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Si notre IVe République a éliminé de la scène parlementaire un grand nombre des hommes qui avaient joué un rôle dans les périodes d'avant-guerre, elle n'a, depuis la Libération, guère révélé de personnalités politiques nouvelles de premier plan. Ceux qui, ces dernières années, ont tenu au gouverne­ment des postes dirigeants avaient déjà à peu près tous figuré dans les assemblées de la vieille Troisième, ou au moins dans les cabinets des ministres au pouvoir.

Par contre, sur le terrain économique, a été découvert et lancé un personnage, M. Jean Monnet, qui, jusque-là ignoré du public, s'est vu attribuer, du jour au lendemain, avec le titre de commissaire général du plan de modernisation et d'équipement, une influence à beaucoup de points de vue dominante.

La fonction et l'homme à qui elle était confiée sont l'une et l'autre curieusement caractéristiques de nos temps actuels.

Au lendemain de la Libération deux problèmes essentiels s'étaient posés à ceux qui prenaient la charge de relever la France : refaire une constitution politique au pays ; et puis rétablir sa prospérité économique, lui construire un sain équilibre social propre à lui assurer, à l'intérieur la paix et la confiance, à l'extérieur l'indépendance et l'autorité.

En présence de ces deux problèmes on a adopté deux méthodes de travail paradoxalement contradictoires.

Pour rétablissement de la constitution politique on a multiplié les consultations populaires. On a élu successivement deux assemblées constituantes qui ont, l’une après l'autre, élaboré, discuté, voté publiquement, article par article, des textes pendant de longs mois. On a ensuite soumis le fruit de leurs longs labeurs à deux référendums de l'ensemble du corps électoral. Et tout cela, tant de scrupules, un tel souci de ne rien décider sans l'approbation des électeurs pour aboutir à nous donner une constitution qui ne diffère que par peu de traits de la vieille constitution de 1875.

L'élaboration d'un programme économique devait, semble-t-il, demander plus d'attentions, plus de consultations, plus d'avis encore. Il s'agissait, en effet, ici non de modifier dans les détails telle ou telle manière de voter, mais de décider quelle structure on allait donner au pays ; si, en face d'un monde bouleversé, on se proposait, pour relever la France, d'y développer de préférence l'industrie ou l'agriculture, ou encore le commerce ; si on souhaitait la rendre capable de se suffire à elle-même avec ses ressources continentales et coloniales, ou si, au contraire, on voulait développer ses échanges avec l'étranger ; si on voulait confier la direction de la production à des entreprises d'Etat ou encourager et soutenir les initiatives privées, développer la concentration indus­trielle ou provoquer une dispersion artisanale, augmenter ou limiter le chiffre de la population, provoquer l'immigration ou l’émigration, etc.

Plus que pour aucun autre problème toutes les catégories de citoyens, toutes les compétences devaient être appelées, semble-t-il, à discuter, à prendre position, avant toute décision gouvernementale.

Hé bien, on a procédé tout autrement. Sur un seul point, sur la nationalisation des bassins houillers, des compagnies d'assurance et des grandes banques de dépôt, on a demandé un vote parlementaire, sans d'ailleurs se soucier de faire rentrer ces nationalisations dans aucun système d'ensemble. Et puis, pour tout le reste, aussi bien pour la réparation des ruines de guerre que pour l'organisation de notre structure économique d'après-guerre, on a, sans consultation publique d'aucune sorte, par une simple décision du gouvernement provisoire du général de Gaulle, en janvier 1946, pris le parti de tout remettre aux soins d'une sorte de dictateur, aidé d'un trust de con­seillers choisis par lui. Et c'est ainsi que M. Jean Monnet est entré dans la notoriété.

Pour ce rôle de dictateur au relèvement économique qui lui était confié, M. Monnet est fort curieusement choisi. Né en 1888, il a derrière lui une carrière pour le moins aventureuse. Fils d'un fabricant d'une petite marque de cognac en Charente, il avait débuté dans la vie comme agent commercial pour la vente aux Etats-Unis et au Canada du cognac familial, qui lui était payé pour partie en fourrures par l'intermédiaire d'une compagnie de trappeurs dépendant de la banque Lazard Brothers de Londres.

