Eléments – N°39 – Eté 1981

 

 
 

Bambous et ceps de vigne sauvage ploient sous la neige. Les lacs de cratère sont figés par une glace d'un bleu laiteux. Du Pacifique arrivent des bourrasques soudaines, qui flagellent les résineux avant de se jeter, plus haut, sur les pitons volcaniques, noires sentinelles qui dominent de leurs mille mètres l'océan gris. L'île de Sakhaline monte la garde, à l'extrême Est de l'empire russe.

Cette terre est un symbole. Séparée du continent asiatique par la Manche de Tartarie ‑ détroit de sept kilomètres ‑ elle est le point d'aboutissement de la longue "marche vers l'Est" qui a conduit les Rus­ses à bâtir un empire recouvrant, à la sur­face de la planète, le sixième des terres émergées. Un empire admiré ou craint, enraciné dans une histoire tourmentée et qui possède sans doute la clé de l'avenir du monde. "C'est, note Georges Bortoli (1), l'empire des terres, enfoncé dans deux con­tinents, loin des mers libres et des vents tiè­des mais y aspirant patiemment. L'empire des plaines, gelées ou brûlantes, grasses ou arides, mais toutes sans frontières, sans limites : tout envahisseur peut y entrer, toute invasion en partir. Dix fois il a failli disparaître, pillé par des conquérants plus forts ou plus riches (...) Chaque fois ce pays dévasté repart, l'esprit de résistance se transformant en esprit de conquête, la méfiance devant l'étranger destructeur poussant à annexer toujours plus de ter­rain, plus de bastions, plus de glacis protec­teurs".

 

Née à Kiev, des œuvres de ces Vikings tourmentés par le démon de l'aventure que l'on appellera ici des Varègues, la Russie a vécu pendant des siècles sous la menace permanente des envahisseurs venus d'Asie. On ne peut comprendre la Russie actuelle si on ne sait ce qu'elle a dû subir de destruc­tions et d'humiliations des petits hommes jaunes issus de l'Est. La mémoire collective du peuple russe est encore marquée, impressionnée par les images des invasions tatares. Villes incendiées dont tous les habi­tants sont égorgés, massacre systématique des prisonniers : partout où passent les Tatars il n'est que terreur et désolation. En 1238, dans la ville de Vladimir, alors capitale de la Russie, le prince et tous ses guerriers ayant été tués, la princesse, ses enfants, l'évêque et une foule de civils se réfugient dans l'église. Baty, petit-neveu de Gengis Khan, ordonne d'y mettre le feu. Insensible aux hurlements et à l'abomina­ble odeur des chairs brûlées, il attend qu'il n'y ait plus qu'un monceau de cendres avant d'aller faire subir le même sort aux villes de Souzdal, Rostov, Riazan, Iaros­lavl. A Kazelsk, dont les habitants se bat­tent au couteau avant de succomber sous le nombre, des flots de sang coulent dans les rues. Même les nourrissons n'ont pas été épargnés.

 

L'approche de l'armée mongole, c'est l'annonce de l'apocalypse. «Revêtus de lourdes plaques de fer percées de trous et attachées ensemble par des courroies, coif­fés de casques de fer ou de cuir dur laqué, surmontés de crêtes en crin de cheval, les guerriers mongols étaient montés sur de petits chevaux asiatiques, dont le poitrail, le cou et les flancs étaient recouverts de cuir rouge et noir. Progressant avec la rapidité de l'ouragan, l'armée mongole s'avançait à travers la steppe en dévastant tout sur son passage. A sa tête se trouvaient les noions ou chefs de division, les orkhons, ou commandants de corps d'armée, les tarkhans ou maréchaux d'Empire, et les orluks, ou faucons, princes du sang impérial. Ils étaient commandés par Baty, créateur et maître suprême de la Horde d'or. Sur son feutre blanc relevé, flottaient des plumes d'aigle ; des bandes de drap rouge pendaient devant ses oreilles, comme les cornes d'une bête. Son manteau de zibeline noire aux longues manches était retenu par une ceinture faite de plaques d'or. Les officiers de la Horde étaient vêtus de drap d'or et d'argent, couverts de manteaux de zibeline et enveloppés de peaux de loup gris‑argent destinées à protéger leurs parures.

