commerce intérieur et extérieur, ses voies de communication, sa navigation marchande ; elle n'accroîtra pas sa population en même temps que sa prospérité. Elle n'accomplira pas de progrès sensibles dans sa culture morale, intellectuelle, sociale et politique ; elle ne sera pas capable d'influer sur la civilisation et sur les progrès des peuples moins avancés. Le pays purement agriculteur est infiniment au-dessous du pays à la fois agriculteur et manu­facturier. Le premier, économiquement et politiquement, dépend toujours plus ou moins des nations étrangères qui lui prennent ses produits agricoles, en retour de leurs articles fabriqués. Il ne peut pas déterminer lui-même l'étendue de sa production. Il faut qu'il attende les achats de l'étranger. »

Fallait-il, pour avoir trop écouté Adam Smith, se ré­signer à cette condition inférieure? Alors le destin de ces peuples crédules serait fixé,

« La liberté du commerce ouvrirait tous les pays du monde aux produits, des manufactures anglaises ; l'Angleterre deviendrait ainsi une seule et immense cité manufacturière. L'Anglais qui émigrerait ou placerait ses capitaux à l'étranger préférerait pour cela aux pays continentaux de son voisinage les contrées lointaines où il retrouverait sa langue, ses lois et ses institutions. L'Asie, l'Afrique et l'Australie seraient donc civilisées par l'Angleterre et cou­vertes de nouveaux États à son image. Avec le temps sur­girait, sous la présidence de la métropole, un monde d'États anglais, dans lequel les nations du continent de l'Europe viendraient se perdre comme des races insignifiantes et stériles. La France partagerait, avec l'Espagne et le Por­tugal, la mission de fournir au monde anglais les vins les meilleurs et de boire elle-même les plus mauvais; tout au plus conserverait-elle la fabrication de quelques articles de mode. L'Allemagne n'aurait à fournir à cet univers an­glais que des jouets d'enfants, des horloges de bois, des écrits philologiques et parfois un corps auxiliaire des­tiné à aller se consumer dans les déserts de l'Asie et de l'Afrique pour étendre la suprématie manufacturière et commerciale, la littérature et la langue de l'Angle­terre. »

List fut écouté aux États-Unis. Il donna l'impulsion à cette politique protectionniste qui allait faire de l'industrie américaine la première du monde.

En Allemagne aussi on le suivit, ou plutôt les mêmes idées dont il avait été l'ardent défenseur trouvèrent des avocats plus modérés, plus terre à terre et par suite mieux à même de les faire réussir.

En janvier 1828, la Bavière et le Wurtemberg déci­dèrent de supprimer les douaniers qui se trouvaient à leur frontière commune; le tarif bavarois fut désormais fut appliqué aux frontières extérieures du Wurtemberg comme à celles de la Bavière. Le mois suivant, le grand-duché de Hesse-Darmstadt convenait avec la Prusse qu'on suppri­mât les douaniers à la frontière commune et qu'aux fron­tières extérieures du grand-duché, le tarif prussien fût désormais appliqué.

D'ententes particulières en ententes particulières, on arriva en 1830 à la constitution de quatre ensembles éco­nomiques allemands. C'est l'année 1833 qui fut décisive : alors la Bavière, le Wurtemberg et la Saxe se réunirent à la Prusse. L' « Association douanière allemande » ou Zollverein, était née.

L'Allemagne d'une part, et les États-Unis de l'autre, développèrent formidablement leur industrie au cours de ce dix-neuvième siècle parce qu'ils surent la protéger dans ses débuts contre la concurrence anglaise. En France, au contraire, l'école libre-échangiste tenait le haut du pavé, et c'est ainsi que d'abord au deuxième rang incontesté des nations industrielles, nous tombâmes au quatrième rang.

2 JOUVENEL

L'Angleterre et le marché mondial.                                                   .

Si, à la veille de la Grande Guerre, l'industrie allemande n'a plus rien à envier à l'industrie britannique, les héritiers de List n'en ont pas moins sujet de jalouser la richesse , supérieure d'Albion et la puissance qu'elle en retire.

C'est qu'en réalisant les premiers la révolution indus­trielle, les Anglais avaient compris aussi ses conséquences commerciales.

La machine multipliant la capacité de production, appe­lait un surplus de matières premières. Or, précisément, un courant d'émigration portait hors d'Europe tout un personnel occidental capable de tirer des terres neuves d'outre-mer, soit dans le rôle de pionniers, soit dans le rôle de planteurs, des richesses qu'elles n'avaient point fournies jusqu'alors.

