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Après avoir signifié à Dieu son congé Nietzsche s'élance à la recherche des archétypes européens jadis exilés par l'autocrate biblique. Il bondit chez les Grecs et tire au jour la profonde signification des symboles de leur panthéon. C'est que la Renaissance, tant admirée de Nietzsche, ne fut pas complète. Elle ressuscita les arts de la Grèce, et par voie de conséquence les « dieux » antiques qu'une splendide statuaire était censée représenter. Elle se contenta d'abreuver une soif esthétique bien légitime, une faim de naturel aussi, un grand désir de joie de vivre et de libération du corps, après les siècles ténébreux du masochisme chrétien. Mais, faute d'assez grands philosophes, elle ne sut guère aller au-delà et dépasser les formes de l'art pour joindre les vérités de l'âme.

Maître psychologue, Nietzsche sait que les hommes ne créent pas leurs « dieux » au hasard, mais projettent simplement au-dessus de leurs propres têtes leurs passions les plus fortes, afin d'en augmenter encore la puissance et l'irradiation. Tel un lanceur de disque qui resterait lié à son projectile, l'homme sain cherche en lui ce qu'il a de meilleur et le lance en avant pour tracer sa voie, donnant comme but et comme exemple à sa volonté l'essence pure de sa propre personne : « Deviens ce que tu es ».

Quant à l'homme décadent, à vocation suicidaire, suivant la même logique, il projette sur sa route ses propres abîmes et s'y précipite avec volupté. O magie de la sélection des êtres par eux-mêmes, qui fait de la liberté la seule accoucheuse possible d'une surhumanité !

Dans le libre choix de ses idéaux, l'homme s'auto-sélectionne. En détruisant les multiples choix du polythéisme et en voulant imposer à tous une seule projection, le dieu biblique brisait net toute possibilité de progrès humain véritable. Mais en outre, en devenant chrétien, en devenant le dieu des esclaves et des souffreteux, Jéhovah devenait un dieu décadent, étendant à l'humanité entière une vocation apocalyptique. C'est pourquoi le nietzschéen condamne ce dieu à double titre : et parce qu'il est décadent, et parce qu'il est unique.

Au demeurant, les deux aspects se tiennent : la santé, qui dispose à la confiance en soi, conduit à juger inoffensives les idées d'autrui, donc à leur laisser le champ libre. Au contraire, le décadent vit dans la terreur de tout ce qui diverge de sa propre obsession, et c'est pourquoi il est sectaire, intolérant et fanatique. Un dieu unique est nécessairement un dieu de malades, et un dieu de malades ne peut que se vouloir unique.

Seuls des esprits foncièrement décadents ont pu voir un progrès dans le passage du polythéisme au monothéisme (à moins qu'il s'agisse du progrès d'une épidémie). En fait, de l'un à l'autre, il n'existe aucune voie de succession. Ce sont deux mondes spirituels radicalement opposés.

« Dans le polythéisme on rencontre déjà une première image de la libre pensée, de la polypensée de l'homme », constate Nietzsche dans Le Gai Savoir. C'est trop peu dire. Le polythéisme n'est pas même du déisme au sens où l'entendent les modernes, déformés par vingt siècles de monocratisme spirituel. Les « dieux » des Anciens n'étaient pas des dieux, car ils n'étaient ni infaillibles, ni invincibles, ni hors de portée des humains. Ils étaient des symboles, des héros, des modèles : bref, ils étaient l'Homme se prenant pour but. C'est pourquoi ils portaient des noms. Loin d'être anonymes et inconnaissables, comme leur indigne successeur, ils encourageaient l'homme à les connaître, c'est-à-dire à se connaître lui-même. Lorsqu'un Ancien avait perçu la signification réelle d'un de ces archétypes, il avait fait un pas dans la connaissance de l'être, il avait pris la mesure d'une tendance cachée de l'homme, parfois de l'une des siennes propres. La mythologie n'était rien d'autre qu'une grandiose psychanalyse collective.

