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Les paysans en Normandie entre les VIIe et XIe siècle

 

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Gui,_archevêque_de_Rouen,_traitant_avec_Rollon

 

Avant l’installation des Normands, le territoire, d’abord partie de la Neustrie, qui deviendra la Normandie n’avait pas encore de véritable identité propre. Il s’agissait d’une région marquée par une succession de peuples celtes, latins, saxons et francs, sans qu’aucune identité régionale indéfectible ne s’y constitue. Cette absence de cohésion géographique était accentuée par la vallée de la Seine, qui formait une rupture naturelle, une sorte de frontière interne. Ce n’est qu’en 911, avec l’installation du chef viking Rollon à la suite du traité de Saint-Clair-sur-Epte obtenu du roi Charles III, dit le Simple (893-923), que la Normandie prit véritablement forme en tant qu’entité historique pérenne.

 

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Statue de Rollon, à Rouen, par Arsène Letellier (jardins de l’Hôtel de Ville) qui a subi des dégradations à plusieurs reprises (index amputé, socle tagué, épée brisée)

 

L’étude de la société paysanne médiévale est rendue difficile par le manque de sources écrites. Contrairement aux groupes dominants, tels que la noblesse et le clergé, les paysans sont moins visibles dans les archives1. Ce sont essentiellement des cultivateurs de subsistances, dont les pratiques agricoles varient en fonction des ressources locales. Il est donc complexe de diviser et de décrire ces communautés de manière uniforme.

Les paysans et les esclaves ont longtemps été perçus comme les populations les plus dépendantes du Moyen Âge. Si l’esclavage en Angleterre a fait l’objet d’études approfondies, celui de la Normandie reste largement méconnu, en raison du faible nombre de sources disponibles avant l’an 1000. L’historien médiéval Marc Bloch (1886-1944) avançait l’idée que les comtes et ducs normands avaient rapidement adopté les coutumes franques du vassalage et du fief au sein des élites, suggérant ainsi l’émergence progressive d’une société féodale dès l’installation de Rollon et de ses partisans. Néanmoins, Bloch soutenait également que la Normandie était relativement exempte de servage. Pourtant, l’analyse des chartes et des donations foncières met en évidence le rôle central de l’Église en tant que grand propriétaire terrien, exerçant une influence considérable sur les paysans, y compris ceux en situation de dépendance. La question de l’évolution féodale et de la violence comme outil de contrôle social est essentielle pour comprendre la condition paysanne en Normandie. L’usage de la contrainte par les seigneurs pour asseoir leur domination sur les individus de bas statut doit être replacé dans le contexte de la transformation des structures sociales. Toutefois, les mentions explicites de l’esclavage en Normandie sont rares.

L’un des rares témoignages sur ce sujet provient du poème Moriuht de Warner de Rouen, souvent étudié davantage pour ses aspects littéraires que pour ses indications sur la servitude2. Les études sur la Normandie du haut Moyen Âge ont connu une évolution importante. En 1967, Michel Nortier relevait que la bibliographie normande était marquée par un déséquilibre : alors que les historiens anglais publiaient plusieurs études approfondies, les travaux français étaient davantage issus de publications collectives de nature plus sommaire.

Depuis, la connaissance de la période s’est enrichie grâce à la publication et à la réédition de nombreuses sources écrites, permettant d’affiner notre compréhension des structures sociales et économiques de la région. L’organisation sociale et économique de la Normandie avant 1066 reste un champ d’étude complexe, en raison du manque de sources directes sur les paysans et les individus de statut inférieur. Si la féodalité normande s’est construite sur les bases franques du vassalage et du fief, la place du servage et de la dépendance paysanne mérite encore d’être approfondie. De nouvelles analyses des documents existants et la découverte éventuelle de nouvelles sources permettront d’affiner notre compréhension de cette période charnière3.

