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«Le vrai courage consiste à vivre quand il est juste de vivre, à mourir quand il est juste de mourir» déclare le premier article du Code du samouraï. L'histoire des samouraï remonte bien loin dans le temps, à l'époque guerrière où ils étaient les gardes des grands féodaux. Et déjà leur vie était réglée par le très strict bushido. Qu'en est-il dans le Japon aujourd’hui? Existe-t-il des samouraï des temps modernes ?

Il arrive qu'en Inde, au cours d'une conversation, on découvre que l'interlocuteur appartient à la plus haute des castes : celle des brahmanes, ou qu'en France, la carte de visite gravée, au nom assorti d'une particule, d'un banquier ou d'un haut fonctionnaire trahisse, ou plutôt proclame, sa naissance dans la noblesse. Au Japon, il est infiniment plus difficile d'identifier le samouraï ; dans la mesure où l'on se trouve devant cet insoluble dilemme : a-t-il totalement disparu, ou bien tous les Japonais sont-ils devenus des samouraï ?

En observant le comportement individuel et collectif des Nippons au cours des trente-cinq dernières années, on est tenté de répondre par la seconde hypothèse, tant, chez ce peuple, la tradition nationale est inséparable de la règle de vie. Si chacun se plie aux rites de la tradition, on pourrait dire que le samouraï des temps modernes, de la fin du XXe siècle, est le Japonais qui s'impose le plus haut Giri. Le Giri, c'est la notion de devoir, de droiture, le code moral. Chaque classe de la population a son Giri, qui codifie l'honneur personnel de chacun. Plus on s'élève dans la hiérarchie sociale, dominée par la classe des samouraï, et plus le Giri est exigeant. Dans ces conditions, tout homme de l'empire du Soleil-Levant peut accéder à la «qualité» de samouraï, pour peu qu'il en ait le courage, la constance, la force morale. Tout homme peut ainsi recueillir, à sa façon, une part de l'héritage de l'une des chevaleries les plus fascinantes du monde. Mais le samouraï ne peut se comprendre qu'au prix d'un bref rappel de son évolution historique.

Comme l'Europe, le Japon a son époque médiévale. Elle dure jusqu'à l'aube du XVIIIe siècle et elle est marquée par des guerres incessantes : contre les Aïnou, ou barbares du Nord, auxquels les seigneurs japonais arrachent la partie septentrionale de l'archipel ; entre eux, par la suite, afin de s'assurer la primauté sur leurs voisins. A ce compte, et comme en Europe, la société japonaise est dominée par la classe sociale qui détient et exerce la force, celle des militaires. Les grands féodaux, ou daïmio, se partagent le pouvoir, appuyés sur leur «clientèle» militaire, leurs vassaux, les samouraï, littéralement les «gardes».

S'ils sont bien loin de nos soudards occidentaux, s'ils sont soumis à une discipline et à une éthique conformes au tempérament du peuple japonais, les samouraï, tout en observant une sorte de code particulier, le bushido (de bushi, guerrier, et de do, voie ou morale), n'en vivent pas moins du produit de leur industrie, c'est-à-dire du partage des dépouilles de l'ennemi.

En 1603, Tokugawa leyasu devient sei-i-tai-shogun, c'est-à-dire dictateur militaire et établit sa capitale à Edo, qui donne son nom à l'époque qui se prolonge jusqu'à 1868. Mais en apportant au Japon l'unité nationale et la paix intérieure, il met, par voie de conséquence, la caste des samouraï au chômage. Et la réaction est étrange. Certains samouraï se reconvertissent dans l'agriculture, le commerce, l'armement maritime. D'autres demeurent des rônin, ou samouraï sans emploi. La majorité d'entre eux deviennent fonctionnaires, mais tous marquent la détermination de conserver l'esprit de leur caste, et c'est l'apparition du bushido réformé, sorte de philosophie née à la fois du shinto, du bouddhisme et du zen, à l'égard de laquelle le samouraï se montre d'autant plus sourcilleux qu'il sent bien que la paix et le désœuvrement, du point de vue militaire, le menacent d'un laxisme destructeur.

A quel moment est-il juste de mourir ?

Le bushido, ou Giri du samouraï, est inséparable de l'idée de mort, dans la mesure où elle est l'accomplissement de la vie. Le samouraï doit protéger sa vie - et celle des autres - tant qu'elle est utile, et se préparer à mourir à tout moment. Le premier article du code du samouraï tel que le rappelle Michel Random, déclare que «le vrai courage consiste à vivre quand il est juste de vivre, à mourir quand il est juste de mourir».

