Eléments – N°70 – Printemps 1991

Trente six ans après Robert Aron, François-Georges Dreyfus publie une Histoire de Vichy qui tourne délibérément le dos aux clichés manichéens. Le principal mérite de ce gros ouvrage, malgré ses imperfections, est de montrer que l'arrivée au pouvoir de Pétain, loin d'avoir été une "divine surprise", était en fait l'aboutissement logique de tendances profondes inscrites dans la France de l'entre-deux guerres mais exacerbées par la défaite. Ce n'est évidemment pas un hasard si le régime de Vichy a exalté les mêmes valeurs que les premiers mouvements de résistance, tels que Combat ou l'OCM.

Un demi-siècle après, est-il possible d'examiner, avec la sereine lucidité qu'exige une véritable analyse historique, le régime né de la défaite de 1940 ? Il semble bien que non, à voir la levée de boucliers qu'a provoquée le livre de François-Georges Dreyfus, Histoire de Vichy.

Dreyfus, en effet, dérange : juif et gaulliste - il souligne lui-même, dans sa préface, cette double caractéristique - il ne s'en refuse pas moins à adopter le manichéisme de ceux qui, livre après livre, ont entrepris, depuis 1945, de diaboliser l'Etat pétainiste et ceux qui l'ont servi (1). Il se refuse tout autant, d'ailleurs, à tomber dans l'hagiographie bêtifiante qu'affectionnent certains dévots du Maréchal. Son intention est bien plutôt de dresser un bilan, où aient leur place tout autant l'actif que le passif.

Entreprise hautement louable, mais dont le résultat est quelque peu décevant. Passons sur un style lourd, emprunté : tous les universitaires n'ont pas l'aisance de plume d'un Georges Duby. Mais la lecture devient parfois pénible, tant la rédaction est négligée. On peut évidemment, à ce reproche, rétorquer qu'il faut s'attacher plus au fond qu'à la forme. Mais, du coup, il est tentant de rappeler que ce qui se conçoit bien s'exprime aisément...

Or, au plan de la conception, l'ouvrage souffre d'un grave déséquilibre. En effet l'auteur, sans doute par penchant naturel et en raison de son appartenance à la droite libérale, traite inéquitablement les hommes et les idées qu'il évoque : autant les tendances durégime de Vichy qu'on peut qualifier, pour simplifier, de réactionnaires, sont analysées avec compréhension, autant les courants révolutionnaires (incarnés à Vichy par un Benoist-Méchin, entre autres) sont envisagés avec beaucoup de schématisme, de simplification et, pour tout dire, d'injustice. Ce parti pris nuit à la crédibilité du travail.

Celui-ci ne manque cependant pas de qualités. La première est de montrer que Vichy, loin d'être une "divine surprise", s'inscrit dans la logique d'une continuité : Pétain synthétise, sur son nom, des constats, des attentes, des tendances profondes inscrits dans la France de l'entre-deux guerres.

Une contestation radicale se développe en effet, dès la fin des années vingt, contre un régime perçu comme inadapté, impuissant et pour tout dire néfaste, tant sur le plan politique qu'économique et social. La IIIe République et la valse hésitation de ses ministères trop souvent morts-nés ne sont que la traduction, sur le plan institutionnel, d'une crise plus profonde - une crise de civilisation. Cette crise est analysée et dénoncée par des groupes de jeunes intellectuels, ces non-conformistes des années trente étudiés par Jean-Louis Loubet Del Bayle (2) et qui s'expriment dans des revues au ton insolent : Plans, Esprit, Ordre nouveau. Leurs animateurs tombent d'accord pour faire un diagnostic très critique : par rapport à un monde nouveau, marqué par les progrès fulgurants des sciences et des techniques, institutions et cultures établies s'avèrent cruellement inadaptée, déphasées ; et, plus grave, la mentalité et l'idéologie régnantes sont déshumanisantes. Il y a là une critique, sans concession, du libéralisme, de cette "frénésie productiviste" dont le moteur est, dit Jean de Fabrègues, "la recherche sans frein du profit". Esprit reprend à son compte l'acte d'accusation dressé par Thierry Maulnier : "Le règne de la spéculation, plus grand mal encore que le productivisme, transforme l'économie en un énorme jeu de hasard ( ... ). Le système capitaliste actuel, c'est l'usure érigée en loi générale". En somme, ces contestataires reprennent tous, sous une forme ou sous une autre, la célèbre formule de La Tour du Pin : "Le libéralisme, c'est le renard libre dans le poulailler libre".