Commençons par évoquer le monastère de Saint-Wandrille, situé dans la vallée de la Seine en Normandie au début du VIIe siècle. Cet établissement religieux est consigné avec des détails remarquables dans les registres de ses premières années, offrant ainsi un aperçu précieux sur la vie monastique et son interaction avec le monde rural environnant.

Fondée en 649 sur ordre du roi Dagobert Ier, dernier grand souverain mérovingien, l’abbaye de Fontenelle (actuelle Saint-Wandrille) s’élève sur la rive droite de la Seine, symbole d’un monachisme en plein essor sous l’impulsion des élites franques. Son fondateur, Wandrille, ancien comte du palais converti à la vie religieuse, incarne cette alliance entre pouvoir royal et spiritualité ascétique. Implantée dans un paysage densément boisé, aux confins de la forêt de Bretonne, l’abbaye matérialise le modèle bénédictin d’autosuffisance : les moines, par un défrichement méthodique, transforment la wilderness (espace de territoire sauvage) en terroir organisé, où la vigne voisine avec les cultures céréalières et les pâturages. Les bâtiments conventuels, novateurs pour l’époque, mêlent austérité et technicité – les dortoirs en pierre, dotés de fenêtres vitrées dès le début du IXᵉ siècle, témoignent d’un souci rare de confort et de luminosité. Sous l’abbatiat de Guise (806-818), un ambitieux portique à colonnades vient magnifier l’entrée du complexe, reflet de la renaissance carolingienne. L’empereur Charlemagne, reconnaissant de son influence spirituelle, octroie à l’abbaye un privilège exceptionnel : la gestion des douanes sur tout le littoral nord de l’Empire, faisant d’elle un acteur clé des échanges maritimes. Ce statut attire une foule bigarrée – pèlerins en route vers Rome, marchands frisons, lettrés copiant les manuscrits antiques –, créant autour des murs monastiques une véritable économie de la sacredité4.

 

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A quelques lieues de là, l’abbaye de Jumièges, fondée en 654 par saint Philibert sur des terres offertes par la reine des Francs épouse de Clovis II, Bathilde (626-680), connaît un destin parallèle mais tumultueux : pillée par les Vikings en 851, elle renaît sous l’égide du duc Guillaume Longue-Épée (927-942), fils de Rollon, qui y voit un bastion de légitimité face aux incursions scandinaves.

L’inventaire méticuleux dressé en 829 par l’abbé Hilduin de Saint-Germain-des-Prés dévoile l’ampleur de son domaine Supra Amar (rive sud de la Seine), incluant non seulement des terres arables et des moulins, mais aussi un cheptel imposant et des ateliers artisanaux. Les redevances en nature – moutons, porcs, peaux de volaille – illustrent une économie domaniale sophistiquée, où chaque tenancier, libre ou serf, contribue selon son statut à la prospérité collective. Les raids normands du IXᵉ siècle, cependant, ébranlent ce fragile équilibre : les moines, contraints de fuir avec leurs reliques, laissent derrière eux des terres en friche et des villages désertés.

 

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La reconstruction progressive s’accompagne d’une réorganisation radicale du foncier : les abbayes accumulent par donations royales des villages entiers (Caudebec, Duclair), administrés via un système hiérarchisé de métayers et d’intendants. Les contrats de bail, rédigés en latin avec une précision juridique remarquable, distinguent les coloni (tenanciers libres) des servi (attachés à la glèbe), tout en prévoyant des clauses pour les veuves ou les récoltes déficitaires. Cette structuration sociale, longtemps perçue comme un modèle uniforme de « seigneurie monastique », est aujourd’hui nuancée par les historiens : les fouilles archéologiques révèlent en Normandie une mosaïque de micropropriétés et de droits d’usage concurrents, où coexistent résidences aristocratiques, fermes monastiques et communaux villageois. Ainsi, si les grandes abbayes apparaissent comme des pôles de centralisation féodale, leur emprise réelle sur le territoire reste tributaire de négociations permanentes avec les communautés locales, entre héritage romain de la villa et innovations médiévales de la réserve seigneuriale.