Mais le vrai courage consiste aussi à décider de l'instant où il est juste de mourir, et à pratiquer le sheppuku, que le langage populaire appelle aussi hara-kiri. Il consiste pour le samouraï, au terme d'un rituel compliqué, à s'ouvrir le ventre à l'aide du plus petit de ses deux sabres, le wakizashi, tandis que derrière lui se tient son meilleur ami, armé du second sabre, le katana, prêt à lui trancher la tête sitôt le geste fatal accompli.

Mais à quel moment cesse-t-il d'être juste de vivre ? Par exemple, lorsque le maître auquel on a voué sa vie n'est plus. La mort d'un grand daïmio est généralement suivie du suicide de certains de ses samouraï, devenus rônin (sans emploi) et rien n'est plus émouvant que l'histoire des quarante-sept rônin, une des chansons de geste les plus populaires du Japon. Elle remonte à 1701. Cette année-là, le shogoun Tokugawa Tsunayoshi avait condamné à mort un de ses grands daïmio, Asano Naganori, coupable d'avoir blessé au cours d'une altercation le maître du protocole shogounal, Kira Yoshihisa. Asano était alors âgé de trente-six ans. Il écrivit un poème d'adieu et, sans broncher, se fit hara-kiri.

Il laissait, outre une famille éplorée, des guerriers désormais sans suzerain. L'un d'eux, Oishi Kuranosuke, décida de venger le maître défunt et réunit dans ce but quarante-six camarades également déterminés. Mais Kira, le responsable de la mort d'Asano, se méfiait. Dans sa position de maître du protocole, il faisait surveiller étroitement les rônin de son ennemi. Ceux-là, pour donner le change, se mirent à mener joyeuse vie, à s'enivrer, à fréquenter les geishas, et à se conduire comme des gens qui ne se souciaient nullement du souvenir de leur maître.

La vigilance de Kira enfin endormie, ils attaquèrent tous ensemble sa demeure, l'occirent, le décapitèrent, et s'en furent déposer sa tête, enveloppée dans un linge blanc, dans le temple de Sengakuji, où était enseveli Asano, y joignant le sabre qui l'avait tranchée et une lettre exposant leur action. Là-dessus, ils se constituèrent prisonniers.

Bien qu'admirant leur fidélité, le shogoun ne pouvait qu'appliquer la loi et les condamner au sheppuku, que les quarante-sept rônin pratiquèrent tous ensemble et sans faiblesse. Ils furent inhumés à côté de leur maître et ont pris place parmi les héros les plus vénérés du Japon. Leurs tombes, de nos jours, sont toujours fleuries. Ils ont inspiré d'innombrables poèmes, chansons, et pièces de théâtre.

Hara-kiri en 1972

Le sheppuku est également une façon de protester ou de partager le poids d'une faute. Des samouraï le pratiquaient pour reprocher à leur maître une injustice. De nombreux notables se sont immolés en 1945, lors de la reddition du Japon, devant le palais impérial et, plus près de nous, ainsi que la presse l'a largement diffusé, l'écrivain Mishima Yukio s'ouvrait le ventre en 1972 pour protester contre l'évolution de son pays.

 

mishima

 

Selon le bushido ancien, le guerrier n'était rien d'autre qu'un combattant qui consacrait sa vie à son entraînement militaire. Dans le bushido réformé, qui laissait plus de loisirs au samouraï, l’art militaire s'imprégnait de symbolisme et d'esthétique, et la culture devenait un des éléments déterminants de sa formation. «Un samouraï qui ne serait que fort n'est pas admissible», précise le code. «Sans parler de la nécessité des études scientifiques, il faut qu'il profite de ses loisirs pour s'exercer à la poésie et comprendre la cérémonie du thé.»

