Libres et egaux en voix

 

Parfois rédigé en écriture inclusive pour certains chapitres, l’essai de Julia Cagé, Libres et égaux en voix (1), témoigne d’une volonté évidente d’étendre à l’infini les droits politiques au nom de l’égalité. De quoi de plus étonnant quand Julia Cagé conseilla en 2017 Benoît Hamon. Enseignant l’économie à Sciences-Po Paris, la compagne de Thomas Piketty avoue que « politiquement, je n’ai jamais caché que mon cœur battait à gauche ». Étudiante à Harvard lors des primaires démocrates de 2008, elle posait des autocollants favorables à Hillary Clinton. « Petite-fille d’immigrés espagnols [et] binationale », elle préside « la société des lecteurs » du Monde. Ses propositions politiques et civiques s’inscrivent dans une social-démocratie réformiste qui se veut adaptée au XXIe siècle.

Elle part d’un diagnostic assez juste. Elle considère l’actuelle démocratie comme une « ploutocratie ». Fort critique envers la présidence d’Emmanuel Macron, elle l’accuse par des sous-entendus appuyés de « populisme » avec son célèbre « en même temps ». L’irruption du macronisme en tant que centrisme radical a en effet bouleversé les repères politiques habituels. Or, elle estime que « la gauche et la droite ne sont que des façons d’organiser l’espace des désaccords démocratiques légitimes », ce qu’il faut comprendre que la « droite institutionnelle » sans relief et fayotte n’agit qu’en faire-valoir de la gauche. Semblant ignorer les travaux sociologiques de Vilfredo Pareto, elle accuse l’actuel locataire de l’Élysée de favoriser une oligarchie alors que toute société sécréte des oligarchies moins affirmées.

Elle se méfie du référendum d’initiative populaire et du tirage au sort. Les formations politiques qui s’affichent comme des « mouvements » l’inquiètent plus que les partis qu’elle valorise. Elle fonde sa démarche sur la plebs, soit « l’ensemble des plus démunis », ainsi que sur le populus, c’est-à-dire « l’ensemble des citoyens ». Elle ne mentionne en revanche jamais le demos, la gens et l’ethnos. N’oublions pas qu’elle reste une sociale-démocrate accomplie. L’assistanat n’est donc jamais loin de ses préoccupations.

 

Des bons pour une démocratie formelle

Julia Cagé estime injuste l’actuelle manière de financer les partis politiques, les organes médiatiques et les associations. En effet, seuls les contribuables imposés sur le revenu voient l’État leur accorder un remboursement de 60 % en moyen. Elle propose que tout un chacun puisse soutenir une entreprise de presse imprimée, radiophonique ou télévisée, une association et/ou un parti politique à travers un système de bons : le BIM (« bon pour l’indépendance des médias »), le BVA (« bon pour la vie associative ») et le BED (« bon de l’égalité démocratique »). Et si on ne se sert pas de son BVA, de son BED et de son BIM annuel ? Le bon non utilisé « serait réalloué en fonction des préférences exprimées par l’ensemble des autres citoyens ». L’opération pourrait se faire par ordinateur au moment de la déclaration annuelle des revenus. Mais pourquoi faudrait-il donc financer partis, titres de presse et associations ? La France crève déjà du financement public et des subventions massives déversées aux associations, au secteur de la presse et aux partis politiciens !

La non-intervention de l’État ainsi qu’une libre et pleine concurrence ne seraient-elles pas ici plus profitables pour le budget français ? D’autant que le diable se cache dans les détails. Dans le cadre de la presse et ayant en tête l’exemple de Mediapart, l’auteur s’élève contre la concentration des chaînes de télévision, des journaux et des radios au profit de quelques capitaines d’industrie ou de magiciens de la finance. Elle vient d’ailleurs de publier un violent réquisitoire contre le groupe Bolloré (2). Quelle incroyable surprise ! Dans Libres et égaux en voix, elle ne cite jamais le financement librement consenti par le public qu’on trouve à Radio Courtoisie et pour TVLibertés ou Livre noir. Elle aurait peut-être appris qu’il existe une autre solution, moins facile certes, entre le contrôle privé et la gestion publique calamiteuse… Le BIM ne s’appliquerait qu’à « tout média employant au moins un journaliste ». Mais qui définit l’état de journaliste ? La détention de la carte professionnelle ? On a l’impression que Julia Cagé biaise dès le départ les conditions d’obtention de ce statut. Au titre de l’égalité, va-t-elle discriminer Faits et Documents au profit du Huffington Post ? « Ce sont les conditions de l’égalité légale qu’il nous faut penser », ce qui se révèle dans les faits plus que mortifère…