À la fin du VIIIᵉ siècle, le paysage politique et foncier de la Francie occidentale connaît une mutation profonde. Alors que les grands domaines monastiques, héritiers du système de la villa romaine, dominent encore l’économie rurale, une fragmentation progressive des propriétés émerge. Les élites laïques – comtes comme saint Landry à Paris ou seigneurs régionaux – renforcent leur emprise sur les terres, transformant les villages en microcosmes politiques autonomes. Le prévôt, nommé par le comte, incarne ce pouvoir décentralisé : il lève l’impôt, préside les plaids locaux et administre la justice, souvent depuis une église paroissiale. Ces édifices religieux, qu’ils soient épiscopaux (comme à Rouen) ou privés (fondés par des aristocrates), deviennent des pivots sociaux : à Vicq, dès 800, deux églises structurent la vie communautaire, accueillant marchés et serments féodaux. Cette dynamique, toutefois, ne résiste pas au choc des invasions normandes qui éclatent au siècle suivant5.

Le IXᵉ siècle marque un tournant tragique. Les raids vikings, perçus comme une « contre-croisade » païenne visant les richesses sacrées des monastères, exploitent les failles d’un empire carolingien affaibli. Dès 800, Charlemagne, déjà engagé dans la sanglante conquête saxonne, redoute les Danois : il fortifie les côtes de la Manche et tente de contrôler l’Elbe. Mais à sa mort en 814, les guerres civiles entre les fils de Louis le Pieux – culminant avec la bataille de Fontenoy (841) – déchirent la Francie. L’autorité centrale s’effrite, rendant toute défense coordonnée impossible. Les Normands, habiles stratèges, frappent dès 820 dans la Manche, puis s’enhardissent : en 841, les abbayes de Jumièges et de Fontenelle sont réduites en cendres ; en 845, Ragnar Lodbrok remonte la Seine jusqu’à Paris. Le sac de Narbonne en 859 et le siège de Paris (885-887), décrit par l’archevêque Hincmar de Reims, symbolisent cette terreur : « Entre Paris et Reims, nul lieu n’est sûr hormis la demeure des chrétiens. Les païens profanent les reliques, brûlent les granges et emmènent les enfants comme esclaves. » Ces attaques ciblent délibérément les sanctuaires vénérés – Saint- Philibert-de-Grandlieu, Saint-Martin de Tours –, car leur pillage offre butin et rupture symbolique avec l’ordre chrétien.

 

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Ces invasions trouvent un terrain propice dans les fractures du siècle précédent. Dès le règne de Pépin le Bref (751-768), la multiplication des petits propriétaires fonciers – souvent d’origine étrangère, comme les marchands frisons implantés en Normandie – complexifie les structures agraires. Le modèle domanial centralisé cède peu à peu la place à un patchwork de micropropriétés, où coexistent alleux libres, tenures serviles et réserves seigneuriales. Cette fragmentation, visible dans les polyptyques de l’abbé Irminon, renforce le rôle politique des villages : les centaines (circonscriptions rurales) deviennent des arènes où s’affrontent l’autorité comtale, les intérêts monastiques et les solidarités paysannes. À Saint-Landry, près de Paris, le comte exerce un pouvoir quasi souverain : il nomme les juges, perçoit les tonlieux et mobilise la levée en cas de raids. Les églises rurales, comme celle de Vicq dotée d’un mallo (tribunal), incarnent cette hybridité : lieux de culte, mais aussi centres administratifs où se négocient les baux entre serfs et seigneurs. Ce système, pourtant, montre ses limites face aux crises : les famines des années 790 et les révoltes paysannes (comme celle des Stellinga en Saxe) préfigurent l’effondrement du IXᵉ siècle. Ainsi, les invasions normandes n’achèvent pas un empire – elles révèlent les failles d’un édifice déjà fissuré par les rivalités dynastiques, la pression fiscale et la mutation silencieuse des campagnes.

