Livre de Guillaume Travers sur Ernst Kantorowicz

 

Guillaume Travers nous propose un excellent livre, paru aux éditions Pardès, qu'il consacre à Ernst Kantorowicz, l'auteur de deux ouvrages absolument majeurs, L'Empereur Frédéric II (à lire absolument: un chef-d’œuvre), paru en 1927 et Les Deux corps du roi (1957). L'Empereur Frédéric II fut, dit-on, l'un des livres de chevet des dignitaires nationaux-socialistes, dont Hitler, Göring et Himmler, alors que Kantorowicz était d'ascendance juive. Il était alors l'un des membres actifs du cercle réuni autour de lui par le poète Stefan George afin de célébrer « l'Allemagne secrète » et d'œuvrer souterrainement à la renaissance mystique du peuple. Quelques années plus tôt, l'engagement profondément nationaliste de Kantorowicz s'était traduit par une participation active à la Première Guerre mondiale mais surtout aux corps francs qui, au lendemain de la guerre, se sont formés pour lutter contre la subversion spartakiste, au nom de valeurs héroïques. Pour certains, dont l'historien Norman Cantor, Kantorowicz, pourtant juif, aurait été un parfait nazi.

 

La guerre, les corps francs

EKa, c'est ainsi qu'il souhaitait être appelé par ses amis, est né le 3 mai 1895 dans la ville de Posen qui est alors prussienne. Elle est aujourd'hui devenue Poznan, en Pologne. Sa famille est certes d'ascendance juive, mais c'est l'adhésion au « Deutschtum » (le germanisme) qui la caractérise. EKa ne parle pas le yiddish, ne fera pas sa bar-mitzvah et reniera toute croyance juive. Il est né dans une famille très aisée, ce qui lui permettra de se consacrer dans les années 1920-1930 presque exclusivement à ses aventures intellectuelles et esthétiques. Lorsque la guerre éclate, il vient d'avoir dix-neuf ans. Sa cousine lui écrit: « Je suis attachée à cette guerre de tout mon être, mon être est lié à l'Allemagne comme le souffle vital est lié au corps dont il émane ». EKa se portera volontaire et sera envoyé sur le front de l'Ouest où il combattit jusqu'à ce qu'il soit blessé lors de la bataille de Verdun, en juillet 1916. Courageux, calme sous les tirs et les pluies d'obus, il obtiendra la croix de fer de seconde classe. Il écrira sobrement dans l'une de ses premières lettres: « La bataille était très intéressante ». Ce n'est qu'en mai 1918 qu'il évoquera « une guerre malencontreuse ». La défaite le traumatisera. Dès novembre 1918, le pays sombre dans le chaos. L'Etat se décompose: il n'y a plus ni police, ni d'encadrement militaire, ni d'administration. Guillaume II est contraint d'abdiquer. C'est la fin du IIème Reich et la naissance de la république de Weimar. Et puis, il y aura le Traité de Versailles, humiliation suprême, et l'hyperinflation qui ruinera le pays en 1923. Des femmes de l'aristocratie sont contraintes de se prostituer pour nourrir leurs enfants. Aux yeux d'une nouvelle génération, dont Kantorowicz sera, l'Allemagne est prise en tenaille entre les foules hurlantes et les profiteurs bourgeois. Ce terreau est celui qui donne naissance aux corps francs (Freikorps). Ernst von Salomon décrira, dans Les Réprouvés, leur état d'esprit: « Ce que nous voulions, nous ne le savions pas. Et ce que nous savions, nous ne le voulions pas ». Kantorowicz, qui a rejoint les corps francs, se battra contre les Polonais dans sa ville natale de Posen, contre les spartakistes à Berlin, et les socialistes révolutionnaires à Munich.

 

Le cercle de Stefan George

EKa va rejoindre le cercle animé par le poète Stefan George, composé de disciples triés sur le volet. On ne peut imaginer l'influence considérable qu'eut Stefan George dans le premier tiers du XXème siècle. Convaincu « qu'un peuple est mort quand ses dieux sont morts », il voit dans le poète celui qui a la plus haute tâche pour maintenir vivante l'âme d'un peuple. Professant un vif antimodernisme, George en appelle aux ressources souterraines de « l'Allemagne secrète », une confrérie appelée à être la gardienne de l'âme et de la sensibilité allemandes. On retrouve parmi les membres les frères Stauffenberg, qui organisèrent l'attentat contre Hitler. Berthold von Stauffenberg dira que George a « été envoyé comme le sauveur de ce monde ». Nietzsche est quant à lui considéré comme le nouveau Messie. L'écrivain Gundolf, membre du cercle, dira: « dans le désert monta la voix du prédicateur ». Son livre, « César », s'ouvre sur les lignes suivantes, qui traduisent bien l'esprit qui anime le cercle de George, son rejet de la médiocrité générale sous le régime de Weimar, et son désir de faire advenir de « grands hommes »: « Notre époque appelle à grands cris l'homme de poigne. Lasse des gloseurs et des bavards, elle prend des adjudants pour des conducteurs d'hommes. On voit l'Allemagne prendre pour des hommes d'Etat des pasteurs drapés d'idées sociales, des généraux insociables, des géants de la poche garnie ou de la fabrique, ou de petits bourgeois rageurs(...) Comment sera fait, demain, le nouveau maître,le Messie ? On le saura quand il sera là. Lui seul connaît son heure, et son œuvre ». Le même appel au grand homme, avec des accents similaires, se retrouvera, quelques années plus tard, dans L'Empereur Frédéric II de Kantorowicz.