Quelques rares auteurs avant Nietzsche avaient pressenti cela. Mais lui seul en saisit la réalité, et mieux encore que la réalité, l’éternelle actualité. Son évolution fut alors très rapide, trop rapide peut-être. Emerveillé par le panthéon des Grecs — et par le génie de leurs dramaturges qui savaient, et pour cause, mêler dans l'action « dieux » et hommes — il s'attacha aussitôt à deux très grandes figures, parce qu'il crut voir en elles les deux pôles de l'énergétique humaine : Apollon et Dionysos, que de son côté Freud allait redécouvrir sous les noms du Conscient et de l'Inconscient.

Mais Nietzsche est pressé, très pressé. Il n'en est qu'à son premier livre La Naissance de la Tragédie, et déjà il pressent qu'une œuvre immense le talonne. Fasciné par les Grecs, voyant en eux la source même de l'Europe et notre fontaine de Jouvence dont vingt siècles de ténèbres nous ont assoiffés, il vole de découverte en passion et, trop vite, prend parti. Il n'étudie pas à fond la mythologie des Grecs, et presque pas du tout, hélas, celles de leurs proches parents, les Germains et les Celtes, qui l'eussent puissamment éclairé. Il n'examine pas Zeus, qui pourtant annonce Jéhovah ; il néglige Prométhée, malgré son admiration pour Eschyle, et surtout il oublie Hermès, le chercheur, le poète, le messager, dont il est pourtant lui-même une si éclatante incarnation : celui qui n'est pas compris parce qu'il est trop clair, celui qui est « hermétique » parce que devant lui la lâcheté ferme l'esprit. Hermès ou Logos, le Mercure des Latins, le grand Lugus des Celtes, devenu Loki chez les Germains puis Lucifer chez les tenants du Christ, l'ange de lumière et de lucidité, rebelle à Jéhovah, et qui seul est capable de résoudre le faux conflit Apollon-Dionysos dans lequel Nietzsche veut s'enfermer.

Mais revenons au langage « rationnel » des modernes, qui n'ont plus de « dieux », et presque plus d'idées.

Que symbolise Apollon ? Que restitue Dionysos ?

Apollon symbolise la lumière solaire. Non pas le Soleil lui-même, qui était Hélios, comme chacun sait, mais la lumière émanée du soleil, et plus précisément encore la réflexion de la lumière solaire à la surface de la Terre. Ce qui explique qu'Apollon soit devenu ensuite la divinité des arts, et surtout des arts plastiques, qui seraient évidemment peu de chose sans la lumière. On voit aussitôt comment de ce symbole découlent bien d'autres idées, car la lumière solaire éclaire tout ce que nous voyons, et c'est pourquoi Nietzsche dit quelque part qu'Apollon est ce qui excite l’œil. Enfin, dans l'ordre psychique. Apollon a représenté la raison pure, c'est-à-dire tout ce qui est purement intellectuel, tout ce qui, à partir du témoignage des sens, de ce que l'on voit, de ce qui paraît évident, devient déduction, réflexion, raisonnement.

Dionysos est un peu plus mystérieux. Si Apollon vit au grand jour, Dionysos, lui, vit caché. C'est un dieu de la nuit. Mais il n'est pas nécessairement un contraire d'Apollon, un antagoniste. Car il est son cousin, de feu comme lui. Mais il est le feu intérieur, celui des entrailles de la Terre et des entrailles de l'Homme. Il est, comme Apollon, intelligence et énergie, mais il sort du monde interne tandis qu'Apollon baigne le monde externe. Et tandis qu'Apollon excite l'œil, Dionysos, lui, excite l’oreille. Tous deux grands maîtres dans les arts, ils s'en partagent le domaine : si peinture et sculpture ont besoin des éclatantes lumières d'Apollon, la musique, elle, n'est que mieux goûtée dans la pénombre et elle se satisfait des sombres feux de Dionysos couvant sous la cendre.

Enfin, dans l'ordre psychique, si Apollon est la raison pure, Dionysos est l’instinct pur. Sont-ce là des antinomies ? Que non point ! Qu'est-ce que la « raison » sinon un instinct cérébral ? Qu'est-ce que « l'instinct », sinon une raison viscérale ? Intelligence cérébrale et intelligence organique nous guident ensemble dans la vie et nous ne chutons dans l'erreur que précisément lorsque l'une croit pouvoir se passer de l’autre. Lorsque, surtout, elles croient toutes deux pouvoir se passer d'une troisième qui est l'intelligence spirituelle, dont nous allons devoir parler.