Ainsi, pendant la période d'Edo, les samouraï s'imposent-ils comme les leaders de la société japonaise, au point qu'en 1868, ce sont eux qui prennent la tête de la révolution Meiji parce qu'ils prennent conscience du fait que le Japon est condamné, s'il reste à l'écart de l'évolution politique et industrielle du monde occidental. C'est en quelque sorte la nuit du 4 août, l'abolition des privilèges et le sheppuku de leur caste. En 1874, ils renoncent à se raser le devant de la tête et à ramener en chignon sur le dessus du crâne le reste de leur chevelure. En 1876, ils acceptent l'interdiction du port de leurs deux sabres, insignes de leur rang. Mais paradoxalement, le bushido se répand dans le peuple tout entier avec le service militaire obligatoire qui fait de chaque citoyen un soldat, puis un ancien soldat, affilié à une association régimentaire. Et rien ne l'exprime mieux que le sacrifice des kamikazes, à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Le bushido moderne est plus vivant que jamais. On peut dire qu'il a pris un essor mondial avec les arts martiaux que pratiquent un grand nombre d'Occidentaux. Mais ces derniers, s'ils parviennent à une perfection technique qui a permis à un Français de devenir champion du monde de judo en battant ses adversaires japonais, ne peuvent sans doute pas accéder, sauf très rares exceptions, à l'esprit dans lequel on les pratique dans l'archipel. Michel Random, grand spécialiste de ces questions, cite les pensées du maître Anzawa, grand maître de la «voie» du tir à l'arc : «Le tir doit revêtir une forme sage et profonde, grande et suprême. L'expression naturelle de soi-même par le tir doit être la réalisation de l'unité des trois principes : le vrai, le bien, le beau. Si vous voulez vivre dans l'accord du ciel et de la terre, qui est la voie du tir, ne cherchez pas à atteindre le but. Ne recherchez pas le plaisir du but. Prenez le chemin de l'union entre l'âme et le corps. »

Remonter le temps

A la fin du siècle dernier, afin de marquer la détermination du Japon d'entrer dans le concert des nations modernes, l'enseignement et la pratique du bushido étaient interdits et les contrevenants frappés de lourdes peines. Pour le Nippon d'aujourd'hui, c'est au contraire un moyen de revenir aux sources, de retenir son identité dans le grand tourbillon nivellateur du progrès technologique et de la société de consommation. De même qu'il abandonne, en rentrant chez lui, ses vêtements occidentaux pour revêtir le confortable kimono, il lui arrive de remonter le temps, et de retrouver, sous la direction de maîtres à la sagesse universellement reconnue, les gestes traditionnels des samouraï de jadis.

Pour certains, il ne s'agit sans doute que de la pratique d'un sport national. Pour un plus petit nombre, c'est une recherche exigeante de l'esprit ancestral. Ainsi se reconstitue la hiérarchie du Giri. Au sommet, il imprègne la vie tout entière, donnant un sens à chacun des gestes quotidiens. Et lorsqu'un ingénieur, ou un médecin, revêt l'équipement de l'archer à cheval, la robe marron du tireur de sabre, ou encore la cuirasse et le masque du kendo, cet art du bâton, il ne s'agit nullement d'une manifestation purement folklorique. C'est l'expression physique, extérieure, de son entraînement, l'autre aspect, le plus important, se situant dans la méditation qui transcende ses jours et lui donne cette maîtrise de soi qui était celle du vrai samouraï, lui conférant l'ascendant reconnu et accepté de sa caste sur les autres.

L'histoire du samouraï et des quatre mouches illustre cette situation. Un samouraï s'est arrêté pour se restaurer dans une auberge et autour de son assiette, volent quatre mouches qui l'importunent. Mais le samouraï ne semble pas les voir et dîne en silence. Arrivent trois rônin, en quête de quelque mauvais coup. Le samouraï est richement équipé. Il est seul contre trois. Il suffit de le provoquer en duel et de le tuer pour le dépouiller. Les trois hommes multiplient à haute voix les allusions malsonnantes sans provoquer la moindre réaction. Ils passent alors aux insultes et aux quolibets, mais, admirablement maître de soi, le samouraï ne semble même pas s'aviser de leur présence. Les trois rônin vont alors passer aux actes, lorsque leur victime désignée, ayant terminé son repas, pose tranquillement ses baguettes et, en quatre gestes rapides comme l'éclair, attrape au vol les quatre mouches et les dépose délicatement dans son écuelle, avant de se lever.

Alors, les trois malfaiteurs, ayant mesuré non seulement le sang-froid du samouraï mais aussi la maîtrise de ses mouvements, prennent la fuite sans plus insister.

Pour l'esprit occidental, la spiritualité nippone est difficilement accessible. Elle conditionne étroitement le comportement d'un être qui, individuellement, nous fascine, et collectivement nous inquiète. Le Japonais d'aujourd'hui est l'héritier, et le produit, de quinze siècles d'une civilisation originale et fermée, puisque le Japon moderne n'a que tout juste cent ans. Le bushido des samouraï a joué un rôle essentiel dans la formation de sa personnalité. Malgré les objectifs ambitieux que la nation s'est assignée pour la fin du siècle en matière de croissance industrielle, le samouraï de l'époque Édo continuera sans doute de vivre au plus profond d'elle-même et de lui fixer le cadre précis et immuable de son développement.

Jérôme Brisset

Sources : Histoire magazine – N° 13, 1981.

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