Ainsi se développent du même pas l'industrie textile, de Manchester et les plantations de coton dans le sud des Etats-Unis.

Parce que l'Angleterre était le premier pays industriel, c'est vers elle qu'affluèrent d'abord les matières premières d'outre-mer, transportées sur des navires britanniques puisqu'elle avait aussi la plus grande flotte commerciale.

C'est ainsi que le tonnage des navires entrant dans les ports anglais triple durant les quarante premières années du dix-neuvième siècle.

 Mais ce n'est rien encore.

Comme la machine de fer a transformé l'industrie, le navire de fer et le chemin de fer vont à présent changer la nature du commerce international. Le rail facilitera la pénétration des immigrants dans le nouveau continent et leur permettra d'expédier leurs produits sur les ports atlan­tiques où le steamer viendra les chercher. Alors commence un double mouvement d'une amplitude inattendue : mou­vement des hommes vers le nouveau continent, mouve­ment vers l'ancien continent des marchandises qu'ils pro­duisent.

Dans le même temps, les industries se développent en Europe hors des Iles britanniques. Elles ont besoin de matières premières, c'est l'Angleterre qui les fournira. C'est à Londres qu'affluent les produits du monde entier, et c'est à partir de là qu'ils sont redistribués.

Le volume de la navigation britannique quadruple encore en trente ans.

 C'est l'industrie de Sheffield qui fournit à tous les pays du monde : rails, locomotives et wagons. Mais aussi, ce sont dans beaucoup de cas les capitalistes anglais qui créent eux-mêmes les lignes de chemins de fer en terre étrangère. Le bénéfice est alors double. Non seulement les industriels vendent leurs produits, mais encore, avantage plus du­rable, les bénéfices de l'exploitation rentrent chaque année en Angleterre.

 Les lignes d'ailleurs déterminent de nouveaux courants commerciaux; Les marchandises affluent dans les gares. Les banques anglaises installent leurs succursales dans le voisinage et les compagnies d'assurances y placent leurs représentants. C'est ainsi que toutes les transactions finan­cières auxquelles donne lieu la circulation croissante des marchandises dans le monde sont facilitées par la finance britannique et lui profitent. Ainsi sont gagnées pour les
institutions financières de la Cité des positions prépondé­rantes qui causent l'envie de l'univers.      

 A mesure que se développent, à l'abri, de tarifs protec­teurs, les industries métallurgiques rivales en Allemagne, en France et aux États-Unis, ces marchés sont moins largement ouverts à l'industrie britannique. Elle fait donc porter son effort de plus en plus sur les pays d'outre-mer. Là tout est profit. La création de chemins de fer permet l'enlè­vement de récoltes jusqu'alors condamnées à être employées sur place. La terre y prend de la valeur. Et les sociétés britanniques l'ayant achetée à bas prix sur le tracé des lignes futures se voient assurer d'énormes bénéfices. Rendue au port, la marchandise est embarquée sur des vapeurs britanniques. Il faut l'assurer : ce sera auprès de compagnies britanniques. Le lointain acheteur paye au moyen d'une traite que le vendeur fait escompter : c'est une banque britannique qui se charge de l'opération.

 Ainsi, tout ce qui est commerce à longue distance, que ce soit ou non à destination de l'Angleterre, se fait par l'intermédiaire de Londres.

 A telles enseignes qu'enfin les profits commerciaux et financiers de l'Angleterre l'emportent sur ses profits industriels.

Et les banquiers de la Cité deviennent les régulateurs du commerce mondial. Or ce sont les mêmes familles, et souvent les mêmes hommes qui dirigent les institutions financières anglaises et la politique nationale. Celle-ci est donc au service de celle-là et inversement.

 Cette puissance universelle inspire en Allemagne beau­coup d'admiration. Nombreux sont les auteurs qui la célèbrent comme une étonnante réussite du génie germa­nique.

« A la fin du dix-neuvième siècle, écrivait en 1912 lé journaliste Rohrbach, les Anglo-Saxons, grâce aux progrès énormes des échanges internationaux et de la technique, grâce également à leur situation grandiose préparée pen­dant des siècles, étaient sur le point de conquérir la domination universelle, en ce sens que l'action politique économique, intellectuelle, de la civilisation occidental » les pays et les peuples d'outre-mer, devenait de plus en plus une action de la civilisation anglo-saxonne et des intérêts anglo-saxons.