 

L'armée mongole était la plus meurtrière qu'on eût connue par sa mobilité fou­droyante, son esprit offensif et son mépris de la mort. La seule annonce de son appro­che suscitait une terreur indescriptible. Celle-ci faisait place à la panique, lorsqu'on voyait apparaître à l'horizon les étendards de la horde, portant, sur un fond de soie noire, des fémurs de mouton disposés en croix. Leur aspect était rendu plus halluci­nant encore par des nuages de fumée s'échappant en tourbillons de pots à feu portés par des hommes en robes longues. Une musique stridente et monotone accom­pagnait la horde, faite par des musiciens soufflant dans des tibias de jument ou bat­tant des cymbales de bronze» (2).

 

Les percepteurs du Khan tatar mettent en coupe réglée les populations russes. Une vieille chanson dit : "Qui n'a pas d'argent, il lui prend son enfant, Qui n'a pas d'enfant, il lui prend sa femme, Qui n'a pas de femme, il l'emmène en esclavage" (3).

 

Il faut attendre 1380 pour que, à la bataille de Koulikovo, sur les bords du Don, les Mongols subissent leur première défaite. Grâce à Dimitri, grand‑prince de Moscou, et à ses guerriers, la Russie reprend confiance en elle : "Les soirs d'hivers, dans les isbas cernées par la neige, des générations de conteurs chanteront les hommes blancs et blonds morts vainqueurs sur les bords du fleuve, un jour brumeux de septembre" (4).

 

Pendant deux siècles encore il faudra mener des combats défensifs, sans cesse recommencés. Mais, en 1552, Kazan, l'une des capitales Tatares, sur la Volga, est prise par les troupes du tsar Ivan IV ‑ Ivan le Terrible (ou le Redoutable). Le temps de la défensive est passé, voici celui de l'offen­sive. Une offensive qui va vite dépasser l'Oural, grâce aux cosaques.

 

Installés sur les marges de la Russie, vers le Don, l'Oural, la Caspienne, le Caucase, les cosaques seront l'aile marchante de la conquête en Sibérie. Paysans échappés à la tyrannie d'un maître trop dur, condamnés en délicatesse avec les autorités, aventuriers de tous poils, les cosaques ont constitué des communautés guerrières très attachées à leur indépendance et à leurs traditions. Dès le XVe siècle, les cosaques forment le fer de lance de la puissance militaire russe. "Cette population flottante de la zone frontière, sans doute à l'origine mi‑turque mi‑slave, mais bientôt russifiée par l'arrivée de paysans fuyant et cherchant dans ces régions contestées la liberté et de nouveaux moyens d'existence" (5), constitue, pour le pouvoir russe, une précieuse force d'inter­vention, encore que difficile à contrôler de très près. Pratiquant l'agriculture et un commerce souvent confondu avec le pil­lage, les cosaques vivent surtout par et pour la guerre. Leur papakhamagaika (fouet) donnent à ces fiers cavaliers une silhouette que les indigènes de Sibérie apprendront vite à redouter. (bonnet en peau de mouton noire), leur long fusil, leur sabre et leur

 

En 1579, le pas décisif est franchi. A l'appel des Strogonov ‑ riches négociants qui ont reçu du Tsar concession de deux millions d'hectares aux confins de l'Oural ‑ les cosaques se lancent vers l'Est. Derrière les Atamans, c'est tout un peuple qui s'ébranle, avec armes, bagages femmes et enfants. L'Oural est atteint au solstice d'été. Bon signe pour ces hommes dont l'âme est habitée, sous un vernis chrétien, par d'ancestrales croyances païennes (6).

 

Leur chef, Ermak, les entraîne à travers la forêt sibérienne. Les bêtes à fourrure y abondent : petit‑gris, renard, castor, mar­tre, zibeline. De quoi faire vite fortune. Mais il faut d'abord refouler les peuples dispersés à travers cette immensité, Kal­mouks, Bachkirs, Ostiaks, Samoyèdes. Tous obéissent aux Tatars. Il faut donc frapper à la tête.