 

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L'Empereur Frédéric II de Hohenstauffen

La figure de Frédéric II va s'imposer à EKa, comme une évidence. L'Allemagne défaite est, sous la république de Weimar, en quête d'un nouvel empereur, d'un homme fort et charismatique, capable de laver l'humiliation et de mettre fin à l'impuissance. Frédéric II représente parfaitement ce modèle du héros. L'historien Peter Gay écrira: « Il était l'incarnation des forces primitives: fort, alerte, vigoureux, il était également doué d'une grande intelligence et, cette combinaison de qualités qui le plaçait au-dessus même de César et de Napoléon, le rendait allemand jusque dans l'âme ». Il est à noter que la figure de Frédéric II faisait l'objet d'un véritable culte au sein du cercle de George. En mai 1924, plusieurs membres du cercle, dont EKa et Berthold von Stauffenberg se rendirent à Palerme pour déposer sur son sarcophage une couronne « A son empereur et héros, l'Allemagne secrète ». EKa est envoûté par son sujet, et va consacrer plusieurs années à la rédaction de l'ouvrage. Guillaume Travers note fort justement que «l'ouvrage, emporté par un souffle prodigieux, se lit comme un roman, porté par un style plein de vie et de fougue. » Kantorowicz se révèle être un styliste et un conteur éblouissants. On pourrait s'attendre à ce que l'auteur présentât son héros comme un héros germanique. Ce n'est pas le cas. A une époque où, en Allemagne, les débats font rage entre germanistes et romanistes au sein de l'intelligentsia allemande (l'esprit et le peuple allemands doivent-ils revendiquer l'héritage romain ou le rejeter comme étranger au monde germanique ?), Kantorowicz s'inscrit résolument du côté des romanistes.

 

Kantorowicz, « parfait nazi » ?

Dès 1933, l'arrivée au pouvoir du national-socialisme remet sa situation en cause. Mais son exil n'interviendra qu'en 1938, deux semaines avant la « Nuit de cristal ». Plusieurs anecdotes, difficilement vérifiables, ont été utilisées pour lui nuire. L'Empereur Frédéric II aurait été le livre de chevet de Hitler, qui l'aurait lu deux fois, ainsi que de Himmler. Göring en aurait envoyé un exemplaire dédicacé à Mussolini. Quant à l'amiral Canaris, qui avait participé au complot de Stauffenberg, il aurait demandé à le relire avant son exécution en avril 1945. Certains chercheurs rejettent en bloc le livre, y voyant une forme déguisée de fascisme. Une source de confusion vient aussi du fait que l'édition originale porte, sur la couverture et la page de titre, un Swastika qui n'avait pas encore la signification que les nazis lui donneront. Après l'arrivée de Hitler au pouvoir, il est contraint de cesser d'enseigner, victime d'un boycott des étudiants nazis. Il va quitter l'Allemagne en 1938 et s'installe aux Etats-Unis. Jusqu'à la fin de sa vie, il conservera amertume et désillusion vis-à-vis de son pays natal. S'il n'avait pas, au cours des premières années du nouveau régime, formulé de critiques explicite du régime, nombre d'éléments montrent qu'il ne l'admire guère. Les nouveaux maîtres de l'Allemagne sont considérés comme béotiens, exaltant trop la bassesse des hommes, dénaturant le sens des mots les plus hauts, tels héros ou guide. Il restera encore dans les années trente, fidèle à ses idéaux nationalistes, mais il est impossible d'en faire un nazi. EKa fut bien plutôt un membre éminent de la Révolution conservatrice.