En 1914, âgé de 26 ans, au lieu de rejoindre les armées, il s'était, grâce à ses relations d'affaires, fait affecter à la direction du ravitaillement. En 1916, il était devenu le représentant de la France dans un comité interallié de ravitaillement et de transports, installé à Londres. De là, en 1916, à la signature de la paix, il était passé à la Société des Nations débutante, en qualité d'adjoint du secrétaire général, l'Anglais Sir Eric Drummond. Puis il avait démissionné en 1923. Il s'était, un moment, occupé, avec divers banquiers internationaux, de la stabilisation des monnaies autrichienne et polonaise. Il avait aussi travaillé à renflouer, grâce à ses attaches financièresl'entreprise de cognac de son père, alors menacé de faillite. On l'avait trouvé, par la suite, mêlé à un consortium électrique et minier franco-américain, le groupe Blair. Après quoi, le groupe Blair ayant été atteint sérieusement par la crise économique de 1930, il était allé opérer en Chine pour le compte d'une banque américaine, la banque Murnano, appuyée par la banque Walker, qui s'occupait, entre autres, de ventes de loco­motives au gouvernement chinois, et dont il était devenu associé. Il avait aussi épousé, à Moscou, la fille d'un journa­liste italien.

Il est vrai, qu'en outre, en 1943, il s'était rendu à Alger, où il avait figuré dans les conseils qui négocièrent la formation du gouvernement provisoire, au moment où était encore pendante la question de savoir qui l'emporterait du général Giraud et du général de Gaulle.

Bien entendu, par les liens qu'il avait noués à Londres avec les gaullistes c'est contre Giraud qu'il avait alors joué. Il fut de ceux à qui, après l'éviction de Giraud, de Gaulle, à Alger d'abord en 1943, à Paris ensuite après la Libération dut beaucoup.

Et puis, après Munich, il avait été envoyé par M. Daladier s'occuper de l'achat d'avions destinés à la France. Enfin, en 1939, à la déclaration de guerre, il avait été nommé président d'un comité de coordination franco-anglais, siégeant à Londres, pour l'organisation de l'effort d'armement des deux pays. En juin 1940, c'était lui qui à Londres, avait suggéré à Churchill, pour empêcher la France de signer l'armistice, l'étrange combinaison en vertu de laquelle la France et la Grande-Bretagne auraient conclu une « Union indissoluble » et auraient été administrés par un cabinet de guerre commun, sous le contrôle d'un parlement commun. Et tout naturellement, après la débâcle, resté en Angleterre, il avait continué, pour le compte des alliés, à opérer dans les affaires d'achat de maté­riel.

Bref, si M. Monnet s'était, depuis 35 ans, acquis une compétence et des relations d'affaires très étendues, c'était essen­tiellement une compétence d'intermédiaire, de commis voya­geur international en marchandises diverses, personnellement très dépendant de quelques banquiers américains, avec toutes les déformations que ce genre de profession a pu entraîner dans un monde économiquement bouleversé par l'illusionnisme des gens de finances.

Et voilà la raison principale, une raison qui ne fut pas d'ordre économique, pour laquelle, en 1946, de Gaulle devenu chef du gouvernement provisoire, lui confia les fonctions de commissaire au plan.

Et maintenant il s'agit de savoir comment, et avec la collaboration de qui, Jean Monnet, une fois en place, organisa son affaire.

Aussitôt nommé il s'était associé comme adjoint un homme, M. Marjolin, à divers points de vue lui aussi assez curieux. Car, universitaire d'origine, M. Marjolin, pendant plusieurs années avant la guerre collaborateur actif du « Populaire » de Léon Blum, avait figuré pendant l'occupation dans l'entourage de M. Bouthillier, à Vichy, parmi les techniciens des équipes synarchiques, avant de se rendre en Amérique.

Et puis il avait créé une quinzaine de commissions de dix à vingt membres chacune, commission des houillères, de l'électricité, de la sidérurgie, des transports, de l'équipement rural, du textile, etc., où figuraient, en propor­tion d'ailleurs variable, de hauts fonctionnaires, quelques représentants, en petit nombre, de syndicats patronaux et ouvriers, et d'assez nombreux dirigeants de très puissantes entreprises industrielles, parmi lesquelles, entre autres, M. Eugène Roy, directeur général des aciéries de Longwy, M. Peu­geot, M. Bô, directeur général de Rhône-Poulenc. M. Lesieur, des Huiles, désignés tous, sans règle d'aucune sorte, par le commissaire général et le gouvernement.