 

Les barques à fond plat permettent de progresser rapidement, en utilisant les sinueuses rivières sibériennes. Des camps de yourtes en feutre sont enlevés facilement. Mais c'est au prix de rudes combats, où leurs mousquets font merveille, que les cosaques enlèvent la capitale du Khan Koutchoum, Kachlyk, qui recevra bientôt le nom de Tobolsk, en devenant le chef-lieu de la Sibérie occidentale russifiée. Les bas­sins de l'Irtych, de la Tobol, de l'Ob, riches en métaux et ‑ on le saura bien plus tard ‑ en pétrole, s'ouvrent aux conqué­rants. Des forts de rondins sont construits, jalonnant la piste qui s'enfonce, toujours plus loin vers l'Est, et que tracent trap­peurs, paysans et cosaques. Des villes ­forteresses sont construites, pour marquer les grandes étapes de la progression : Tomsk en 1604, Yenisseisk en 1618, Yakoutsk en 1632, Okhotsk en 1647. Il faut trente ans aux cosaques pour parcourir les 4 500 kilomètres qui séparent la région de Tomsk des rivages du Pacifique.

 

Ermak, le chef cosaque, a disparu en 1585, au cours d'un combat contre les Tatars. Symbole de la grande aventure sibé­rienne, son nom sera chanté par les chroni­queurs : "Souvenons‑nous, frères, du brave et vaillant guerrier, du merveilleux, du courageux, du grand combattant Ermak Timofeevitch de la Volga, ataman cosaque, et de sa droujine (7) admirable, vaillante, disciplinée. Donnons‑lui louange et disons : à Ermak Timofeevitch souvenir et repos éternel !"

 

En 1652 l'ataman Khabarov descend le fleuve Amour et se heurte aux Chinois, auxquels il livre bataille. Voici deux empi­res face à face. Un face à face qui durera, sur l'Amour, jusqu'à nos jours.

 

Cependant, sur la frontière sud de la Sibérie, un véritable limes (limija) cosaque a été implanté au XVIIIe siècle : "De la Caspienne à l'Altaï, une ligne militaire inin­terrompue, adossée à l'ouest sur le fleuve Oural et à l'Est sur l'Irtys, séparait la Sibé­rie de l'Asie des steppes et en protégeait le peuplement" (8).

 

A l'abri de ce limes, les pionniers russes se sont implantés en Sibérie. L'Etat fait appel aux volontaires. L'attrait d'un monde nouveau est puissant. L'usage veut, en Sibérie, que la possession du sol soit reconnue au premier qui le retourne. Les conquérants n'hésitent pas, du coup, à s'établir fort loin les uns des autres, pour se tailler des domaines incontestés. L'Altaï, "le pays des eaux blanches", accueille ceux qui ont fui la Russie d'Europe pour des rai­sons religieuses, "vieux croyants" et schis­matiques. En Sibérie, c'est bien connu, on peut se frayer son chemin "la hache à la main et un sac de semence sur l'épaule". A partir du XVIIe siècle les déportés politi­ques vont grossir les troupes d'émigrants.

 

Le pays est immense et dur. Le tiers du territoire sibérien est situé au‑delà du cercle polaire, et ne connaît que la banquise ou la toundra. Le mercure gèle dans les thermo­mètres, le fer des haches devient fragile comme verre, les arbres éclatent avec un bruit sec, fendus par le gel. Plus au sud, et sur la moitié du pays, règne la taïga, la noire forêt où se côtoient sapins, mélèzes, pins et cèdres. Puis vient la steppe, pays du bouleau et de la terre grasse, lœss ou tcher­noziom, qu'affectionnent les paysans.

 

Grands espaces, où s'exalte l'âme russe. "Partir, partir là‑bas, chante Tourgueniev (9), gagner les champs fertiles, où s'étend le velours de la glèbe infinie, où le seigle, aussi loin que se portent les yeux, se déploie mol­lement en vagues ondulantes, où la mate blancheur des nuées arrondies laisse percer un rayon lourd et jaune...".