Elle avance en matière civique des améliorations partitocratiques comme le référendum délibératif d’initiative citoyenne et des primaires ouvertes délibératives obligatoires qui remplaceraient la quête des cinq cents parrainages pour l’élection présidentielle. Elle envisage même des « référendums d’initiative citoyenne en les combinant avec une délibération préalable au sein d’une assemblée tirée au sort, afin que la question soumise au vote ne soit pas simplement binaire mais le fruit d’un approfondissement démocratique réalisé en amont par des citoyens ainsi choisis ». Surgissent alors trois problèmes majeurs. Le premier concerne l’échelle territoriale du débat. La procédure envisagée peut fort bien se circonscrire à la commune, au département, voire à la région. Elle deviendrait plus compliquée à mettre en œuvre dans un cadre national ou européen. D’où, deuxième difficulté pratique, la nature du sujet. La municipalisation de l’eau, la mise en place d’un système de transport public multimodal (train, tram, métro, vélo, bus) ou l’établissement de repas « locavores » dans les cantines sont des exemples pertinents susceptibles d’entrer dans ce cadre délibératif. Toutefois, l’avenir de la filière nucléaire, l’engagement militaire à l’étranger ou les grandes orientations diplomatiques risquent par leur technicité ou leur prise de décision rapide de rendre impossible tout débat sérieux, car il manque, troisième objection, l’indispensable démopédie jamais abordée. La démopédie ou « l’éducation des citoyens aux affaires publiques (de la cité) » passe-t-elle nécessairement par l’instruction scolaire et le système médiatique ? Soyons ici sceptiques. Elle ne comprend pas que ses propositions arrivent trop tard. Elle méconnaît la neutralisation du coup électoral et la dépolitisation accélérée des citoyens qui préfèrent s’abstenir, voter blanc ou nul plutôt que de choisir un quelconque candidat. Le « je-m’en-foutisme » civique n’en est qu’à ses débuts. La faute en revient au libéralisme philosophique et politique sous lequel elle place son raisonnement.

 

Quotas socio-électoraux

Pour Julia Cagé, « l’espace politique [correspond à] l’ensemble des dimensions de la sphère publique ». Cette sphère publique en côtoierait d’autres (économique, sociale, judiciaire, etc.). Il s’agit d’une perception libérale inspirée des monades de Leibnitz qui ne coïncide pas avec la réalité anthropologique de l’homme. Animal social et communautaire, celui-ci évolue au sein des différentes essences dont deux, le politique et l’économique, furent étudiées avec brio par Julien Freund (3). En outre, elle « considère que non seulement la liberté consiste à participer aux affaires publiques, mais que le bonheur de chacun relève en partie de son bonheur public, c’est-à-dire de l’expérience de cette liberté publique ». Faut-il comprendre qu’il est jubilatoire de voter Christiane Taubira ? Avouons que revoir la mine défaite des militants socialistes le soir du 21 avril 2002 fait toujours plaisir… L’auteur parle de « bonheur public » sans pour autant le définir. Le bonheur selon Nordahl Lelandais n’est probablement pas le même que celui de l’abbé Pierre… Julia Cagé évacue aussi la part du tragique qui sous-tend toute activité humaine. Plus que tendre vers le bonheur, la liberté publique cherche plutôt à accepter le tragique de l’existence.

L’absence du tragique, moteur de l’histoire des peuples, dans son analyse confère à ses propositions une teneur utopique ou, plus exactement, irénique. Elle considère qu’« aujourd’hui, certains d’entre nous sont représentés, mais beaucoup ne le sont pas ». À partir de ce constat, elle soutient « une démocratie de la présence », c’est-à-dire une démocratie à la fois représentative, participative, élective, délibérative et descriptive. Ce dernier adjectif mérite une explication.