Apollon est création, Dionysos est passion. A-t-on jamais vu création sans passion ? Non, et c'est pourquoi, Nietzsche l'a bien vu, les arts sont tributaires à la fois d'Apollon et de Dionysos. A ce sujet il écrit dans La Naissance de la Tragédie :« A l'inverse de tous ceux qui s'évertuent à faire dériver les arts d'un principe unique, considéré comme la source nécessaire de toute œuvre d'art, je tiendrai les yeux fixés sur les deux divinités artistiques des Grecs, Apollon et Dionysos, et apercevrai en elles les vivantes incarnations de deux mondes de l'art qui divergent à la fois par leur essence intime et par leurs fins ultimes. Apollon se dresse devant moi comme le génie transfigurateur du principe d'individuation par qui s'opère la rédemption dans l'apparence, tandis que l'appel mystique de la jubilation dionysienne brise  la geôle de l'individuation, ouvrant la voie qui conduit aux Mères de l'être, au cœur intime de la réalité. — C'est cet abîme qui sépare l'art plastique, d'essence apollinienne, de la musique, d'essence dionysienne... »

L'affaire est en réalité plus simple et plus complexe, c'est-à-dire plus nuancée. S'il est bien vrai que l'art plastique est plus apollinien que dionysien et la musique plus dionysienne que apollinienne, il n'en reste pas moins que tous les arts (et plus généralement toutes les créations humaines) ont besoin et d'Apollon et de Dionysos, et de ce troisième principe que Nietzsche a oublié : Hermès. Le moindre manuel de mythologie le dit pourtant clairement : Hermès-Lug-Mercure est le père de tous les arts et de tous les métiers, de toutes les communications. Pour la raison simple qu'il est verbe et pensée. Et si les Latins rapetissent leur Mercure au niveau du bas commerce, et même du larcin, les Egyptiens le nomment Thot « trois fois très grand » (Hermès Trismégiste) et les Grecs en font le père de Pan, le Tout. Quant aux Celtes, ils surnomment Lug samildanach « celui qui sait faire bien des choses ».

Car ce ne sont pas deux, mais trois principes qui gouvernent les arts et qui se les partagent. Nietzsche a-t-il donc oublié la liste des beaux-arts ?

La musique et la danse sont le domaine de Dionysos ; la peinture, la sculpture, l'architecture sont le domaine d'Apollon. Mais l'éloquence et la poésie sont le domaine d'Hermès. Comment diable Nietzsche, le plus formidable « messager des dieux » de l'époque moderne, le fabuleux poète du Zarathoustra, le prince des prophètes-philosophes a-t-il pu oublier ainsi son propre patron ?

Question accessoire, diront certains. Que non pas, mes amis ! Question essentielle ! Oubli tragique !

Car Nietzsche, enfermé dans le duel, réduit à la cruelle alternative Apollon-Dionysos, va prendre parti pour Dionysos, pour le démon intérieur qui, privé des lumières d'Apollon et d'Hermès, n'est plus que la fureur volcanique, la violente ivresse des pulsions incontrôlées qui mènent au désastre et à la folie.

Jusqu'à la fin de sa vie, Nietzsche va se vouloir et se dire « dionysiaque », et cela change tout. Nietzsche embrasse un mythe qui va le détruire, car ce mythe ne correspond pas à sa vraie psyché, avant tout apollinienne et mercurienne. Toujours, comme un leitmotiv impérieux, Dionysos va revenir dans son œuvre et en saper les fondements :

« Moi le dernier disciple du dieu Dionysos et son dernier initié » ; ainsi se présente-t-il dans Par delà le bien et le mal. « L'artiste tragique n'est pas un pessimiste, il dit oui à tout ce qui est problématique et terrible, il est dionysien », dit-il dans Le Crépuscule des Idoles. Dans Ecce Homo enfin, ce livre où il se met à nu, Nietzsche s'écrie : « II n'est abîme où je ne porte la bénédiction de mon « oui »... Et c'est encore là Dionysos ! », et quelques pages plus loin : « Une tâche dionysiaque exige au premier chef qu'on ait la violence du marteau, qu'on aime la volupté de détruire. » Nietzsche bientôt s'effondrera sous son propre marteau, et ses derniers billets incohérents adressés à des amis seront signés : Dionysos.

