Polytechnicien, réaliste, courageux, â contre-courant des modes, Georges Sorel fut tout à la fois socialiste, conservateur, élitiste, chantre des vertus aristocratiques et militaires, salué par les syndicalistes révolutionnaires, proche des milieux de l’Action Française, apprécié tant par Lénine que par Mussolini. Bref, Sorel fut un penseur hors normes.

Déjà politiquement incorrect de son vivant, il l’est encore davantage aujourd'hui. À l’heure de l'apparition de nouveaux clivages et de l’effondrement des idéologies, il est utile de redécouvrir l’un des plus brillants théoriciens politiques français de l’aube de ce siècle.

 

Barrès disait de lui : "c’est un hérisson". De fait, Georges Sorel était un caractère entier ! Il ne rechignait pas à la bagarre. Mais s’il est vrai qu'il fut un authentique aventurier de l’esprit, Georges Sorel ne vécut qu’une existence somme toute banale.

 

 
 

C’est dans une vieille famille normande qu’il voit le jour, le 2 novembre 1847, à Cherbourg. Après un classique parcours d'études, il intègre Polytechnique et devient ingénieur des Ponts et Chaussées, poste auquel il devra de passer vingt-cinq ans en province. Fortement ébranlé par le désastre de 1870, il se met dès 1892 en disponibilité afin de pouvoir écrire en toute quiétude. Il attendra la quarantaine pour signer ses premiers textes théoriques, et la soixantaine pour voir paraître ses fameuses "Réflexions sur la violence", qui assureront jusqu’à aujourd'hui encore sa notoriété...

 
 
 

Bien que de formation scientifique, Sorel comprend très vite que le fonctionnement d’une société n'obéit pas à une logique strictement mécanique. Il se défie du scientisme, cette prétention de la science à résoudre par sa seule vertu les grands problèmes philosophiques, attitude fort prisée en son temps, et qu’illustrent les écoles positivistes ou idéalistes. Son mérite est de mettre en évidence le rôle-clé joué par le mythe dans la dynamique politique et sociale. Ce que l'on nomme, à tort, l'irrationnel, constitue un élément capital dans la vie des hommes et le développement des sociétés. Pour se maintenir, et maintenir une société, une morale a besoin de faire respecter des valeurs simples, comme l'héroïsme, l’esprit de sacrifice, l'approche du sacré, le dépassement de soi.

 
 

"II n’y aurait jamais de grandes prouesses à la guerre, si chaque soldat, tout en se conduisant comme une individualité héroïque, prétendait recevoir une récompense proportionnée à son mérite, notera-t-il dans ses "Réflexions sur la violence". Quand on lance une colonne d’assaut, les hommes qui marchent en tête savent qu’ils sont envoyés à la mort, et que la gloire sera pour ceux qui, montant sur leurs cadavres, entreront dans la place ennemie; cependant, ils ne réfléchissent point sur cette grande injustice et ils vont en avant. Lorsque dans une armée, le besoin de récompenses se fait très vivement sentir, on peut affirmer que sa valeur est en baisse".

 
 

Un "vitaliste" français

 
 

Intellectualiser les problèmes sociaux est une erreur. C’est d’ailleurs ce que Sorel reproche aux intellectuels marxistes. Son souci reste l’efficacité pratique. Or, il est clair que les mythes font davantage se mouvoir les foules que les raisonnements abstraits. Ce sont ces mythes qu'il oppose à la sécheresse de la dialectique. Aux ratiocinations des théoriciens, il préfère la force créatrice de la vie (1). Or, il n’y a pas de vie sans combat. Au lieu de déplorer l’existence de la Violence au sein de la société, Sorel y voit une forme d’énergie, un signe de bonne santé (2). Car l'amour du risque, la volonté de dépassement, l'attrait du sublime constituent le moteur secret de la vie des hommes. Sorel déteste et dénonce la décadence qui ronge toutes les sociétés, antiques ou modernes. Ce processus sournois d'affaiblissement des grands corps sociaux se met en place par l'asservissement mental et la mollesse qui gangrènent les élites et les peuples.

 
 

Foin du sybaritisme, foin de l'hédonisme ! Sorel en appelle au réveil des forces vives de la nation. Il veut un sursaut salvateur, capable de susciter des énergies neuves, puissantes, profondes. Ce qu’il apprécie dans les soulèvements populaires, c’est l'émergence d’une nouvelle aristocratie, débordante de force, soucieuse de prendre son destin en main. En son époque, c’est le mouvement ouvrier qui incarne à ses yeux cette énergie créatrice. Ainsi, la grève générale est-elle un élément profondément mobilisateur, dans la classe ouvrière de l’époque. Elle est "le mythe dans le socialisme s’enferme tout entier, C’est-à-dire, une organisation d’images capables d’évoquer instinctivement tous les sentiments qui correspondent aux diverses manifestations de la guerre engagée par le socialisme contre la société moderne. Les grève sont engendré dans le prolétariat les sentiments les plus nobles, les plus profonds et les plus moteurs qu’il possède ; la grève générale les groupe tous dans un tableau d’ensemble et, par leur rapprochement, donne à chacun d’eux son maximum d'intensité( …)".

 
 

Aristocratie populaire

De la même manière que Gustave Le Bon, (voir Agir n°244, d’octobre 1996), Sorel a compris que la colère, l’indignation, le ressentiment, constituaient des rouages extrêmement puissants sans lesquels il n'est pas de bouleversement possible dans la vie sociale. "Qu’est-il demeuré de l'Empire ? Rien que, 1’épopée de la grande armée, écrit-il en 1908, ajoutant : Ce qui demeurera du socialisme actuel, ce sera l'épopée des grèves". La valeur de l’homme se mesure dans la lutte pour sa reconnaissance.