Au cœur du IXᵉ siècle, l’Europe carolingienne, jadis unifiée sous le sceptre de Charlemagne, est ébranlée par une crise multiforme où se mêlent invasions vikings, fragmentation politique et mutations sociales profondes. Dès les années 810, alors que l’empereur vieillissant tente de consolider ses frontières face aux Saxons et aux Danois, les premiers raids scandinaves frappent les côtes de la Manche, préfigurant un déferlement de violence qui culminera avec le sac de Chartres en 857 – où l’évêque est massacré, les reliques profanées et la cathédrale réduite en cendres –, la destruction répétée de l’abbaye de Saint-Wandrille (incendiée en 756, puis en 858), et le siège de Paris par Ragnar Lodbrok en 845. Ces attaques, loin d’être de simples pillages, s’inscrivent dans une stratégie de terreur calculée : les Vikings, perçus comme des « païens en croisade inversée » par les chroniqueurs tel Hincmar de Reims, ciblent délibérément les sanctuaires chrétiens, symboles de la puissance carolingienne, exploitant les failles d’un empire déchiré par les guerres successorales après la mort de Louis le Pieux (840). La bataille de Fontenoy (841), conflit fratricide entre les petits-fils de Charlemagne, achève de paralyser toute défense coordonnée, permettant aux Normands de s’implanter durablement en Neustrie transformant leurs camps hivernaux (comme celui de Jeufosse sur la Seine) en bases permanentes d’où ils lancent des raids jusqu’en Aquitaine. 6

Dans ce contexte apocalyptique, les structures villageoises révèlent une étonnante résilience, comme en témoignent les chartes de l’abbaye neustrienne de Redon (fondée en 832) : loin du modèle domanial centralisé, ces communautés semi- autonomes organisent leur survie via des assemblées locales (mallus), où les paysans libres (liberi), réunis sous l’autorité d’un baiulus (juge expert), arbitrent les litiges fonciers, fixent les rotations culturales et mobilisent la levée en cas d’attaque. En Normandie, malgré la domination écrasante des abbayes comme Saint-Wandrille – dont les chartes désignent les tenanciers comme hospites (hôtes libres) plutôt que serfs, masquant une réalité socio-économique complexe –, les villages développent des solidarités pragmatiques : à Vicq, deux églises (l’une épiscopale, l’autre privée) servent de pivots à la fois cultuels et politiques, accueillant marchés, serments féodaux et redistribution des surplus agricoles. L’archéologie funéraire, notamment à Saint-Martin de Fontenay près de Caen, dévoile les fractures de ces sociétés rurales : les élites locales y sont inhumées dans des sarcophages de pierre ornés de fibules damasquinées – technique héritée de l’Orient byzantin – et d’armes cérémonielles, tandis que les sépultures paysannes, dépourvues de mobilier, trahissent une espérance de vie dépassant rarement 40 ans, marquée par la malnutrition (traces de cribra orbitalia7) et le travail harassant. Les nécropoles organisées autour d’églises rurales, comme Saint-Ouen de Périers-sur-le-Dan – bâtie sur les fondations d’une villa gallo-romaine –, (photo de son église ci-dessous) incarnent cette christianisation précoce autant qu’un contrôle seigneurial croissant sur les vivants et les morts, où chaque tombe matérialise le statut social du défunt. 8

 