Mais Nietzsche ne sera pas la seule victime de la destructivité dionysiaque qu'il a inconsidérément libérée. Dans son œuvre grandiose, qui devait légitimement être un fleuron de la couronne d'Hermès, le Dionysos que Nietzsche y introduit sera responsable des hâtes, des excès, des violences dont s'empareront plus tard les démons germaniques et qui permettront aux hitlériens d'entrainer la mémoire de Nietzsche dans la démentielle bacchanale politique du IIIe Reich.

Aujourd'hui, le volcan s'est calmé, la lave s'est refroidie, l'orgie dionysiaque allemande s'est éteinte. Pour combien de temps ? Le feu tellurique couve sous la cendre, prêt à rejaillir. Si Nietzsche était parmi nous, il reconnaîtrait sans hésiter dans le « gauchisme » la nouvelle incarnation dionysiaque. Tant qu'on ne nous aura pas rendu Hermès, la violence dionysiaque déchirera le monde, et elle aura des excuses. Car Dionysos n'est pas un « dieu » mauvais en soi, mais il se désespère d'être seul. Il a besoin des chaudes clartés d'Apollon et des doux rayons d'Hermès, sans lesquels il entre en fureur. Parbleu !, mettez-vous à sa place : mieux valent les lueurs de l'incendie que point de lueurs du tout. Egarée dans un monde humide et froid, la jeunesse, que ce soit sous le drapeau d'Hitler ou sous la bannière de Mao, sacrifiera toujours à Dionysos si nous ne lui offrons pas d'autre issue. Telle est la grande et l'unique leçon de ce siècle.

Faisons ce que Nietzsche aurait dû faire : ne nous contentons pas d'une incursion hâtive dans la psycho-mythologie des Grecs. Etudions de plus près les profonds enseignements des mythes helléniques. (« Les Grecs sont pour nous ce que les saints sont pour les Chrétiens », disait Nietzsche fort justement). Que nous dit la légende ? Dionysos naquit de l'union de Zeus (l'autorité) et de Sémélé. Cette dernière ayant voulu voir Zeus dans tout son éclat, ne put supporter la vue des flammes divines et mourut. L'enfant, né avant terme, jailli du corps moribond de sa mère, fut recueilli par Zeus qui l'enferma dans sa cuisse jusqu'à sa naissance. Le mythe n'est-il pas des plus clairs ? L'instinct naturel, d'abord enfermé par les contraintes sociales, continue de « couver » et rejaillit un jour dans le défoulement asocial. Dionysos figure bien ainsi la révolte engendrée par l'autorité, à moins qu'un bon génie harmonisateur sache le réintégrer dans l'ordre du monde, comme justement cela se produit dans le mythe grec : Au musée du Vatican, il existe un bas-relief antique représentant la naissance de Dionysos. On y voit le jeune dieu bondir de la cuisse de Zeus. Mais un personnage se précipite et le recueille avec empressement dans une peau de bête. Ce personnage, c'est Hermès, et c'est lui qui ira confier le jeune enfant à Ino, la sœur de Sémélé.

Si nous ne voulons pas que, demain, d'autres révolutions politiques dionysiennes s'emparent de Nietzsche, il nous faut le rendre à Hermès ; il faut montrer que Dionysos, bien qu'il ait trop voulu lui sacrifier, n'est pas son seul maître, ni même le premier. Et fort heureusement cela est possible, car Nietzsche a laissé, tant dans sa vie que dans son œuvre, tous les éléments qu'il fallait.

Et tout d'abord, tentons d'expliquer pourquoi Nietzsche a commis la lourde erreur de se croire un disciple de Dionysos.