Ainsi constitué, le commissariat s'était mis au travail. Il avait commencé par établir un programme qu'il condensait dans un vaste rapport imprimé au début de 1947, accompagné de tableaux et de statistiques, et précédé d'une sorte de long exposé des motifs. Ledit exposé des motifs, pour peu qu'on l'analyse de près, révèle des points de vue étonnamment sommaires et arbitraires. Il n'abordait et ne discutait aucune des questions relatives aux réformes qu'il pouvait y avoir lieu d'envisager ; quant à la structure démographique et sociale du pays ; quant à la répartition souhaitable entre l'industrie et l'agri­culture ; quant au peuplement colonial ; quant aux possibilités plus ou moins grandes qui pourraient ou non s'offrir à la France de réduire ses importations et de se suffire plus com­plètement à elle-même par la mise en valeur des ressources de la métropole et de ses possessions d'outre-mer ; quant aux avantages et aux inconvénients comparés de la concentration industrielle ou de la dispersion artisanale, tant au point de vue du rendement, de la concurrence et des prix qu'au point de vue de la santé générale du pays. Il dédaignait, en un mot, tout point de vue à proprement parler humain.

Il posait, en principe, qu'une seule réforme était à accomplir, celle de la modernisation de notre équipement de pro­duction industrielle et agricole. Car, assurait-il, comme une série d'axiomes indiscutables : notre seul tort dans le passé avait été d'avoir une production insuffisante et trop coûteuse; s'il en avait été ainsi, c'est seulement que notre équipement était inférieur à celui de nos concurrents, que nous n'avions ni machines assez perfectionnées, ni routes assez belles, ni ports aux quais assez spacieux, etc. ; une fois que nous serions suffisamment équipés, nous pourrions exporter de quoi couvrir les importations dont nous avons besoin ; pour obtenir ce résultat le but à atteindre était d'arriver, par un progrès méthodique, à porter en 1950 le volume global de la production française à un niveau supérieur de 25 % environ au maxi­mum atteint dans la meilleure année d'avant-guerre, c'est-à-dire en 1929 ; la seule condition nécessaire à la réussite du programme ainsi défini était que, dès l'année même, la stabilité des prix et de la monnaie fût assurée, et l'équilibre général des dépenses de l'Etat solidement établi.

De sang-froid, cette façon de raisonner apparaît d'un simplisme déconcertant, doublé de pas mal d'ignorances. On ne se souciait pas de rechercher comment les marchandises qu'on se proposait de produire pour l'exportation avaient des chances, de ne pas se heurter à des droits de douane protecteurs. On ne précisait pas dans quelles conditions, sur le marché inté­rieur comme sur le marché extérieur, pourrait être établi entre le prix de vente des marchandises et le pouvoir d'achat des clients éventuels un équilibre meilleur que celui qui, avant-guerre, avait provoqué des crises de sous-consommation de plus en plus catastrophiques. On oubliait qu'avant-guerre déjà l'ingéniosité des techniciens s'était dépensée à établir et à amorcer, sous des noms divers, des programmes d'équipement et de grands travaux très comparables à celui que l'on dessi­nait, et qui n'avaient, bien au contraire, pas empêché les crises et les troubles économiques de toutes sortes. On ne s'apercevait même pas que l'année 1929, qu'on prenait arbitrai­rement comme étalon, était justement celle où avait éclaté le plus grave déséquilibre entre production et pouvoir d'achat. Enfin, on n'indiquait, en aucune façon, comment on procéde­rait pour trouver les fonds nécessaires à un aussi vaste pro­gramme, tout en maintenant cet équilibre budgétaire que l'on reconnaissait indispensable.

