Le Choc du Mois – N°39 – Avril 1991

En des termes presque identiques, Marcel Déat et Ernst Jünger ont évoqué les horreurs de la Grande Guerre. La France et l'Allemagne y ont laissé le meilleur de leurs forces vives. Ce fut un immense gâchis dont l'Europe ne s'est jamais relevée.

"Tout autour, sur les collines montent des geysers de fumée, des obus énormes tombent sur les forts, notre artillerie, tapie au flanc des moindres ravins, envoie par rafales de vraies nappes d'obus derrière les hauteurs, vers le nord, sans doute sur des rassemblements signalés par l'aviation. Nous poussons en avant jusqu'à la lisière du bois, mais une série de 150 nous oblige à rétrograder et à nous diluer. Le soir on nous alerte, et nous voilà partis vers le village de Chattancourt, dont les maisons brûlent. L'air est saturé de gaz lacrymogènes, d'extraordinaires lueurs éclairent parfois comme en plein jour ce fond de cuve où nous pataugeons. On nous rassemble aux abords du village, le chef de bataillon, le commandant Thomas, nous explique très brièvement qu'on va contre-attaquer quelque part en avant en direction du bois des Corbeaux. Personne ne sait où sont les lignes ni s'il y en a encore. Nous grimpons, un orage de 150 et de 210 s'abat sur la crête, les compagnies flottent dans le noir sous la pluie des explosifs. Un éclatement énorme m'éblouit, à deux mètres devant moi, je me sens soulevé par le souffle, je fais une pirouette et je retombe la tête la première dans un trou d'obus, le casque amortit la chute, personne n'est touché ; nous attendons à l'abri d'une espèce de talus qui a été la paroi d'un abri éventré et nous nous apercevons que nous sommes assis sur des cadavres."

L'auteur de ces lignes, Marcel Déat, est un combattant de 14-18. Il a vécu, pendant quatre ans - une éternité -, cette descente aux enfers qui a bouleversé l'Europe : il est peu de fracture dans l'histoire des hommes, qui ait eu une telle portée. Après elle, le monde n'était plus, ne pouvait plus être le même. Les hommes qui ont traversé cela, qui ont survécu à cela, en ont porté, au plus profond d'eux-mêmes une marque indélébile. "Cette expérience, constate Déat, nous a pour une grande part formés, pétris, façonnés, marqués pour toujours. Car, de vingt à vingt-quatre ans, nous avons été soldats, combattants, et rien que cela."

Le normalien Déat, confronté à cet examen permanent qu'est la guerre, a vite compris qu'elle est, aussi, l'occasion - sans doute unique - de remettre les choses à leur vraie place : "Nous avions récupéré notre saine animalité, ayant enfoncé et mis en morceaux les écrans protecteurs et les interdits d'une civilisation sans profondeur. Nous n'étions pas du tout devenus des brutes. Nous avions au contraire étonnamment gagné en humanité véritable, mais les tabous factices ne projetaient plus aucune honte sur nos fonctions élémentaires. Nous avions refait connaissance avec notre corps, nous savions ses possibilités […] Nous connaissions maintenant la vraie fatigue, la vraie faim, la vraie joie de manger et de dormir. Nos sens émoussés étaient redevenus aigus et rapides […] Le soleil, la pluie, la chaleur, le froid, avaient pour nous une signification neuve." (1).