Libéralisme et marxisme sont d'ailleurs objectivement complices : "Le régime capitaliste, constate Alexandre Marc dans Ordre nouveau, a séparé l'homme de la propriété et de l'enracinement qu'elle constitue et le communisme prend ensuite en charge cet homme déraciné, prolétarisé, coupé de toutes ses attaches familiales, régionales, nationales". Cet acte d'accusation, formulé par des hommes catalogués à droite, n'a rien de fondamentalement différent des attaques lancées par certains militants, hommes de réflexion et d'action, classés nettement à gauche. C'est ainsi que, dans le prolongement des idées d'un Henri de Man (Au-delà du marxisme, édité en allemand en 1926 et en français en 1929), le secrétaire du groupe SFIO à la Chambre, Marcel Déat, publie en 1930 Perspectives socialistes, manifeste de ces néo-socialistes qui proposent de grouper, face au cosmopolitisme capitaliste, toutes les forces productives du pays en un rassemblement national populaire (3). Déat propose un projet de planification, supposant un syndicalisme actif et un Etat ayant recouvert "l'exercice de sa souveraineté" (4), pour réconcilier le socialisme et la nation.

Dans le même temps, Hubert Lagardelle, qui fut avec Sorel, à la charnière des XIXe et XXe siècles, un des principaux théoriciens du syndicalisme révolutionnaire, se joint à Le Corbusier, Arthur Honegger, Fernand Léger, Claude Autant-Lara et René Clair pour travailler, dans le cadre de la revue Plans, à "la définition d'une culture moderne". Tant il est vrai que toute une génération prend conscience qu'au-delà des soubresauts politiciens de la IIIe République, le véritable enjeu touche à la nature de la culture et de la civilisation dans une Europe sortie cruellement anémiée des gigantesques saignées de 14-18.

Il y a donc, dans la France de l'entre-deux guerres, montée d'une contestation globale du système en place. L'antiparlementarisme se développe et, devant la décadence de la notion même de souveraineté du politique - les ministères passent, l'administration règne... - un modéré comme Tardieu en vient à réclamer l'introduction du référendum, qui, dit-il, "rendrait au peuple le contact du réel". Le thème de "l'appel au peuple" (5) exprime un rejet de l'établissement politicien. Deux articles de Robert Aron, datant de 1932 et 1933, s'intitulent significativement "Le régime parlementaire, c'est le régime idéal de la pourriture" et "Il n'y a plus de politique, il n'y a plus que des politiciens".

Quarante millions de pétainistes

Cette régression dénoncée par les "non-conformistes" est le fruit d'une idéologie du déracinement, de l'uniformisation et de l'abstraction (voir quelques puissantes pages du Voyage au bout de la nuit... ) qui tend à détruire les appartenances concrètes, les communautés organiques. On en vient, dans la logique du jacobinisme, à cause de l'utopie des Lumières, "à nier les différences fondamentales, celles que les traditions, les influences régionales, les résurgences ethniques et les fidélités de métier enracinent au cœur de l'homme. L'idéal pour tous les régimes actuels, c'est l'uniformité : le Breton et le Provençal mêlés dans l'anonymat, fondus peu à peu dans le creuset d'où sort le misérable métal du citoyen prolétaire" (6). Il faut donc, en s'inspirant par exemple de l'oeuvre d'un Proudhon, repenser la construction du corps social. Ambitieuse tâche à laquelle s'attelle, entre autres, Emmanuel Mounier et son personnalisme.