Dionysos, nous l'avons vu, est le symbole du monde intérieur, du monde des instincts, le « cœur intime de la réalité ». Or cette réalité, cette nature, ces instincts ont été bafoués, calomniés, persécutés par le dieu chrétien contre lequel Nietzsche se dresse. Dès lors, dans la lutte qu'il entreprend pour la réhabilitation de l'instinct, Nietzsche, sans hésiter, choisit son camp et son drapeau. Il terminera Ecce Homo par un chapitre IX qui comporte une seule et unique phrase : « M'a-t-on compris ? Dionysos en face du Crucifié... » Aux yeux de Nietzsche, tout son combat est ici résumé.

Je vais maintenant devoir employer résolument un langage que d'aucuns jugeront « ésotérique ». Je ne fais pas d'ésotérisme, pas plus que Nietzsche n'en faisait. Mais l'exploration de certains domaines nécessite un certain langage, et l'utilisation de symboles que les Anciens n'avaient pas choisi au hasard. Clarifier ces symboles et révéler leur sens profond, c'est justement faire, je le crois, de l'anti-ésotérisme.

Est-ce vraiment le « Crucifié » qui a condamné Dionysos ? La religion chrétienne est symbolisée, comme chacun sait, par le signe des Poissons, qui est double. Elle est gouvernée par deux entités qui sont Jupiter et Neptune, c'est-à-dire, pour les Grecs, Zeus et Poséidon.

Poséidon-Neptune symbolise, . nul n'en ignore, l'immensité liquide des océans, c'est-à-dire la masse et la dilution. Zeus-Jupiter (cousin germain du Jéhovah biblique) symbolise les nuées atmosphériques et la foudre, c'est-à-dire l'obscurantisme et l'autorité coléreuse. Le christianisme a donc deux origines : D'une part le disciple de Neptune, Jésus le crucifié, qui veut aimer et absorber toute la masse ou se diluer en elle et s'écrie « Dieu est tout amour », et d'autre part le disciple de Jupiter, Saûl de Tarse, converti par coup de foudre, qui crée les dogmes et les lois de la chrétienté en s'exclamant : « Toute autorité émane de Dieu ». (Le marxisme, dernier avatar de l'ère jupitero-neptunienne alliera politiquement la masse et l'autorité dans la formule fameuse de la dictature du prolétariat).

Notons au passage que les mythes n'étant rien d'autre que les représentations de certaines tendances psychologiques de l'être humain, le fait de ne pas « croire » à telle ou telle représentation ne signifie nullement qu'on en est libéré. Ainsi certaines formes d'incroyance sont représentées par des « dieux ». Par exemple les « rationalistes » (de ratio, raison) sont bel et bien des fidèles d'Apollon, qu'ils le sachent ou non. Ils en sont mêmes souvent des fanatiques, dans la mesure où ils nient les autres moyens de connaissance. De même les Chrétiens étaient enfants de Jupiter et de Neptune, tout en les reniant. Nietzsche a fort bien compris que son athéisme authentique n'était en rien contredit par sa foi en Dionysos. Quant à mon propre athéisme (ou plutôt mon antidéisme) il est celui de Prométhée, l'ennemi juré de Zeus.

Ainsi donc, par le double règne de Zeus et de Poséidon, ce n'est point seulement Dionysos qui est enchaîné durant l'ère chrétienne, mais ce sont également, et surtout, Apollon et Hermès. Les tenants du Christ s'efforceront d'utiliser tous les arts et de faire des trois « dieux » leurs esclaves. Littérature et poésie se dérobent autant qu'elles le peuvent, restant le plus souvent muettes ou sans éclat, et les scribes des monastères, sous couleur d'édification, transmettent fidèlement les vieilles légendes païennes recouvertes d'un vernis chrétien. Sculpture et architecture servent le Christ, par force, mais trichent elles aussi le plus possible et inscrivent dans la pierre des cathédrales, au nez des prêtres ignorants, les grands symboles de la sagesse antique. Dionysos, lui, est totalement esclave (ou bien complice ?) et la musique va devenir durant des siècles le premier instrument du conditionnement chrétien. (C'est que la musique appartient aussi au Christ. Car Poséidon-Neptune ne gouverne pas seulement la mer, mais aussi tout ce qui est mouvant comme elle. La musique appartient à son domaine, et Nietzsche, sans le savoir, décrit magistralement le royaume de Neptune : « Le but que poursuit la musique moderne dans ce que l'on appelle aujourd'hui, avec un terme très fort, mais obscur, la « mélodie infinie » peut s'exprimer ainsi : on entre dans la mer, on perd pied peu à peu jusqu'à ce que l'on s'abandonne à la merci de l'élément : il faut nager. » (« Nietzsche contre Wagner »).