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La hiérarchie villageoise, cependant, ne se résume pas à l’opposition binaire entre libres et non-libres : les polyptyques (ensemble pictural formé de plusieurs panneaux unis par des éléments de menuiserie, que ces panneaux soient fixes ou que plusieurs d’entre eux puissent se replier grâce à des charnières sur la partie centrale)de l’abbé Irminon (Saint-Germain-des-Prés, 829) révèlent une gradation subtile entre petits propriétaires (coloni), métayers endettés (accolae), et serfs (mancipia) attachés à la glèbe, tandis que les inventaires de Jumièges détaillent les redevances en nature (moutons, œufs, peaux) pesant sur chaque catégorie. Cette stratification s’accentue au Xᵉ siècle avec l’émergence d’une « aristocratie de la charrue » – paysans aisés comme le vilicus (intendant) de Saint-Wandrille, qui supervise les défrichements –, dont les descendants, à l’image de Richard Iᵉʳ de Normandie (933-996), s’élèveront au rang de seigneurs territoriaux. Les structures familiales, bien que majoritairement nucléaires (parents et enfants), intègrent des stratégies complexes : le mariage more danico – union temporaire tolérée par les élites scandinaves, dénoncée par Guillaume de Jumièges comme un concubinage déguisé – coexiste avec les pratiques franques, tandis que les femmes, souvent absentes des chartes, jouent un rôle clé dans la transmission patrimoniale – comme en témoigne le testament d’Ermentrude, veuve d’un miles normand, léguant en 950 des terres à l’abbaye de Montivilliers « pour le salut de [son] âme et de [ses] ancêtres païens ».

 

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L’archéologie des habitats, quant à elle, dessine un paysage rural en mutation : les villae gallo-romaines, comme celle de Saint-Martin de Mondeville, sont progressivement abandonnées au profit de fermes dispersées (mas), entourées de champs ouverts (openfields) et de pâturages collectifs. Les fouilles de Frénouville (Calvados) révèlent une population en croissance (+ 400 % entre le VIᵉ et IXᵉ siècle), mais frappée par des crises démographiques aiguës – mortalité infantile élevée, disparition des seniors –, tandis que les ateliers de potiers et de forgerons, actifs près des églises, attestent d’une économie de subsistance en voie de diversification. Enfin, l’étude des pratiques funéraires – comme les stèles gravées de symboles chrétiens et païens à Périers-sur-le-Dan – révèle une identité normande en construction, synthèse fragile entre héritage franc, innovations scandinaves et spiritualité monastique, où le piquet planté sur la tombe d’un notable symbolise autant sa richesse que son ancrage dans une communauté en quête de stabilité.9

La colonisation normande initiée par le duc Rollon à partir de 911 marque une rupture radicale dans l’organisation socio-politique de la région, instaurant un pouvoir centralisé sans équivalent en Europe médiévale. Contrairement aux autres principautés féodales, où une mosaïque de seigneurs intermédiaires fragmentait l’autorité, la Normandie de Rollon et de ses successeurs élimine ces échelons : les seniores (nobles locaux) prêtent directement serment au duc, qui détient un monopole absolu sur la haute justice, les nominations ecclésiastiques et la redistribution des terres confisquées aux élites franques. Cette verticalité du pouvoir, qualifiée de « féodalité clastique » par les chroniqueurs, permet au duc de contrôler intégralement le réseau abbatial (comme Saint-Ouen de Rouen ou Jumièges) et épiscopal, y plaçant des fidèles tels que l’évêque Guy de Rouen, tout en évitant l’émergence de dynasties rivales – une exception frappante dans un continent alors en proie à l’émiettement seigneurial. Cependant, cette centralisation ne va pas sans résistances : dès les années 930, des paysans du Sud de la Roumois (près de Rouen) s’organisent en coniurationes (associations jurées) pour défendre leurs droits coutumiers sur les forêts et les cours d’eau, menacés par les enclosures ducales. En 942, une assemblée de délégués ruraux tente même d’imposer des « lois nouvelles » limitant les corvées et les banalités, mais le duc Richard Iᵉʳ, soutenu par l’aristocratie franco-normande, écrase ce mouvement dans l’œuf sans effusion de sang, prouvant la précarité des libertés paysannes face à l’État ducal naissant.