Quand la France se réveille, groggy, au lendemain de l'armistice du 25 juin 1940, elle entend Philippe Pétain l'appeler à un "redressement intellectuel et moral". Dès le 16 juin, quelques heures avant d'être nommé président du Conseil par un Lebrun quelque peu dépassé par les événements, le maréchal avait tracé sa ligne de conduite : "Le renouveau français, il faut l'attendre bien plus de l'âme de notre pays, que nous préserverons en restant sur place, plutôt que d'une reconquête de notre territoire par des canons alliés".

Une telle déclaration d'intention répond à l'attente de la très grande majorité des Français : un consensus unit, autour du maréchal, ces "quarante millions de pétainistes" dont Henri Amouroux a bien décrit les angoisses, les rancœurs, les attentes (7). Angoisses devant la défaite d'un pays ayant vécu vingt ans sur l'illusion de la victoire de 1918, rancœurs contre une République accusée d'avoir conduit la nation à l'abîme, attente d'un sauveur ayant, pour la patrie blessée, les soins attentifs d'un grand-père ferme mais bonhomme.

La dévotion à l'égard du chef du nouvel Etat français, l'ambiance monarchique qui règne à Vichy, autour de la personne de Pétain, sont favorisées par les membres de l'entourage : commence en effet la première phase de l'histoire de Vichy, que Dreyfus appel le "le temps des maurrassiens". Si Maurras lui-même n'intervient pas directement dans la vie vichyssoise, son influence sur les grandes orientations politiques du nouveau régime est indéniable. Un journal marseillais s'en félicite hautement : "Si Maurras ne participe pas au gouvernement de Pétain, il ne semble pas moins que sa pensée inspire celui-ci ; et ce n'est pas la moindre raison de la confiance que nous inspire le grand Maréchal, de savoir qu'il agit et gouverne d'une manière typiquement maurrassienne" (8). Au sein du gouvernement ou du cabinet de Pétain, des hommes comme Alibert, Ménétrel, Du Moulin de Labarthète, Ybarnégaray affichent leurs convictions maurrassiennes. A la base, la révolution nationale trouve ses plus sûrs appuis chez les anciens combattants et les paysans (qui représentent encore, à la fin des années 30, 38 % des actifs). La "terre qui ne ment pas" devient un des slogans emblématiques du régime.

Les valeurs désormais exaltées par Vichy - résumées par le célèbre triptyque "Travail, Famille, Patrie" - sont des références de base qu'on retrouve... dans les textes des premiers mouvements de résistance qui s'organisent en 1941, comme Combat et l'OCM (Organisation Civile et Militaire) (9). Il y a évidemment quelque chose d'iconoclaste dans ce constat, par rapport à la légende dorée résistancialiste forgée après 1945... Mais les faits sont là : encore en 1943, lorsqu'un jeune homme très marqué à gauche décide de partir dans les maquis du Vercors pour y participer à la croisade antipétainiste, il tombe de haut en constatant que les "chefs" du camp de base où il est accueilli organisent à la veillée, dans les meilleures traditions scoutes, des séances de chant où figure en bonne place " Maréchal nous voilà " ! (10).

Le 10 juillet 1940, l'Assemblée nationale, réunie en catastrophe à Vichy, enterre la IIIe République par 569 voix contre 80 et 17 abstentions. Le nouveau régime qu'est chargé d'installer le maréchal Pétain a de tout autres ambitions que de jouer les intérimaires, en attendant la fin d'une guerre qui va vite s'élargir aux dimensions de la planète. Il s'agit tout bonnement de créer un ordre nouveau. C'est en ce sens que s'engagent des hommes de haute qualité, dont François Perroux est un exemple très représentatif. Figurant incontestablement parmi les grands économistes contemporains, Perroux s'est fait connaître par des travaux - Capitalisme et communauté de travail (1936), Autarcie et expansion (1940), entre autres - dont l'axe est la recherche d'une troisième voie, au-delà du libéralisme et du marxisme. Directeur de l'Institut d'études corporatives, fondé par Vichy en 1940, Perroux veut proposer à Pétain un ordre communautaire, un système d'organisation du travail, qui "remplacera la notion de profit comme moteur de la vie économique par celle de service social".