 « Le monde s'anglicise rapidement, cette devise résonne déjà à travers les océans et les continents hors d'Europe lorsque les Allemands sortirent de leur impuissance plusieurs fois séculaire... » Mais l'Allemagne demande à partager : « On mettra les Anglo-Saxons en mesure de décider, déclare le même auteur, s'ils veulent accorder leurs intérêts et les nôtres et s'entendre avec nous pour déterminer leur part et la nôtre, ou s'ils veulent défendre contre nous par la force leurs visées de domination universelle et exclusive... La destinée de l'Allemagne, c'est l'Angleterre... Une seule question domine tous les autres problèmes nationaux et politiques de l'avenir : le type anglo-saxon est-il destiné à dominer seul dans les parties du monde dont l'évolution est encore en cours, ou bien restera-t-il pour le type allemand assez de jeu pour qu'il devienne l'un des facteurs constitutifs de la culture universelle à venir sur l'une et l'autre rive de l'océan? »

Partage avec l'Angleterre?

« Je dois honnêtement le dire, je redoute notre propre pouvoir, notre propre ambition ; je redoute que nous ne devenions trop redoutables, » écrivait Edmund Burke en 1793.

 « Ne sommes-nous pas des hommes? Et, comme tels, avides de nous grandir? Et déjà ne sommes-nous pas montés à un degré qui appelle l'envie et, pour un peu, exciterait la haine? Voici que nous avons presque le mono­pole du commerce mondial. C'est une chose prodigieuse que notre empire des Indes. » .

 Le grand poursuivait : « Si nous en venions à ce point de maîtrise de la mer qui ferait dépendre le commerce de toutes les nations de notre bon vouloir, nous aurions beau protester que jamais nous n'abuserions de cette puissance inouïe. On ne nous croirait pas. Et, tôt ou tard, un tel état de choses dresserait con nous une coalition sous le poids de laquelle nous pourri bien périr. »

 Cette maîtrise de la mer permit à l'Angleterre d'abattre Napoléon.

 Un siècle plus tard, l'avantage que l'Angleterre retirait de sa flotté était plus considérable encore. Les industries qui avaient pris entre temps un immense développement, telles que l'industrie cotonnière, l'industrie chimique, l'industrie électrique, l'industrie automobile, l’industrie aéronautique, étaient toutes basées sur des apports d'outre-mer. De ce fait, la puissance maritime britannique revêtait au vingtième siècle une importance stratégique sans précédent, capable qu'elle était de couper à ses ennemis tout accès aux matières premières.

 Adolf Hitler, à l'époque où il écrivait Mein Kampf, reprochait aux dirigeants allemands « wilhelminien d'avoir précipité l'Allemagne dans un conflit avec une puissance si redoutable.

   « Pour se concilier les bonnes grâces de l'Angleterre aucun sacrifice ne devait être trop grand. Il fallait renoncer aux colonies et à la puissance maritime et épargner toute concurrence à l'industrie britannique, » lit-on dans Mein Kampf.

 Le chancelier resta fidèle à cette politique. L'ambassadeur britannique en témoigne lui-même. Rapportant son dernier entretien avec le Führer, le 29 août 1939, sir Neville Henderson écrit en effet :

« L'entrevue se termina par une harangue brève selon moi, parfaitement sincère, de M. Hitler sur la réalité de ses efforts pour se concilier l'amitié de la Grande-Bre­tagne, sur son respect pour l'Empire britannique et sa, sympathie pour les Anglais en général. »

 Comment expliquer l'attitude d'Hitler, formulée dans Mein Kampf, cautionnée par l'ambassadeur d'Angle­terre?

 Ne faut-il pas qu'un grand pays industriel fasse venir, ses matières premières du dehors? Le progrès technique n'a-t-il pas consisté précisément dans l'emploi de plus en plus large de matières qu'on va chercher au loin?

 L'industrie automobile et aéronautique par exempte n'ont-elles pas nécessité des importations croissantes de pétrole, de caoutchouc, de bauxite?

 Pour solder ces achats, n'est-il pas nécessaire que le pays industriel exporte ses produits fabriqués? Ce double courant commercial, n'est-ce pas à lui de l'organiser plutôt qu'aux pays encore ruraux avec lesquels il commerce? Est-ce que cela ne suppose pas l'octroi de crédits internationaux, la recherche de placements extérieurs?

Cette politique d'expansion industrielle et financière, le IIIe Reich pouvait-il y renoncer?

 Non pas. Il aurait fallu pour cela renoncer à l'industrie elle-même, ce qui n'entrait nullement dans le programme nazi.