Sur le plan agraire, Rollon opère un syncrétisme pragmatique : s’il introduit des tenures scandinaves (odelsrett, droit de propriété inaliénable) près du Mans pour satisfaire ses guerriers, il conserve majoritairement le système domanial carolingien, plus rentable fiscalement, avec ses villae organisées autour de réserves seigneuriales et de tenures paysannes (mansi). Cette hybridité se reflète dans l’urbanisme : à Rouen, cœur du pouvoir, les ducs financent des chapelles palatines (Saint-Étienne-le-Vieux) tout en développant des quartiers artisanaux (rue des Tonneliers), attirant marchands frisons et orfèvres anglo-saxons. Au Xᵉ siècle, cependant, l’aristocratie normande, d’abord tenue en laisse par les ducs, reprend son essor – les fouilles de Crèvecœur-en-Auge révèlent des donjons en pierre érigés dès les années 980 par des familles comme les Beaumont10. Les signes de tensions sociales se multiplient : en 996, des paysans du Pays de Caux, excédés par les prélèvements excessifs, incendient des granges seigneuriales, tandis que les chartes de l’abbaye de Fécamp mentionnent des « assemblées illicites » réclamant l’abolition des droits de gîte. Cette résistance, bien que sporadique, contraste avec le discours officiel d’un duché harmonieux. Enfin, l’expansion normande au XIᵉ siècle (Angleterre, Italie du Sud) s’explique en partie par cette pression interne : une aristocratie belliqueuse, privée de terres par le strict contrôle ducal, cherche ailleurs des opportunités, tandis que les ducs, de Guillaume Longue-Épée à Robert le Magnifique, instrumentalisent ces ambitions pour renforcer leur propre pouvoir, transformant la Normandie en laboratoire d’un État médiéval à la fois centralisé et conquérant, où l’Église – convertie en relais administratif – légitime une autorité sans partage.

 

L’an Mil

Après l’an mil, la Normandie connaît une mutation sociale profonde, marquée par la consolidation de la seigneurie banale et l’effacement progressif des distinctions entre paysans libres et non-libres, au profit d’un système où l’aristocratie renforce son emprise sur les hommes et les terres. Ce phénomène, observable à travers les archives de l’abbaye de la Trinité de Caen – fondée en 1066 par Guillaume le Conquérant et son épouse Mathilde de Flandre –, révèle une gestion pragmatique du servage : les moines normands, administrant des domaines des deux côtés de la Manche après la conquête de l’Angleterre, appliquent des statuts différenciés aux villani (tenanciers libres) et aux servi (serfs attachés à la glèbe), tout en homogénéisant les redevances (corvées, cens en nature) pour maximiser les profits. Les rôles de l’abbaye, compilés jusqu’au XIIIᵉ siècle, montrent comment les normes juridiques anglo-saxonnes, plus rigides sur le statut personnel, influencent les pratiques domaniales en Normandie, où la frontière entre liberté et servitude s’estompe au gré des besoins fiscaux. Cette évolution s’inscrit dans un contexte plus large de « révolution féodale », théorisée par Lucien Musset dès les années 1980 : selon l’historien, l’aristocratie normande connaît entre le Xᵉ et XIᵉ siècle un renouvellement radical, orchestré par les ducs pour briser les anciennes lignées carolingiennes (comme les Tosny ou les Beaumont) et promouvoir des homines novi (hommes nouveaux) issus du service armé ou ecclésiastique. Ces familles montantes – à l’image des Montgomery, dont Roger II devient comte de Shrewsbury après 1066 – reçoivent des terres dispersées géographiquement (en Cotentin, Bessin et Vexin), limitant ainsi leur autonomie tout en les liant à la cour ducale.11 Cette ingénierie sociale, doublée d’une mobilité permise par la guerre (participation aux raids en Angleterre) ou l’Église (accès aux évêchés réformés comme Bayeux sous Odon de Conteville), crée une noblesse hybride, à la fois guerrière et administrative, dont les stratégies matrimoniales (alliances avec l’aristocratie flamande ou angevine) et les pratiques patrimoniales (donations pro anima aux abbayes) consolident leur pouvoir.