Jünger, acteur lucide

En face, on a les mêmes réactions. L'Allemand Ernst Jünger, engagé dans la tourmente à dix-neuf ans, quatorze fois blessé, est de ces hommes qui, acteurs lucides de l'événement, en laissent un témoignage dépouillé de tout artifice. Tableau sans concession : "Nous avançons en silence, car l'ennemi pourrait être tout proche. Prudemment, avec de longs intervalles afin de pouvoir tirer dans toutes les directions, nous longeons en nous courbant un élément de boyau peu profond où le combat corps à corps semble avoir pris fin par la conquête du boqueteau. C'est un des rares points où la décision finale ait été réellement encore imposée par une mêlée homme contre homme, où chaque combattant a dû regarder son adversaire dans le blanc des yeux, alors qu'il s'agissait de le détruire le plus vite et le plus sauvagement possible pour n'être pas détruit lui-même. Le terrain a été abandonné par les survivants dans un désordre épouvantable et nous fait l'effet, dans le crépuscule, d'une danse macabre subitement pétrifiée. Ce qui s'est passé dans ce coin, à cet instant, le combattant expérimenté est à même de le lire comme dans un livre ouvert. Tous les trous d'obus sont jonchés de grenades à hampes grises et de boules de fer noires ; sur les parapets, des caisses pleines de grenades dont le contenu s'est éparpillé au moment de les ouvrir fébrilement. Partout dans les entonnoirs se voient de petites dépressions calcinées de la dimension d'une assiette ; là, les grenades à main ont fait explosion en pleine mêlée ; l'effet de ces boules de feu qui, en éclatant à cette distance, soulèvent les corps et les font retomber comme des sacs, est bien visible sur les cadavres jetés les uns sur les autres et restés là dans les attitudes où la mort les a figés. Corps et visages sont troués d'éclats, les uniformes brûlés et noircis par les flammes des explosions. Les traits de ceux qui sont couchés sur le dos sont convulsés et les yeux grands ouverts comme devant un cataclysme sans issue. L'épouvante s'est figée en masques hallucinants qu'aucune imagination ne saurait inventer" (2).

Paysans pour un massacre

Entre 1914 et 1918, la France mobilisa environ quatre millions de combattants. De tous âges, de tous métiers, de toutes origines, ces hommes furent jetés dans la même fournaise - même si celle-ci, selon les dates et les lieux, fut d'une intensité variable. De l'épreuve partagée naît un solide mépris pour les planqués, les embusqués - et, plus généralement, pour cet arrière dont l’insouciance, 1a frivolité, donnent aux permissionnaires l'impression de débarquer sur une autre planète, futile et vaine.

Au front vit une autre humanité, la nation en armes. Elle a pour clé de voûte la paysannerie, qui fournit les trois quarts des combattants. De braves Gaulois, durs à la tâche, qui font corps avec la terre lorsqu'il faut s'enfoncer en elle, pour une interminable guerre de tranchées, après l'inutile "course à la mer" de 1914. Gabions, sacs à terre, caillebotis permettent d'aménager la tranchée, coupée de pare-éclats et de chicanes, avec sa banquette de tir et un parapet où s'ouvrent des créneaux, tant pour le tir que pour l'observation. Vers l'avant s'enfoncent des sapes - postes d'écoute où le séjour est particulièrement malsain. Mieux dotés d'un outillage adapté, les fantassins allemands surclassent leurs adversaires dans l'aménagement des retranchements. Admiratifs, les Français découvrant, après une offensive, les tranchées allemandes, doivent reconnaître que le goût de l'organisation, dont se moquent facilement les Gaulois, a tout de même du bon...

De la boue jusque dans la bouche

Mais les tranchées les mieux conçues résistent aux coups prolongés des intempéries. Sans parler des bouleversements que provoquent les pluies d'obus. Aussi les hommes sont-ils condamnés à vivre souvent dans une infâme gadoue : "Les boyaux ne sont plus que des cloaques où l'eau et l'urine se mélangent. La tranchée n'est plus qu'un ruban d'eau. Elle s'éboule derrière vous, quand vous avez passé, avec un glissement mou. Et nous sommes nous-mêmes métamorphosés en statues de glaise, avec de la boue jusque dans la bouche" (3).

Même dans un tel cadre, la faim et la soif gardent leurs droits. On attend avec anxiété le pinard, la gnôle, les boules de pain, la soupe (appellation générique pour désigner le plat unique, magma de "barbaque", de patates, de fayots, de riz ou de pâtes - selon les jours - trop souvent figé dans sa graisse). Bien heureux quand la corvée de soupe, ayant dû franchir des coins harcelés par le tir ennemi, a pu éviter de renverser les bouthéons chargés à ras bord, de perdre dans des trous d'eau les bidons de pinard et les musettes bourrées de pains.