 Mais cette expansion ne pouvait-elle être dirigée et res­serrée dans un certain secteur géographique?

 Cette idée ne pouvait venir aux politiques d'avant 1914, Les économistes érigeaient alors en principe la pratique anglaise consistant à tirer les matières premières de tous les points du globe. Personne en Allemagne ne s'arrêtait à considérer que le commerce allemand et que le commerce anglais se trouvaient de natures fort différentes puisque l'Ile britannique expédiait hors d'Europe les deux tiers de ses exportations alors que l'Allemagne vendait en Europe les trois quarts des siennes. N'y aurait-il pas eu lieu d'accentuer la tendance du commerce allemand vers l'Europe en invitant l'Angleterre à se tourner de plus en plus vers l’outre-mer?

On ne songea guère alors à ce partage. Mais, durant la Grande Guerre, l'Allemagne, subissant le blocus britan­nique, dut apprendre à satisfaire ses besoins au moyen des seules ressources de l'Europe centrale et orientale. Et il se trouva des économistes pour fonder sur cette expérience une doctrine, pour recommander que l'Allemagne, au lieu de chercher par toute la sphère terrestre ses matières pre­mières, les tirât entièrement de son voisinage, d'une zone d'influence économique qu'elle se réserverait en Europe.

 Dès le mois d'août 1915, Friedrich Naumann lançait l'idée d'une Mitteleuropa économique, dans un livre qui eut un immense succès. L'année suivante, Jackh consta­tait que l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie, la Bulgarie, la Turquie, alliées, formaient déjà un ensemble économique où l'industrie allemande puisait ses matières premières et qu'elle fournissait en produits fabriqués.

 En 1917, la Russie et la Roumanie étaient vaincues. La Roumanie entrait dans l'espace économique allemand. Il en était de même des pays baltiques et de l'Ukraine.

 Plus importantes que les écrits des publicistes sont les instructions de Ludendorff, dont la correspondance témoigne qu'il songeait à organiser tout l'Est européen, ouvert par les armes allemandes, en réserve de matières premières pour l'industrie germanique.

 Si ces vastes vues s'étaient réalisées, l'Allemagne se fût trouvée dans une situation économique semblable, non pas à celle de l'Angleterre qui approvisionne son industrie par des arrivages venant de toutes les parties du monde, mais à celle des États-Unis, qui trouvent dans leur propre espace politique à peu près tout ce qui leur est nécessaire.

 Un équivalent européen des Etats-Unis.

Dans un autre ouvrage (La crise du capitalisme européen), j'ai défini les Etats-Unis comme constitués au point de vue économique par la juxtaposition de trois contrées. Huit de ces États forment un bloc indus­triel d'un tiers plus grand et d'un quart plus peuplé que la France. A l'ouest et au sud de ce bloc industriel s'étendent deux vastes « colonies », fournisseuses de produits alimen­taires et de matières premières. Ainsi l'on peut dire de l'Amérique industrialisée, qu'elle a ses dépendances éco­nomiques politiquement agrégées à son propre corps.

Cet exemple a frappé les observateurs allemands. Et ils sont imaginé les voisins orientaux et méridionaux de l'Allemagne jouant pour elle le même rôle que les champs de blé du Middlewest et les champs de coton du Sud pour les Etats-Unis. Cette politique a été perdue de vue sous la République de Weimar. A cette époque, l'Allemagne a subi l'influence intellectuelle de l'Angleterre et des États-Unis, qui lui fournissaient, non pas seulement des capitaux, mais aussi des idées. On admettait alors à Berlin, comme à Londres et à New York, qu'il n'y a pas d'autre économie possible que celle du marché mondial.

La théorie du marché mondial est inspirée par la pra­tique anglaise. Comme nous l'avons dit déjà, les produc­teurs de matières premières industrielles et de denrées ali­mentaires du monde entier envoient les échantillons de leurs produits à Londres, où se rendent aussi les représentants des industries acheteuses. Par la comparaison des quantités offertes et demandées, se forme « le prix du marché », élevé ou bas, selon que l'afflux des marchandises

semblables provenant de toutes les parties du monde est excessif ou insuffisant.

C'est en observant cette pratique que les économistes ont formulé leurs « lois du marché ».

Durant la période 1924-1931, où elle est alimentée en ressources financières par les banques anglaises et américaines, l'Allemagne n'imagine point d'autre économie que celle-là. Mais, brusquement privée de devises en 1931, lui faut approvisionner son industrie par d'autres moyen Et c'est alors qu'elle oppose à l'économie du marché mondial, l'économie en circuit.