On s'était contenté de fixer d'abord le plan des travaux d'équipement, routes, quais, barrages, transports d'électricité, installations minières, voire dans les campagnes abattoirs et frigorifiques perfectionnés, qui devaient, affirmait-on sans préciser sur quelles données on se basait, permettre, dans un délai de cinq ans, à un taux rémunérateur, une production d'un quart supérieure à celle de 1929. On avait ensuite calculé, avec des minuties de polytechniciens, les quantités et les prix des milliers de tonnes de matières premières, de machines et d'ou­tillages que tous ces travaux allaient exiger. Et puis, on avait réclamé un crédit global correspondant à une première tranche annuelle de travaux.

Le gouvernement, sans permettre aux parlementaires de discuter ni le principe, ni les modalités du plan, et en leur promettant seulement qu'il les renseignerait par la suite, avait fait appel à l'emprunt pour fournir aux dirigeants du plan les sommes qu'ils réclamaient. Il avait fait inscrire ces sommes à un compte spécial extrabudgétaire, dans lequel on allait pou­voir puiser sans contrôle. Et puis on s'était mis à travailler et à dépenser.

Or, au bout de quelques mois à peine, sans que les parlementaires osassent demander des explications, on s'était aperçu que les prix montaient, que la monnaie se dévaluait, qu'une partie seulement des travaux prévus pour l'année était en voie d'exécution, que tout l'équilibre du système était déjà com­promis.

Heureusement, dans l'intervalle, au cours de l'année 1947, les Etats-Unis, de leur côté, par la fameuse déclaration de M. Marshall, à Harward, prenaient l'initiative de proposer un plan d'aide américaine pour le relèvement économique de l'Europe.

Ce plan était conçu de la façon suivante. L'Amérique fournira à l'Europe des matières premières et des objets fabriqués qui seront payés aux producteurs américains, à fonds perdus, par le budget des Etats-Unis. Cependant, les bénéfi­ciaires européens de ces produits ne les recevront pas gratuitement. Que ces bénéficiaires soient des entreprises privées ou des services d'Etat, ils devront en payer le prix, dans leur monnaie nationale, à leur propre gouvernement. Ledit gouvernement, de son côté, ne pourra pas disposer librement des sommes ainsi rassemblées. Elles seront versées dans une caisse à part, et ne pourront être débloquées que sur contrôle améri­cain de l'utilité de leur emploi. Divers comités, tant américains qu'européens, régleront le fonctionnement du système.

Un tel mécanisme est certes ingénieux, et de nature à soulager les budgets des Etats d'Europe. Mais il leur ôte beaucoup de leur indépendance. En ce qui nous concerne en parti­culier, les vues américaines sur notre relèvement risquaient fort de ne pas coïncider avec celles des dirigeants du plan Monnet.

Cependant l'administration de notre plan avait été maintenue. Elle avait continué à dépenser des sommes de plus en plus considérables, qui maintenant allaient lui être fournies pour partie par les crédits du plan Marshall. Pour le budget de l’année 1949 elle réclamait une somme globale de 600 milliards.

Pour la première fois, devant l’énormité de ce chiffre, et devant les complications que risquait d'entraîner à présent le contrôle américain, le Parlement avait protesté. Deux rapports avaient été rédigés et discutés en séances publiques, l'un au mois de février dernier, de M. Pleven à l’Assemblée Nationale, l'autre, le plus intéressant, de M. Pellenc, au mois d'avril, au Conseil de la République.

De ces rapports et des débats auxquels ils donnaient lieu ressortait une série d'observations très curieuses.

Les parlementaires remarquaient que, si le gouvernement avait laissé une large autonomie aux dirigeants du plan Monnet, il s'était cependant engagé à soumettre, avant le 31 décembre 1948, leur travail aux Chambres, avec les modi­fications à lui apportées pour l'adapter au plan Marshall ; mais qu'il n'en avait rien fait.

Ils constataient que sur les sommes prévues aux budgets des deux années précédentes pour les premiers travaux de réparation et d'équipement prévus par le plan Monnet, une faible partie, un tiers seulement en 1947, avait reçu sa destination régulière ; le reste ayant été employé, grâce aux facilités que donnait l'absence de tout contrôle, à boucher les frais de gestion toujours grandissants de divers services nationalisés, ce qui avait bouleversé en fait tout le programme et toutes les prévisions, si minutieusement calculées, sur lesquelles le plan était bâti.