Retrouver les racines de la France

Il s'agit de reconstruire le pays sur des bases ne devant rien à l'utopie égalitaire et individualiste, des cellules de vie dont le caractère organique assure la stabilité et la solidité : la famille, le métier, la région - ou plutôt la province, puisqu'il s'agit de retrouver le cadre traditionnel d'une France enracinée. Le régionalisme est perçu, dans l'optique vichyssoise, comme une fructueuse incitation au nationalisme : en adressant un exceptionnel hommage à la mémoire de Frédéric Mistral, le 8 décembre 1940, Philippe Pétain déclare qu'il est dû "au citoyen, au patriote dont l’œuvre et la vie témoignent que l'attachement à la petite patrie n'ôte rien à l'amour de la grande et contribue à l'accroître en opposant une résistance invincible à tout ce qui veut nous déclasser, nous niveler, nous déraciner".

A travers le régionalisme, la révolution nationale appelle à la redécouverte des identités culturelles, aux retrouvailles de l'esprit et du corps, contre cet intellectualisme desséchant qu'avait fait régner la "république des professeurs". Cette préoccupation vise en priorité les jeunes, à qui il faut fournir de saines activités. D'où la fondation, dès juillet 1940, des Chantiers de jeunesse.

Leur fondateur, le général de La Porte du Theil, veut former des jeunes "communiant dans la ferveur de la même foi nationale". En construisant des ponts et des routes, en reboisant, en fabriquant du charbon de bois, nombre de jeunes citadins découvrent les vertus roboratives de la vie au grand air et une camaraderie faite des fatigues et des joies partagées.

Une politique culturelle audacieuse

C'est un objectif similaire que vise le mouvement Compagnons de France. En mettant l'accent sur la mise en valeur d'une culture populaire - comme ces chants traditionnels qui sont "à la fois l'expression du sol et celle du peuple". L'association Jeune France, elle, se fixe pour tâche de former des animateurs de jeunesse en matière d'art et de culture, d'animer des groupes professionnels de jeunes artistes et d'assurer, comme une fonction sociale, la liaison entre ces jeunes artistes et des publics populaires ; car "il faut que les jeunes apprennent les moyens de s'exprimer dans le grand langage de l'art populaire, chants et veillées, danses et coutumes, arts et métiers, des maisons, des camps" (11). Des troupes de théâtre, patronnées par Jeune France, parcourent routes et villages ; elles sont animées par de jeunes comédiens dont certains feront, après la guerre, une belle carrière.

Dans le domaine de l'ethnographie folklorique, le Musée national des Arts et Traditions populaires, créé en 1937 s'épanouit sous la protection de l'Etat français ; son conservateur, G.H. Rivière, veut en faire un instrument de recherche, d'enseignement et de documentation. Il est évident que le souci de mettre en valeur les racines profondes des cultures populaires, provinciales, correspond à la ligne développée par la révolution nationale première manière, qu'on peut rapprocher du courant völkisch d'outre-Rhin - malgré de nombreuses et profondes différences entre les deux phénomènes.

Réconcilier le peuple et le sport : c'est l'objectif d'une politique sportive ambitieuse mise sur pied, avec succès, par Jean Borotra (nombre de Français ont été impressionnés par la jeunesse et l'allure sportive des troupes d'assaut de la Wehrmacht…). Faire découvrir, à la jeunesse, les joies de la musique - secteur jusqu'alors négligé, en France, par l'enseignement : les Jeunesses musicales de France sont fondées en 1942 et regroupent vite plusieurs dizaines de milliers de jeunes. Encourager la créativité du cinéma français : c'est l'objectif du Comité d'organisation de l'industrie cinématographique, regroupant de grands metteurs en scène et dont le secrétaire général est Robert Buron... futur ministre de Mendès France et de Charles de Gaulle. Est créé aussi, sous l'influence de Marcel Carné, l'IDHEC (Institut des Hautes études cinématographiques). Par ailleurs, Vichy innove en mettant en place une législation sur la protection du domaine archéologique (loi Carcopino du 27 septembre 1941).