 

Ses années américaines

EKa débarque aux Etats-Unis en février 1939. Quelques contacts dans les milieux universitaires lui permettront de reprendre pied. Il prononce des conférences et enseigne dans des universités. Et il s'attelle à son second chef d'oeuvre, « Deux Corps du roi ». Ce sont les années du maccarthysme, qui dureront jusqu'en 1954. Le maccartysme se manifeste par une volonté effrénée de purger la société américaine de tout ce qui pourrait être suspect de sympathie pour le communisme. Des listes de suspect sont établies. On se souvient notamment la « liste noire » de Hollywood. L'Université de Californie, dont dépendait Berkeley, où EKa enseignait, décida d'exiger de tous ses employés, dont les professeurs, un « serment de loyauté ». Kantorowicz refusa tout net et mena la révolte contre cette exigence. L'anticommuniste déterminé n'avait évidemment pas changé de bord, mais, en esprit libre, entendait voir la communauté universitaire jouir d'une grande liberté vis-à-vis de l'esprit du temps. Il répéta, durant ces années: « Je suis sincèrement conservateur ». Mais la bataille sera perdue, et Kantorowicz contraint de partir.

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Les Deux corps du roi

Une dizaine d'années avant son maître-livre, Kantorowicz avait déjà cité « les deux corps du roi », l'un naturel et mortel, l'autre fictif et immortel. EKa avait relevé qu'aux Etats-Unis, les congrégations monastiques étaient organisées comme « corporations », entités ayant un « corps» propre. Dès lors, apparaîssent deux « corps »: le corps mortel des moines et des ecclésiastiques d'une part, de l'autre le corps éternel de la corporation. Dans la monarchie anglaise et le droit britannique, on retrouve aussi deux corps: le corps mortel du roi et le corps immortel de la royauté. Kantorowicz va retracer l'histoire de cette « fiction » juridique et de ses racines médiévales, en en dessinant ses multiples ramifications. Sa conclusion est qu'aucun Etat ne serait possible sans le dédoublement des corps. Il montre comment le monde moderne procède de la sécularisation d'idées originellement nées dans le domaine théologique et, en particulier comment l'Etat moderne n'a pu être conçu que par transposition dans le champ profane de concepts apparus avec le christianisme. Dès ses origines, l'une des plus grandes nouveautés introduites par le christianisme est la dissociation du politique et du théologique: les autorités politiques, territorialisées, diverses et changeantes sont relativisées au profit d'un « règne » éternel, celui de Dieu.

Originellement, pourtant, le théologique occupait la position prééminente. Dans l'art, l'empereur était parfois représenté sur le trône du Christ, avec des symboles évangéliques ou christiques, ce simple fait, écrit Kantorowicz, présupposant une nature double du roi. C'est le Christ lui-même qui a ouvert la possibilité de penser una persona, duae naturae; de même que le Christ est « vrai Dieu et vrai homme », il devient possible de penser un roi à la fois divin et humain. Le droit va devenir une liturgie sécularisée, s'inspirant du corpus canonique. Kantorowicz va multiplier les exemples qui éclairent diverses facettes de l'Etat moderne. La patria (patrie) est ainsi une de ces entités impersonnelles et intemporelles, à l'image des choses religieuses. C'est ainsi qu'elle peut faire l'objet d'un sentiment quasi religieux et que l'on peut qualifier le fait de mourir pour elle de « martyre ». On voit, par ailleurs, une distinction apparaître entre « roi » et « Ro ». Avec une minuscule, on désigne la personne privée; avec une majuscule, le corps public et immortel. C'est ainsi qu'on peut aisément comprendre des phrases en apparence obscures, comme : « Nous combattons le roi pour défendre le Roi »: il s'agit d'affirmer que l'insurrection est possible contre un roi privé, pour défendre une conception publique plus haute de la royauté. Autre phrase célèbre: « Le Roi ne meurt jamais ». Le principe de continuité dynastique existe dès lors que le Roi subsiste au roi, que la Couronne dure par-delà les souverains mortels. Dernière étape de ce cheminement théologico-politique: penser l'Etat sur le modèle de l'Eglise. L'Eglise donne un modèle permettant de penser des institutions permanentes dotées d'un « corps » qui ne soit pas mortel. Très vite, les juristes viennent à penser l'Etat sur le même modèle également doté d'un corpus mysticum. L'Etat va devenir une « personne » d'un type différent.

Dès la parution de Les Deux corps du roi, en 1957, beaucoup voient dans ce volume un chef d'œuvre. La maladie va frapper EKa à partir de 1958. Il affirme craindre de devoir bientôt « pêcher la truite dans le Styx ». Il meurt en septembre 1963. Dans la conclusion de ce livre tout à fait remarquable, l'auteur, Guillaume Travers, nous offre cette intéressante réflexion: « C'est probablement moins l'idéologie pratique, les mouvements de masse, qui l'attirent, que l'esthétique. A cet égard, EKa est envoûté par ce que Paul Sérant, en France, pour décrire l'œuvre d'auteurs tels que Pierre Drieu la Rochelle ou Robert Brasillach, a nommé le « romantisme fasciste ».

R. Spieler

Ernst Kantorowicz, de Guillaume Travers, 128 pages, 12 euros, Editions Pardès, collection Qui suis-je? chez votre libraire ou Akribeia

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