Pour se procurer les fonds réclamés par le plan, on n'avait cessé de recourir à des procédures d'emprunt, plus ou moins forcés qui, en vue des équipements futurs, pompaient les épargnants et les réserves de la masse des Français. C'est ainsi, en particulier que, par la loi du 7 janvier 1948, avaient été décidés un prélèvement dit « exceptionnel » et un emprunt amortissable de 3 % dont le produit avait été intégralement affecté aux besoins des travaux de reconstruction et d'équipement dirigés par l'administration du plan, et qui, par les trou­bles qu'ils entraînaient dans le train courant des affaires, avaient provoqué de nouvelles baisses de la monnaie.

Sur les quelque 600 milliards réclamés par l'administration du plan pour son budget de l'année 1949, et qui étaient divisés par elle en parts à peu près égales pour les travaux de reconstruction, d'une part, pour la modernisation, de l'autre, il se trouvait que presque tout était affecté aux besoins des services nationalisés, mines, électricité, chemins de fer, travaux publics. Très peu de choses était prévu pour les besoins des entreprises industrielles privées, et moins encore pour ceux de l'agriculture.

Si l'on regarde d'un peu plus près, il est vrai, il se trouve que les services nationalisés, aujourd'hui, ne travaillent pas eux-mêmes, avec leur personnel propre, pour leur équipement. Qu'il s'agisse, par exemple, de l’électrification des lignes de chemins de fer ou des installations de puits de mines, ou, mieux encore, des travaux publics de routes, de quais, etc., ils se contentent de traiter avec les quelques grandes sociétés privées de la sidérurgie, de la fabrication de matériel électrique, des produits chimiques, etc., qui effectuent les travaux à leur compte et fournissent machines et matières premières. En conséquence, par une incidence imprévue et que l'on se garde d'ordinaire de signaler au public, sous le couvert de la natio­nalisation, sous le couvert des crédits attribués aux entreprises nationalisées, ce sont, en fait, les grandes sociétés industrielles privées qui reçoivent les commandes et bénéficient des crédits.

Et sans doute certains seront tentés de dire que c'est là un résultat heureux, un moyen indirect d'augmenter la part, théoriquement si restreinte, faite à l'industrie privée dans la dis­tribution des crédits du plan.

Oui, sans doute ; mais les bénéficiaires de ces commandes ce ne sont que les sociétés les plus puissantes, celles qui ont des représentants dans les commissions du plan. De plus, comme ces derniers se trouvent à la fois conseillers et bénéficiaires, ils sont tout naturellement tentés de grossir les devis, de multiplier les travaux, même les moins utiles. Et le jeu leur est d'autant plus facile qu'ils ont toutes sortes de complicités dans les services nationalisés avec lesquels ils ont à traiter, et pour le compte desquels sont passées les commandes. A la tête des services nationalisés, en effet, il y a des ingénieurs, de hauts fonctionnaires, tous plus ou moins issus de polytechnique et de l'inspec­tion des finances. Dans le haut état-major des grandes sociétés industrielles on trouve aussi des polytechniciens, des inspec­teurs des finances, liés par toutes sortes de camaraderies à ceux qui, dans les services nationalisés, représentent l'Etat. Et d'ailleurs ces derniers, qui pratiquement ne sont responsables devant personne, n'ont et ne peuvent avoir un véritable souci du prix de revient.

Dans son rapport au Conseil de la République, M. Pellenc a fait, sur les méthodes employées pour rétablissement des devis et la fixation du programme de travaux des services nationalisés, des observations bien caractéristiques et bien troublantes. « Gaz et Electricité de France, dit-il tout d'abord, se voient attribuer pour leur compte 104 milliards. Dans quelles conditions ? Sur la présentation d'un simple catalogue qui comporte la désignation de 97 localités où des travaux sont engagés. Le prix des travaux n'est pas chiffré. Par conséquent, il est absolument impossible au Parlement d'en apprécier l'intérêt... ». « Aux houillères nationales, ajoute-t-il, le projet attribue 65 milliards. Je ne veux pas insister ; les justifications ne sont pas plus détaillées que pour les houillères ». « Quant à la Société Nationale des Chemins de Fer, enfin, précise-t-il, c'est vraiment l'ogre le plus insatiable qui se puisse rencontrer».