Toutefois, cette ascension s’opère au détriment des communautés rurales : les paysans, qu’ils soient coloni libres théoriquement protégés par les coutumiers (comme le Très Ancien Coutumier de 1204) ou serfs dépendant des bans seigneuriaux (moulins, fours), voient leurs droits coutumiers sur les forêts et les communaux grignotés par l’extension des réserves domaniales. Les révoltes, comme celle des Rustici du pays de Caux en 996 contre les tonlieux abusifs, sont systématiquement écrasées par une coalition des ducs et des évêques – à l’image de l’archevêque Robert le Danois, qui excommunie les rebelles en 1024.

L’archéologie des habitats (étudiée à Saint-Pierre-sur-Dives) confirme cette paupérisation : les fermes paysannes du XIᵉ siècle, réduites à des masures en torchis, contrastent avec les aula (salles seigneuriales) en pierre des nouveaux châtelains, tandis que les nécropoles révèlent une mortalité infantile accrues (+30 % par rapport au IXᵉ siècle) et des carences alimentaires chroniques.12 Cette fracture sociale, cependant, n’empêche pas la Normandie de s’imposer comme un laboratoire de l’État médiéval : les ducs, s’appuyant sur un réseau de vicomtes (comme Néel de Saint-Sauveur dans le Cotentin) et de chapelains ducaux formés à l’école cathédrale de Rouen, centralisent la justice et l’impôt, préfigurant les institutions anglo-normandes. En définitive, le « miracle normand » du XIᵉ siècle – entre conquête de l’Angleterre et réforme grégorienne – repose sur un équilibre paradoxal : une aristocratie dynamique mais contrôlée, une Église inféodée au pouvoir ducal, et des paysans soumis mais intégrés à un projet politique ambitieux, où la fusion des héritages carolingien, scandinave et anglo-saxon donne naissance à l’une des premières bureaucraties étatiques de l’Occident médiéval.

L’histoire des paysans normands, des crises mérovingiennes à l’apogée ducale du XIᵉ siècle, reflète une dialectique complexe entre fragilité des structures agraires et affirmation progressive d’un ordre seigneurial contraignant. Dès le VIIᵉ siècle, l’effritement de l’hégémonie aristocratique post-romaine, accéléré par les épidémies et les conflits successoraux, permet aux communautés rurales de jouir d’une relative autonomie : les villae gallo-romaines, comme celle de Saint-Martin de Mondeville près de Caen, laissent place à des hameaux dispersés où les paysans libres (coloni) organisent leurs cultures sans l’étau des grands domaines. Cette parenthèse d’émancipation, toutefois, est éphémère. Dès le VIIIᵉ siècle, les Carolingiens, en s’appuyant sur une aristocratie recomposée – survivante des conquêtes germaniques –, réimposent un cadre domanial rigoureux, documenté par les polyptyques de Saint-Wandrille ou Jumièges, où seigneurs et abbayes captent jusqu’aux deux tiers des récoltes via corvées et dîmes.

Le choc des invasions vikings au IXᵉ siècle bouleverse cet équilibre précaire : les raids dévastateurs (incendie de Chartres en 857, sac de Saint-Wandrille en 858) provoquent un exode rural massif, tandis que les paysans survivants se regroupent autour des mottes castrales érigées en hâte, comme à Mirville en Pays de Caux.

 

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Remparts de Mirville

 

Paradoxalement, cette crise ouvre une brève fenêtre de négociation : les hospites (paysans libres accueillis sur les terres monastiques) de Redon ou de Fécamp obtiennent des chartes de coutumes, fixant les redevances et protégeant leurs droits d’usage sur les forêts. Mais l’instauration du duché de Normandie en 911 par Rollon marque un tournant. Les ducs, en centralisant le pouvoir, instrumentalisent l’Église (abbayes de la Trinité de Caen, Fécamp) et l’aristocratie franco-scandinave pour assoir une seigneurie banale implacable : dès l’an mil, les distinctions entre libres et non-libres s’estompent au profit d’un servage généralisé, où le manus (mainmorte) et les banalités (moulins, fours) scellent la dépendance économique.