 Si elle peut l'organiser, c'est parce que les producteurs de matières premières, à ce moment précis, souffrent d'une grave mévente de leurs produits. Berlin alors leur tient ce langage : « Vous, producteurs de laine, vous, producteurs de pétrole, vous subissez, en offrant vos produits sur le marché mondial, les fluctuations subites et profondes de prix qui le caractérisent. Votre rémunération ne dépend pas de votre effort, des capitaux que vous avez investis, elle dépend des variations générales de l'offre et de la demande. Ainsi, les producteurs de blé hongrois peuvent voir leurs recettes s'effondrer parce que la récolte aura été trop forte en Amérique. Nous vous proposons de mettre fin à cette incertitude. Nous, Allemands, avons besoin d'une certaine quantité de matières premières, d'une certaine quantité de produits alimentaires. Nous sommes disposés à les acquérir à des prix fixes. Vous connaîtrez désormais une stabilité que vous n'osiez espérer. »

L'Allemagne achète effectivement, à prix fixes, et pour un nombre d'années données, telle quantité de laine d’Afrique du Sud, telle quantité de graines de soja de Mandchourie, telle quantité de tabac turc, telle quantité de pétrole roumain. Voilà les producteurs de ces pays assurés d'écouler cette partie de leurs marchandises à un prix sur lequel ils peuvent tabler. En contrepartie, ces mêmes pays sont acheteurs à des prix également fixes, et pour le nombre d'années, de certains produits de l'industrie allemande, de sorte que les industriels, eux aussi, peuvent tabler sur quelque chose de concret. Dans ces contrats, les dirigeants de l'économie allemande s'appliquent à nouer dès liens surtout avec les pays géographiquement les plus proches.

De cette grande politique, les observateurs français et anglais ne virent d'abord qu'un petit aspect : la pénétra­tion, allemande dans le bassin danubien. Ils ne comprirent pas que l'écroulement de l'économie mondiale, dont Londres, puis Londres et New York, avaient été les régulateurs, poussait l'Allemagne et ses voisins orientaux à constituer un empire économique fonctionnant sur des bases nou­velles.

Ils ne mesurèrent pas l'attrait que pouvaient exercer ces pratiques sur des pays producteurs de matières premières, gravement atteints par la mévente de ces produits.

Je me souviens d'avoir conduit chez un de nos grands dirigeants économiques, acharné partisan de l'économie orthodoxe, le représentant d'un pays balkanique qui vou­lait alors desserrer ses liens avec l'Allemagne. Le Balka­nique exposa qu'il fallait lui assurer une sécurité économique équivalente à celle qu'il trouvait dans ses échanges avec l'Allemagne. Il montra l'Allemagne abonnée à l'achat d'une certaine quantité de tabac, moyennant une somme déterminée. Là-dessus l'Orthodoxe haussa les épaules et dit qu'en se retournant vers la France et l'Angleterre le, pays en question trouverait des acheteurs, mais que les quantités prises et les prix accordés dépendraient de l'état du marché mondial. Sur quoi le Balkanique se retira con­vaincu qu'il n'y avait rien à faire pour lui.

C'est l'impuissance des grands États capitalistes occidentaux à stabiliser la condition des producteurs de matières premières qui a fait le prestige économique de l'Allemagne dans les années d'avant-guerre. Ainsi, un nombre croissant de pays renonçaient à faire passer leur commerce par l'antique carrefour de Londres, où la circulation, si l'on me permet cette figure, était insuffisamment ordonnée.

S'agissant des pays voisins de l'Allemagne, leur crois­sante dépendance économique à l'égard de Berlin consti­tuait pour la puissance germanique un atout politique.

Ainsi se dessinait la constitution d'un grand secteur autarchique, s'étendant du Rhin au Pacifique, et à l’intérieur duquel les échanges s'opéreraient par compensation.

A cela, Londres, New York et Paris devaient ou se résigner ou porter remède. Le remède, c'eût été la fourniture d'assez de devises à l'Allemagne pour la mettre en mesure de revenir aux pratiques du marché mondial, et d'autre part l'octroi d'une sécurité économique aux pays producteurs de matières premières.

Mais on ne sut ni accepter le fait, ni entreprendre la cure.

Bertrand De Jouvenel

(Sources : B. De Jouvenel-Après la défaite-librairie Plon-1941)


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