Comme on le voit, la politique culturelle de Vichy est audacieuse, novatrice - et ses retombées bénéfiques se prolongeront bien au-delà de 1945. Mais alors, on " oubliera " que le régime vilipendé aura eu la paternité de bien des innovations...

Dans la mise en place de cette politique culturelle, on retrouve des hommes venus tant de la droite que de la gauche. Mais l'éviction de Laval, le 13 décembre 1940, sonne le glas de la phase "traditionaliste" de l'Etat français. Non, certes, que Laval soit solidaire des clans réactionnaires qui s'agitent autour de Pétain. Mais son départ forcé laisse le champ libre - après un bref intermède Flandrin - à Darlan. Or, celui-ci amène dans ses bagages de nouvelles têtes. Têtes bien pleines et bien faites, qui entendent engager la France dans la voie de la modernisation, en tournant le dos au passéisme de style maurrassien.

En voyant débarquer ces jeunes Turcs bardés de leur savoir, très sûrs d'eux, le directeur du cabinet civil de Pétain est effaré. Il s'étonne, auprès de Darlan : "Mais vous amenez toute la banque Worms !". L'amiral réplique : "Cela vaut toujours mieux que les puceaux de sacristie qui vous entourent ; pas de généraux, pas de séminaristes, des types jeunes, dessalés, qui s'entendront avec les Fritz et nous feront bouillir de la bonne marmite" (12). Ces polytechniciens, inspecteurs des finances, chefs d'entreprise qui peuplent désormais, dans le sillage de Darlan, les allées du pouvoir, sont fascinés par le redressement économique qu'a réalisé l'Allemagne depuis 1933. Ils veulent appliquer à la France les mêmes schémas de rénovation, tant dans le domaine de la production industrielle que dans celui des communications - voire dans l'agriculture, même si ce secteur n'est pas celui qui mobilise en priorité leur imagination... Ces hommes se sont groupés, avant guerre, dans des cénacles qui ont nom le Redressement français, X crise, les Nouveaux Cahiers. Yves Bouthillier, Pierre Pucheu, François Lehideux sont bien représentatifs : alors que Pétain n'a, en matière économique, que des idées sommaires - et en tout cas pas de doctrine cohérente - les nouveaux ministres (Pucheu est à la Production industrielle, Lehideux à l'Equipement, Bouthillier aux Finances, et il lui revient de coordonner l'activité de tous les ministères économiques) entendent bien faire de l'action sur l'économie l'axe de la politique gouvernementale.

"Avec l'arrivée des jeunes ministres techniciens, note Dreyfus, les modernistes prennent en main l'économie française. Ces technocrates vont mettre en place une structure gouvernementale... qui demeure aujourd'hui". Ainsi, dans le domaine de la Production industrielle, le ministère crée un système de réorganisation et de contrôle de l'industrie destiné à durer : "L'édifice et la plus grande partie de ces hommes devaient survivre au conflit presque sans dommage, et devenir l'un des grands instruments de l'expansion d'après-guerre". Conseiller de Bouthillier, Alfred Sauvy fonde en 1941 un Service national des statistiques, qui publie des études pionnières sur la productivité en France et devait devenir, plus tard, l'INSEE (en conservant le même personnel, hautement qualifié ... ). L'objectif des technocrates est de mettre en place une planification à la française, visant le développement économique, quitte à se libérer de l'obsession de la solidité monétaire et de l'équilibre budgétaire, si caractéristique des frileuses mentalités régnant sous la IIIe République. L'essor économique qu'allait connaître la France sous les IVe et Ve Républiques fut, en somme, pensé par certains hauts responsables de l'Etat français à qui Dreyfus rend justice : "C'est à Vichy que se préparent concrètement ce que Jean Fourastié a très justement appelé "les 30 glorieuses".