Pourtant, les paysans ne sont pas que des victimes passives. Les révoltes des Rustici en 996, les assemblées clandestines évoquées dans les chartes de Saint- Évroult, ou les stratégies d’évitement fiscal (défrichement des novales en forêt de Lyons) révèlent une résistance sourde à l’oppression. L’archéologie funéraire, à Frénouville ou Saint-Martin de Fontenay, atteste aussi d’une culture paysanne persistante : malgré la malnutrition (traces de cribra orbitalia) et la mortalité infantile, les tombes modestes conservent des fibules damasquinées ou des outils, symboles d’une identité rurale forgée dans l’adversité.

En définitive, le « miracle normand » célébré par Charles Homer Haskins – qui voyait dans la conquête de l’Angleterre (1066) l’aboutissement d’une européanisation – repose sur un paradoxe. Si les ducs ont su capter l’énergie d’une aristocratie dynamique (les homines novi décrits par Lucien Musset) et les réseaux monastiques réformés, ils l’ont fait en s’appuyant sur le socle invisible d’un monde paysan exploité, mais résilient. Des défricheurs du VIIᵉ siècle aux serfs des manoirs du XIᵉ, ces anonymes ont façonné les paysages, nourri les villes naissantes (Rouen, Bayeux) et supporté le poids des guerres de conquête. Leur histoire, trop souvent éclipsée par le geste des chevaliers et des clercs, rappelle que la Normandie médiévale fut autant un laboratoire de l’État moderne qu’un théâtre de tensions sociales irrésolues, où la gloire des ducs cache mal le silence des champs.

Notes :

  1. Les paysans sont relativement illettrés (85 %> environ).
  2. Voir article sur Wikipédia https://en.wikipedia.org/wiki/Warner_of_Rouen
  3. Bauduin, P. (2019), La Normandie avant 1066 : quelques lectures contemporaines (1966-2016) Annales de Normandie, 69e année(1), 11-28.
  4. Voir les livres sur L’Histoire de la Normandie.
  5. Le peuple des « Nordmen » s’empare des terres en Francie du Nord de manière progressive.
  6. Point historique important. A la suite de la mort de Charlemagne, une fragmentation se crée au sein du royaume.
  7. Infection chronique lié à des anémies.
  8. Sur l’architecture des Nécropoles, fonctions et évolutions. Le peuplement de la Basse-Normandie du IVe siècle à la fin du VIIe siècle de Christian Pilet.
  9. Le peuplement de la Basse-Normandie du IVe siècle à la fin du VIIe siècle de Christian Pilet.
  10. Voir l’article « Trois pièces d’échecs en ivoire de morse découvertes au château de Crèvecœur- en-Auge (Calvados) ».
  11. Voir l’article sur Bauduin, P. (2019) . « La Normandie avant 1066 : quelques lectures contemporaines (1966-2016) », Annales de Normandie, 69e année (1), 11-28. https://doi.org/10.3917/annor.691.0011.
  12. Voir Le peuplement de la Basse-Normandie du IVe siècle à la fin du VIIe siècle de Christian Pilet.

Bibliographie :

  • Christian Pilet, Le peuplement de la Basse-Normandie du IVe siècle à la fin du VIIe siècle de C
  • Christopher James Parry, The Unfree in the Anglo-Norman Realm c.1000-c.1100 with special reference to slavery.
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  • Éloy-Épailly, L. (2022) . Les agglomérations du nord-est de la Normandie (Eure et Seine-Maritime) durant l’Antiquité tardive. Annales de Normandie, 72e Année(2), 331-367. https://doi.org/10.3917/annor.722.0331.
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Source : METAINFOS - 13 août 2025

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