 

L'artère vitale, c'est le grand "trakt de Moscou", la grande route intercontinentale commencée au XVIIe siècle. Les convois de thé, de soieries, d'alcools et de porcelai­nes y croisent les colonnes de forçats. Ce ruban de terre ne s'arrête qu'au Pacifique. Il est relayé, au XXe siècle, par le Trans­sibérien, construit de 1892 à 1902. Aujourd'hui, c'est le BAM qui "porte l'espérance du peuple soviétique" (10). La voie ferrée "Baïkal‑Amour‑Magistrale" va doubler, sur trois mille deux cents kilomè­tres, le Transsibérien, à six cents kilomètres plus au nord. Les divisions de l'Armée Rouge qui campent sur l'Amour misent beaucoup sur ce cordon ombilical. Car la Sibérie, prodigieux entrepôt dé richesses naturelles (11), est un enjeu majeur dans le jeu géopolitique mondial. Enjeu matériel. Mais peut-être aussi, et sur­tout, enjeu spirituel : on peut se demander si ce n'est pas en Sibérie ‑ cette Sibérie qui a marqué si profondément l'âme russe et où se sont forgées les plus jeunes générations des officiers de l'Armée Rouge ‑ que se prépare une révolution mentale que bien peu soupçonnent.

 

"L'Europe viendra réellement frapper à notre porte, écrivait en 1876 Dostoïevski, pour que nous nous levions et allions chez elle sauver l'ordre" (12). De son côté, Ernst Jünger assurait, en 1948 : "La révolution russe est à la veille d'une transfiguration, et bien des signes annoncent que le boulever­sement technique et politique de ses débuts s'achèvera sur le plan métaphysique" (13).

 

Pendant la seconde guerre mondiale, le culte de la patrie, de la terre russe, a été un puissant motif de mobilisation militaire et psychologique du peuple russe. Les grands affrontements mondiaux qui se préparent vont provoquer des bouleversements dont l'histoire de l'humanité n'a sans doute pas connu l'équivalent. Or, remarque Sombart, "ce n'est pas dans l'équilibre du monde bourgeois, mais dans le tonnerre des apo­calypses que renaissent les religions" (14).

 
 
 

Peut-être est‑ce sur les côtes de l'île de Sakhaline, battues par les vents, que se jouera le destin du monde.

1 - Georges Bortoli, Douze Russes et un empire, Robert Laffont, 1980.

 

2 - Benoist‑Méchin, L'Ukraine, Albin Michel, 1941.

 

3 - Georges Bortoli, op. cit.

 

4 - Ibid.

 

5 - Roger Portal, Les Slaves, A. Colin, 1965

 

6 -  "Quand le cinéaste Tarkovski nous montre dans son film André Roublev, un village de Russie centrale célébrant, vers l'an 1400, une fête païenne ‑ guirlandes de torches dans la nuit, cymbales et chants magiques, sarabandes de filles nues, guir­landes jetées à l'eau ‑, il n'invente rien. Les vieux textes dénoncent abondamment la persistance du paganisme au fond de la forêt russe. Jusqu'à l'époque moderne, les villageois redouteront la «Roussalka» aux cheveux d'or qui attire au fond des eaux, dans son palais de cristal, l'homme trompé par sa beauté. Les moujiks révéreront sans le savoir en saint Blaise, protecteur des troupeaux, l'ancien Vélès, dieu du Soleil. Et c'est au même Vélès que les Russes ren­dent aujourd'hui un hommage involontaire lorsque, pendant la semaine grasse qui pré­cède le carême de Pâques, ils se régalent de "blini" à la rondeur solaire, généreusement arrosés de beurre fondu". G. Bortoli, op. cit.

 

7 - Troupe.

 

8 - François‑Xavier Coquin, La Sibérie, Institut d'Etudes Slaves, 1969.

 

9 - Tourqueniev, Mémoires d'un chas­seur, Gallimard, 1981.

 

10 - Alfred Max, Sibérie ruée vers l'Est, Gallimard, 1976.

 

11 - Ibid.

 

12 - Cité par Paul Morand, L'Europe russe, Presse édition, 1948.

 

13 - Ernst Jünger, La Paix, La Table Ronde, 1948.

 

14 - Sombart, L'Europe et l'Ame occi­dentale.

 
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