Ajoutons que la planification vichyssoise intégrait dans ses préoccupations la natalité : pour lutter contre le malthusianisme démographique, il fallait améliorer l'habitat, les conditions sanitaires et les soins médicaux, les installations sportives. Il n'est de richesses que d'hommes et la clef du destin d'un pays réside dans la quantité et la qualité de ses enfants : c'est ce que prêchait, sans se lasser, Alexis Carrel, régent de la Fondation française pour l'étude des problèmes humains créée par Pétain le 17 novembre 1941 (et dont François Perroux fut, un temps, le secrétaire général).

Efficaces, les technocrates installés par Darlan apportent avec eux une mentalité qui devait perdurer, jusqu'à nos jours, chez les énarques. Autrement dit, ils sont convaincus que l'action politique se réduit au traitement, technique, de grands dossiers. Il leur manque forcément ce souffle, ce sens des grands desseins qu'ont les hommes politiques dignes de ce nom - dont le prototype, entre 1940 et 1945, est un Marcel Déat. Mais Déat, comme la plus grande partie des authentiques révolutionnaires, est à Paris. D'où il qualifie Vichy de "carrefour des forces mauvaises"...

Vichy, capitale du double jeu

Il apparaît clairement, surtout à partir de 1942, que Vichy et Paris sont les symboles de deux lignes politiques inconciliables, car à Paris s'expriment les partisans d'un engagement réel de la France aux côtés de l’Allemagne - tandis que Vichy sera, jusqu'au bout, la capitale du double jeu.

Cela étant dit, le principal mérite du livre de Dreyfus est de rendre à Vichy ce qui est à Vichy, loin des clichés manichéens qui règnent encore, jusques et y compris au sein de l'université française. Ce qui ne va pas sans rappels cruels. Un exemple, parmi d'autres : quand l'Ecole des cadresd'Uriage, pépinière de jeunes chefs dévoués à la Révolution nationale, est fermée par décision gouvernementale fin 1942, car devenue suspecte de penchants pour la Résistance, ses principaux animateurs - dont Dunoyer de Segonzac et Hubert Beuve-Méry, futur directeur du Monde - décident de créer un Ordre d'Uriage, voué à pérenniser l'idéal de l'Ecole. Or, il est bien précisé, dans le manifeste fondateur de cet Ordre, que francs-maçons et Juifs en seraient exclus, car il ne faut pas "sous-estimer le danger d'une revanche juive ni méconnaître l'existence d'une internationale juive dont les intérêts sont opposés à ceux de la France" (l3) ! Tout est décidément plus compliqué qu'on croit.

1 - Il y a eu des exceptions, aussi honorables que rares. Parmi elles, se détachent Robert Aron et son Histoire de Vichy, Fayard, 1954

2 - Jean-Louis Loubet Del Bayle, Les non-conformistes des années trente, Le Seuil, 1969.

3 - Ces mots, définissant une ligne politique, donneront son nom au parti créé par Déat en janvier 1941, contre Vichy.

4 - Marcel Déat, Mémoires politiques, Denoël, 1989, p. 236.

5 - Le Parti de l’Appel au Peuple est le nom adopté, à partir de 1923, par le mouvement bonapartiste.

6 - Ordre nouveau , mai 1933.

7 - Henri Amouroux, Quarante millions de pétainistes, Robert Laffont, 1977.

8 - Cité dans Eugen Weber, L'Action Française, Stock, 1962.

9 - Voir Henri Frenay, La nuit finira, Robert Laffont, 1973.

10 - Gilbert Joseph, Combattant du Vercors, Fayard, 1972.

11 - Lettre du musicien P. Schaeffer, vice-président de Jeune France, adressée au président Patrice de La Tour du Pin, prisonnier en Allemagne. Citée dans Christian Faure, Le projet culturel de Vichy, Presses universitaires de Lyon et CNRS, 1989.

12 - H. Du Moulin de Labarthète, Le temps des illusions, A l'enseigne du Cheval ailé, 1947.

(13 - Cité dans Antoine Delestre, Uriage, Une communauté et une école dans la tourmente 1940-1945, Presses universitaires de Nancy, 1989.

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