II en est de même dans l'ordre psychique. La pensée intuitive et créatrice d'Hermès-Mercure va trouver refuge dans l'alchimie et l'artisanat, et lutter contre l'ennemi par toutes sortes d'hérésies. La raison pure apollinienne échappera moins facilement, prise au piège de la théologie et de la scholastique, mais secondera pourtant Hermès dans les hérésies et trouvera des compensations dans la technique architecturale. Les instincts dionysiaques, par contre, sont écrasés, étouffés, refoulés sans pitié. (En théorie du moins, car en pratique les moines paillards sont légion et les orgies guerrières monnaie courante. Dionysos mène un double jeu).

On comprend donc pourquoi le généreux Nietzsche fera imprudemment cause commune avec Dionysos. Et certes, il fallait réhabiliter et libérer les instincts, les sens, le corps, sans lesquels toute vie s'étiole et disparaît. Mais, je le demande, lorsque la raison prend le parti de l'instinct, n'est-ce pas justement le triomphe de la raison qui éclate ? Comment Nietzsche ne voit-il pas que c'est seulement une démarche apollinienne, et plus encore hermésienne, qui le pousse à défendre Dionysos ? A travers lui, c'est le summum de la pensée humaine qui se penche avec sollicitude vers l'infra-pensée organique et s'efforce d'harmoniser les manifestations diverses de l'esprit vivant. Dionysos seul n'est plus que l'animalité. Et certes, l'homme prend nécessairement appui sur son animalité pour aller plus loin, tout comme le surhomme dont Nietzsche rêve devra prendre appui sur son humanité pour s'élever encore. En condamnant les instincts, le christianisme a tranché les racines de l'homme, empoisonné la vie à sa source même. Retourner à l'instinct, c'est donc revenir à la vie, bravo !, mais c'est cependant retourner. Et retourner à l'instinct seul, c'est revenir à la bestialité. Mieux vaut la bestialité que la dégénérescence, c'est vrai, n'en doutons pas. Mais mieux vaut encore autre chose de plus. Il est bel et bon de libérer Dionysos, mais libérons aussi Apollon et Hermès, qui sont ses frères aînés. Et Nietzsche, bien sûr, les a libérés. En lui la pensée raisonnante et l'intuition créatrice trouvent leur plus éminent interprète du XIXe siècle. Mais voilà que Nietzsche se croit le libérateur du seul Dionysos et qu'il s'identifie à lui. C'est le désastre.

Cernons l'erreur avec toute la précision possible :

Dans le domaine des arts, Dionysos est le dieu de la musique et de la danse. Nietzsche est-il danseur ? Non point. Cependant il ne cesse de parler de danse, veut faire « danser » ses idées, se donne la légèreté du « danseur », etc. Mais dire beaucoup de belles choses à propos de danse... et puis danser, cela fait deux. Dans le second cas seulement on est Dionysos, dans le premier : on est Hermès.

Nietzsche est-il musicien ? Accessoirement. Il pianote pour se délasser. Il compose quelques pages. Il clame son amour de la musique. Son génie s'exprimera-t-il par la musique ? Nullement. Il sera poète, écrivain, philosophe. Certes il écrira beaucoup sur la musique et sur les musiciens, mais en psychologue, non en musicologue. C'est toujours Hermès qu'il sert, et non pas Dionysos.