 
 
 

Hier, la bourgeoisie avait, su s’imposer face à un établissement politique décadent. Mais les temps ont changé les mentalités aussi : "le sublime est mort dans la bourgeoisie et celle-ci est donc condamnée à ne plus avoir de morale".

 
 

Influencé par des écrivains aussi différents que Tocqueville et Proudhon, Joseph de Maistre et Marx, Vico, Renan, Le Play, Taine, Pareto, Croce, et surtout Bergson, Sorel, s’il se pose en révolutionnaire, critique cependant les marxistes non pour leur approche la lutte des classes, mais pour le déterminisme historique. Il lui apparaît ridicule et illusoire de prétendre bâtir de toutes pièces une prétendue société idéale, et il ne croit pas davantage à une conception universelle de l’Histoire.

 
 

Réaliste, Sorel sait que tout ne repose que sur des rapports de force, et qu’une politique sans puissance n’est qu’une grossière illusion. C’est pourquoi il refuse toutes les utopies, en particulier l’utopie égalitaire. Ce sont les minorités agissantes qui font l’histoire. Ses livres ne s’adressent pas aux masses, mais aux élites qui veulent assumer leur destin et enrayer cette gangrène mortelle qui a pour nom décadence. La vision de la vie développée par Sorel est essentiellement aristocratique. Très curieusement, on assistera autour de lui à un rapprochement entre "anti-démocrates de gauche" et "anti-démocrates de droite", syndicalistes et contre-révolutionnaires, avec des personnages aussi différents qu'Edouard Berth, Pierre Gilbert et Georges Valois. Car pour Sorel, "la démocratie est le pays de Cocagne rêvé par des financiers sans scrupules".

 
 

Sorel se défie de la réification du monde. Quantifier, vendre, acheter, tout juger à l’aune de l’argent lui paraît être une des tares fondamentales du monde moderne. "De tous les gouvernements, le plus mauvais est celui où la richesse et les capacités se partagent le pouvoir (...) Dans ce régime, l’orgueil de la race n’existe plus (...) Le succès justifie tout ; pas une idée morale ; c’est l’idéal des Anglais. Le vice de ce gouvernement repose sur l’application du principe de l’échange : les hommes ne comptent pas; il n’y a que des valeurs en présence. La prédominance des idées économiques a donc non seulement pour effet d’obscurcir la loi morale, mais aussi de corrompre les principes politiques ». Il y oppose le principe de dépassement de soi : « cet effort vers le mieux qui se manifeste, en dépit de l’absence de toute récompense personnelle, immédiate et proportionnelle, constitue la vertu secrète qui assure le progrès continu dans le monde".

 
 

L’Histoire va donner tragiquement raison à Georges Sorel. Ce primat de l’économie qu’il ne cesse de flétrir va bel et bien être le catastrophique ferment de la Grande Guerre. Cette saignée à blanc des forces vives des nations européennes que constituera le titanesque et fratricide conflit de 1914-1918, c’est, explique-t-il, au jeu pervers des démocraties minées par les puissances d’argent qu’on le doit. Georges Sorel, avec une grande lucidité, pourfendra non seulement les "va-t-en-guerre" mais aussi vitupérera avec véhémence un traité de Versailles aussi injuste que malsain, en lequel il entreverra avec perspicacité le vecteur d’affrontements futurs.

Prolixe, Sorel l’est assurément. Tour à tour historien, sociologue, économiste, moraliste, cet autodidacte brillant va publier des écrits dans plus de quarante revues. Solitaire dans la réflexion, Sorel l'est égaiement dans son existence. Lorsqu’il rend l’âme, en août 1922, dans sa petite maison de Boulogne sur Seine, il apparaît comme un ascète laïque, vivant reclus, et qui s’éteint quasiment dans l’anonymat. Sa renommée viendra plus tard. De tous les bords. En 1932, l’Action française et l’Internationale communiste salueront simultanément en lui un véritable chef. On verra des Soviets lui élever des bustes et un club de militants bolcheviques s’autoproclamer club Georges Sorel. Quant à Mussolini, il dira en 1934 : "Ce que je suis, je le dois à Sorel".

 

Autant dire que l’homme n'a pas fini de surprendre celui qui part à sa découverte...

 

 

1 - Il est d’ailleurs intéressant d'étudier les analogies entre des auteurs comme Le Bon ou Sorel, et le courant "vitaliste" bien connu des historiens, qui connaît une formidable expansion Outre-Rhin à la fin du XIXème siècle, à la fois par le biais de l'influence de diverses écoles de sociologie fortement teintées de nietzschéisme comme par le courant de l’École du "Droit historique" de Karl von Savigny.

 

 
 
2 - Les analyses de Sorel sur le rôle de la violence dans l’équilibre des sociétés sont confortées par l’éthologie moderne, la science des comportements, dont le représentant le plus brillant fut Konrad Lorenz, prix Nobel en 1973. Lorenz a montré comment l’instinct, déterminé par des caractères innés, constituait un rouage essentiel du comportement humain ("L'Agression, une histoire naturelle du mal", 1969). Konrad Lorenz fera prochainement l’objet d'une fiche de formation.

 

 
 

À lire : "Réflexions sur la violence", "Les illusions du progrès", "La Révolution dreyfusienne", "La décomposition du marxisme", "Matériaux d’une théorie du prolétariat". À noter également, les "Cahiers Georges Sorel", publiés par la Société d’études soréliennes, ainsi qu’un numéro des "Cahiers de l’Herne" de 1986 consacré à Sorel.

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