La principale innovation de ce livre porte sur la mise en place d’une « Assemblée nationale mixte » ouverte « à une parité de genre et de classe sociale ». À savoir, « premièrement, chaque parti doit présenter 50 % de candidates femmes (exigence de parité de genre) et 50 % de candidats ouvriers/employés/travailleurs précaires/demandeurs d’emploi (exigence de parité sociale). Le non-respect de cette disposition entraîne l’annulation de l’éligibilité de l’ensemble des candidats présentés par un parti. Deuxièmement, afin d’éviter une situation – malheureusement très probable au vu de l’expérience historique – où les partis cantonneraient majoritairement leurs candidates et candidats socialement défavorisé.es dans les circonscriptions non gagnables, les élus de chaque parti devront compter au moins 40 % de femmes et au moins 40 % d’ouvriers/employés/travailleurs précaires/demandeurs d’emploi. Dans le cas où les partis ne respecteraient pas cette deuxième règle, alors ils perdraient l’intégralité de leur financement public ». Si le projet se veut ambitieux, sa réalisation n’engendrerait que la sclérose du débat électoral, la fossilisation des partis politiques et l’impossibilité de voir apparaître de nouvelles formations. Ces deux conditions priveraient légalement toute expression et toute représentativité à l’Opposition nationale, populaire, sociale, identitaire et européenne. Soucieuse de diversité socio-professionnelle et de genre (bien qu’elle oublie les trans, les non-binaires et d’autres catégories dyssexuelles), Julia Cagé évacue de sa réflexion toute diversité politique. Et puis pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Les Blancs, les chauves, les nains, les manchots, les roux, les adeptes de la pétanque, les collectionneurs de boîtes de camembert, etc., n’auraient-ils pas, eux aussi, le droit d’être représentés politiquement selon les critères de la « multi-mixité » ?

 

Fin du demos

Au nom d’une supposée égalité des représentations, l’auteur aboutit à fragmenter le corps civique. Julia Cagé soumet la communauté politique aux injonctions croissantes des ploutocrates qui se déguisent en de généreux philanthropes à travers leurs richissimes fondations défiscalisées qui détournent à leurs seuls profits les impôts.

Cette communauté politique devrait néanmoins « retrouver le bien public » (titre du quatrième chapitre). Bien commun ou bien public ? Guillaume Travers revient sur ce clivage fondamental. « On pourrait être tenté de croire que le “ bien public ” n’est qu’un “ bien commun ” à une échelle supérieure, qu’il n’y aurait entre ces deux termes qu’une différence de degré, mais non de nature. Ce serait là une grave erreur, car les deux concepts présupposent des visions de l’homme distinctes : d’un côté, l’homme est vu comme membre organique de communautés particulières; de l’autre, il n’est vu que comme un individu dont les appartenances collectives se réduisent à des totalités abstraites. […] Ce moment réduit les intérêts collectifs à la vision “ publique ” de l’État, en même temps qu’elle ouvre un champ inédit pour le déploiement des intérêts privés, marchands (4). » En femme de gauche émancipée, Julia Cagé œuvre sans peut-être le savoir pour le « Marché – monde ».

Libres et égaux en voix plaide en faveur de l’extension formelle de la démocratie occidentale moderne, ce système chimérique qui ne fabrique que des impostures politiciennes. L’incapacité de l’auteur à penser le tragique et le conflit en fait un merveilleux essai destiné aux Bisounours quelque peu politisés. Les déferlantes de la société liquide postmoderniste bouleversent fortement les institutions pseudo-démocratiques de l’Occident globalitaire chaotique. Par les vertus de l’illibéralisme croissant émergera bientôt un nouvel ordre laocratique concret sur le sol albo-européen.

G. F.-T.

Notes

1 : Julia Cagé, Libres et égaux en voix, Fayard, 2020, 264 p., 19 €. Mes citations non mises en note en sont extraites.

2 : Julia Cagé, Pour une télé libre. Contre Bolloré, Le Seuil, coll. « Libelle », 2022.

3 : cf. Julien Freund, L’Essence du politique, Dalloz, 2003 (1965); Julien Freund, L’Essence de l’économique, Presses universitaires de Strasbourg, 1993.

4 : Guillaume Travers, « Le public et le privé en débat. Origines et enjeux d’une distinction », dans Éléments, n° 194, février – mars 2022, pp. 71 – 72.

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