Il faut vivre, ou plutôt essayer de survivre, en côtoyant l'ignoble. En s'accoutumant à l'inimaginable. "Sur tout le front de la butte de Souain, depuis septembre 1915, les fantassins fauchés par les mitrailleuses gisent étendus face contre terre, alignés comme à la manœuvre. La pluie sur eux tombe, inexorablement, et les balles cassent leurs os blanchis. Un soir, Jacques, en patrouille, a vu, sous leurs capotes déteintes, des rats s'enfuir, des rats énormes, gras de viande humaine. Le cœur battant, il rampait vers un mort. Le casque avait roulé. L'homme montrait sa tête grimaçante, vide de chair ; le crâne à nu, les yeux mangés. Un dentier avait glissé sur la chemise pourrie, et de la bouche béante une bête immonde avait sauté".

L'indicible. Et cette guerre qui dure, dure... A laquelle on fait face avec fatalisme. Mais aussi avec d'extraordinaires sursauts d'énergie, qui transforment brusquement en héros cet homme que sa famille, ses amis, ses collègues de travail avaient toujours vu comme un père tranquille. Mais c'était il y a longtemps... Dans la vie d'avant...

Bien sûr, il y a les moments et les lieux exceptionnels. Plus que tout autre, Verdun. Où tombèrent, morts, "disparus" ou blessés, 700.000 hommes - uniformes bleu horizon et feldgrau confondus. Dans leur sécheresse, des chiffres éloquents. Le 28 février 1916, après deux jours d'attaque au bois des Caures, il reste 98 des chasseurs de Driant, sur 1.200 ; le 4 mai, la 6ème compagnie du 60ème régiment d'infanterie contre-attaque sur le Morthomme ; 143 hommes s'étaient lancés à l'assaut, il en reste 11. Vague après vague, de chaque côté les hommes meurent par grappes, fauchés, écrasés, éparpillés. Qu'elle en a bu du sang, cette terre...

Immense gâchis. France et Allemagne saignées à blanc, le meilleur de leurs forces vives resté sur les champs de bataille. Et, à travers les deux principaux protagonistes, le cœur même de l'Europe - le vieux coeur carolingien - atteint au plus profond. Au bénéfice, en fin de compte, de la sanglante utopie marxiste et de l'immonde capitalisme yankee, deux formes d'impérialisme aussi pernicieuses l'une que l'autre, puisque se retrouvant, sur la base de dogmes matérialistes, pour nier l'essence même de l'héritage européen. C'est l'amer bilan que dressa Déat : "Nous comprendrions en 1918 que la France, saignée à blanc, n'était plus, malgré l'éclat douloureux de sa victoire, qu'un élément secondaire dans une coalition qui débordait l’Europe, quelle avait simplement prêté son sol comme champ de bataille après avoir sacrifié l'élite de ses jeunes hommes, et l'on finirait par se rendre à cette amère vérité que la guerre de 1914-1918 n'avait été autre chose qu'une guerre civile européenne, sottement engagée, et dangereusement arbitrée par l'étranger".

Mon grand-père, Pierre-Louis Vial, fut un des 1.300.000 soldats français qui ne revinrent pas des combats. Sur une photographie un peu jaunie accrochée au mur de mon bureau, ce grand-père que je n'ai pas connu, engoncé dans son uniforme, a un sourire un peu triste. Il me parle d'un temps où les Européens avaient décidé de se suicider.

1 - Marcel Déat, Mémoires politiques, Denoël, 1989.

2 - Ernst Jünger, Le boqueteau 125, Editions du Porte-Glaive, 1987.

3 - P. Champion, cité dans Jacques Meyer, La vie quotidienne des soldats pendant la Grande Guerre, Hachette, 1966, rééd. 1991.

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