Par ailleurs, au mois de juin 1949, dans une grave revue très conservatrice, la « Revue Politique et Parlementaire », un digne économiste, M. Chalandon, parlant des travaux effectués par les sociétés privées pour le compte de l'Etat, au titre du plan Monnet, a pu écrire : « Beaucoup de ces travaux réalisés ou en cours d'exécution sont non seulement d'une utilité contestable, mais présentent souvent un caractère nettement somptuaire. Cela provient de ce que les programmes ont été établis en fonction de données techniques, par des techniciens qui, en l'absence de tout contrôle parlementaire, ont pratiquement eu toute liberté pour fixer le rythme et la nature des travaux qu'ils entreprenaient. Or, si techniquement il est sou­haitable d'avoir de belles machines, il peut arriver que finan­cièrement ce ne soit pas avantageux. La perfection technique peut être inutilement coûteuse, et la dépense qu'elle implique hors de proportion avec l'avantage qu'on en retire. »

Tout récemment, à l'appui de ces observations, s'est produit un fait bien curieusement caractéristique. Les comités américains, dont, nous l'avons vu, l'avis est nécessaire pour permettre l'utilisation des crédits Marshall, nécessaires au fonctionnement des travaux du plan Monnet, ont, à tort ou à raison, refusé leur aval à remploi d'une somme de 40 milliards prévue pour les travaux de la S.N.C.F. Cette mesure a provoqué une protestation générale de la confédération générale du patronat, c'est-à-dire de l'organisme qui rassemble les dirigeants de notre grande industrie privée, lesquels, dans un communiqué qu'ont reproduit beaucoup de journaux des 14 et 15 septembre dernier, se sont plaints non pour plaider l'utilité des travaux interrompus, mais pour dire que beaucoup de leurs usines ne travaillaient que pour la S.N.C.F., et allaient se voir obligées, si les crédits n'étaient pas rétablis, de mettre leur personnel en chômage.

Pendant longtemps on avait vu les organismes patronaux faire campagne contre les nationalisations, protester contre les gaspillages entraînés, disaient-ils, par l'étatisation. Aujourd'hui ce sont eux qui réclament des crédits, pour les services d'Etat, en avouant qu'ils n'ont, qu'ils ne cherchent à avoir d'autre client que l'Etat.

Or, tandis qu'ils se partagent, avec le personnel surabondant des services nationalisés, ces dépenses à tant de points de vue somptuaires, il se trouve que les travaux de réparation plus modestes, mais à beaucoup de points de vue plus urgents aux yeux des sinistrés, la simple reconstruction des maisons démolies, ne progresse qu'avec une infinie lenteur. Tandis que pour l'équipement des campagnes et des colonies on électrifie les lignes de chemins de fer, on construit des machines 'per­fectionnées destinées à l'entretien des routes, on «bâtit ici et là des abattoirs ultra-modernes ; on  munit de fort beaux quais les ports de nos territoires d'outre-mer ; on a même entrepris au Togo, où il n'y a pas mille Européens, la construction d'un superbe lycée ; par contre, aucun crédit n'est encore prévu ni pour fournir des fonds de départ et d'installation à des colons éventuels, ni pour faciliter le retour à la terre dans notre France continentale où, depuis quelque cinquante ans, une surface égale à celle de la Belgique a été abandonnée par la culture.

Tout cela, dira-t-on, viendra sans doute plus tard. Peut-être, mais en attendant, pour les commandes d'utilité souvent contestable passées aux puissants fournisseurs des services d'Etat, on dépense sans mesure et sans contrôle ; on se condamne à recourir aux crédits américains qui compromettent notre indépendance ; on provoque les dévaluations répétées de notre monnaie qui, en ruinant les épargnants, les prolétari­sent de plus en plus, et tuent chez eux l'esprit et les moyens d'entreprendre.

Etrange et bien dangereuse méthode pour préparer le relèvement du pays. Mais était-il raisonnable d'attendre mieux après avoir eu l'étrange idée de confier une dictature économique sans contrôle à un homme qui, comme M. Jean Monnet, a passé l'essentiel de sa carrière en commis voyageur des grands fournisseurs de commandes d'Etat ?