Mieux encore : le plus grand compositeur de son époque, dont il est l'admirateur et l'ami, il va le condamner, durement, implacablement, et justement d'ailleurs. Et pourquoi condamne-t-il Wagner ? Pour mille raisons pertinentes parmi lesquelles il convient de noter celle-ci : « Apollon et la morale de la mesure vont de pair : si Wagner découvrait la beauté idéale, il la ferait inévitablement boursouflée, gigantesque et nerveuse. » (« Fragments, » époque d' « Aurore »). Nietzsche prend ici le parti d'Apollon et de la mesure. Contre Dionysos ? Non. Il sait bien pourtant que Dionysos est la démesure. Mais il ne veut pas dire que Wagner est dionysiaque, puisqu'il condamne Wagner et défend Dionysos. Pourtant il dit, en le soulignant : « Wagner a augmenté à l'infini la puissance d'expression de la musique » ( Le Cas Wagner ). Wagner est bel et bien un disciple de Dionysos, et si Nietzsche ne veut pas le dire, moi je le dis.

Wagner, en outre, a magistralement réveillé les instincts germaniques. Nietzsche dit qu'il fait appel aux instincts nihilistes, « bouddhistes », décadents. Soit, mais après dix-neuf siècles de christianisme, tous les instincts sont malades, il ne peut en être autrement. Dionysos est malade, c'est un fait. Si on libère Dionysos, il faut aussi le soigner. C'est la tâche d'Hermès et d'Apollon. Ils sont absents de chez Wagner. Ils sont présents chez Nietzsche, mais il ne leur accorde pas toute l'attention qu'il faudrait. Lui aussi, obnubilé par Dionysos, se laisse aller parfois à la démesure. Hitler fera le reste.

Nietzsche écrit ceci dans Le Gai Savoir :

« J'interprétais notre musique comme l'expression d'une puissance dionysiaque de l'âme allemande ; je croyais entendre gronder en elle le séisme dans lequel se décharge enfin, sans souci d'ébranler toute culture, une force élémentaire qui a été comprimée depuis le plus lointain passé. On le voit, je méconnaissais dans  le pessimisme allemand, aussi bien que dans cette musique, ce qui leur donne leur véritable caractère : le romantisme. »

Eh bien non, Monsieur Nietzsche, vous ne méconnaissiez rien du tout et vous aviez vu parfaitement juste au premier regard, l'Histoire allait le prouver. Mais vous étiez pris au piège de votre déclaration d'amour à Dionysos. Ce qui vous mettait mal à l'aise dans la musique allemande, et particulièrement dans celle de Wagner, c'était précisément son caractère dionysiaque, c'était précisément cet aspect de séisme, de volcan, de tremblement de terre que vous avez cru parfois devoir appeler de vos vœux, alors qu'il est opposé à votre nature mercurienne et apollinienne, faite pour l'équilibre, la mesure, l'harmonie, la douce lumière du Midi. Et c'est pourquoi vous écriviez dans Le Cas Wagner :

« ... Ils écoutent en tremblant comment dans son art les grands symboles se font entendre comme un léger grondement de tonnerre venant des brumes lointaines ; ils ne s'impatientent pas quand parfois cet art devient gris, horrible et froid. Ne sont-ils pas, tout comme Wagner lui-même, de la même espèce que le mauvais temps, le temps d'Allemagne ! Wotan est leur dieu : mais Wotan est le dieu du mauvais temps... Ils ont raison, ces jeunes gens allemands, puisqu'ils sont ainsi faits : comment pourraient-ils regretter l'absence de ce que, nous autres Alcyoniens, nous regrettons chez Wagner — la gaya scienza ; les pieds légers ; l'esprit, le feu, la grâce ; la grande logique ; la danse des étoiles ; l'insolente spiritualité ; les frissons de lumière du Midi ; la mer unie — la perfection... »

L’esprit, logique, lumière, vous venez de nommer clairement Apollon et Hermès-Logos, sans lesquels la musique n'est plus que nuit et brouillard. (Et vous venez en même temps, mais sans vous en douter, de résumer d'un trait l'irréductible divergence entre le Wotan des Germains et le Lug des Gaulois, c'est-à-dire entre Zeus et Hermès, entre l'autorité et la persuasion, entre la fureur et la réflexion).

P. LANCE

Source : Engadine – N° 11 Printemps 1972.

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