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L'article ci-dessus, ayant été écrit et publié en 1949, il nous paraît utile de le compléter par un bref résumé des événements qui ont, par la suite jalonné la carrière de M. Monnet.

Déjà, en 1949, le fonctionnement du plan Monnet s'était révélé fort coûteux et avait exigé le recours à des subventions américaines. L'année suivante, pour plaire aux Américains qui, afin de s'assurer un plus efficace contrôle sur les capitaux engagés par eux souhaitaient préparer ce qu'ils appelaient une union européenne, économique d'abord et, si possible, politique ensuite, le gouvernement français avait, sous l'instigation de M. Monnet, pris l'initiative de créer ce qu'on appela alors le pool européen du charbon et de l'acier, c'est-à-dire un accord international des industries métallurgiques et minières, destiné à préparer les voies d'une union économique plus générale. Ce fut Robert Schuman, alors ministre des Affaires Etrangères, qui présida en juin 1950, à la fondation du pool. Mais c'était M. Jean Monnet qui avait tout animé.

De fait, deux ans plus tard, quand le pool commença à fonctionner, ce fut M. Monnet qui en obtint la présidence.

En 1954, toutefois, des difficultés étaient survenues pour lui. A cette date, en effet, sous la pression des Américains, qui déjà, ne se contentant plus du pool charbon-acier, voulaient l'instituer ce qu'ils appelaient la communauté européenne de défense, c'est-à-dire un système d'armée européenne commune, nouvelle étape vers l'unité politique complète. M. Monnet avait pris position en faveur de ce projet d'armée commune. Mais ledit projet s'était heurté à une opposition décidée au parlement français. M. Monnet avait alors démissionné de sa présidence du pool, le 11 novembre 1954, en déclarant qu'il se retirait « afin de pouvoir participer avec une entière liberté d'action à la réalisation de l'unité européenne ».

En fait, au cours des années suivantes, il avait surtout continué à servir d'agent financier entre l'Amérique et le gouvernement français, toujours désireux, pour équilibrer ses bud­gets, de s'assurer de nouveaux prêts des Etats-Unis. C'est ainsi entre autres qu'en janvier 1958, il avait été nommé président d'une délégation chargée d'aller négocier un emprunt à Was­hington.

A cette occasion et en plusieurs autres, il avait été amené à appuyer les campagnes amorcées pour préparer les abandons coloniaux que les Américains réclamaient de nous en sous-main, afin de se payer de leurs générosités en s'assurant le contrôle de nos richesses d'outre-mer.

En conséquence de quoi, sans plus remplir depuis 1954 de fonctions officielles, M. Monnet a continué à être un des plus influents agents de la finance américaine, avec l'aide de certains de ses poulains, M. Marjolin entre autres, qui continue à jouer un grand rôle dans les organismes de la Commu­nauté Européenne. Il est allé si loin dans cette voie qu'il s'est attiré parfois quelques ennuis. En 1963, notamment, après notre abandon total de l'Algérie, comme le général de Gaulle, peut-être inquiet pour son prestige d'avoir tant cédé, voulait chercher une sorte de revanche, en essayant de conclure avec le chancelier Adenauer un accord franco-allemand destiné, laissait-il entendre, à libérer partiellement au moins l'Europe du contrôle américain, M. Monnet avait pris position ouverte contre les projets du général. D'où un froid assez vif entre eux deux.

Mais les Américains n'ont pas, pour cela, renoncé, bien au contraire, à soutenir M. Monnet. Même, lors des discussions qui se sont ouvertes, dans le courant de 1963, sur le choix de l'éventuel Président de la République qui succéderait au général de Gaulle, certains organes de la presse américaine ont clairement laissé entendre que M. Jean Monnet serait, le cas échéant, un candidat qui ne déplairait pas aux Etats-Unis.

Tout cela étant, il est plus que jamais nécessaire de faire connaître aux Français comment s'est formé l’étrange aventurier dénationalisé qui ose avoir la prétention de se laisser pousser un jour à la présidence.

E. Beau de Loménie

Sources : Les Cahiers de la Cité, novembre 1949 et repris dans « les glorieux de la décadence » (1964)

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