Le Choc du Mois – N° 58 – novembre 1992  

 

 

Grand chasseur devant les dieux, Dominique Venner a la passion, en tant qu’auteur, de faire partager ses émotions à des lecteurs dont beaucoup connaissent déjà et apprécient en lui l’historien ou l’éminent spécialiste des armes. Son dernier ouvrage, Les Beaux-Arts de la chasse, est un somptueux cadeau. 

 

Puissante source d’inspiration pour les plus grands et les plus célèbres artistes comme pour les plus modestes et les plus anonymes des artisans, la chasse a marqué de son empreinte d’immortels chefs-d’œuvre mais aussi d’innombrables objets usuels, destinés aux plaisirs de la table, au décor de la maison, à la parure (bijoux et insignes), au culte des chevaux, des chiens et des armes. Leur force d’évocation est telle qu’il suffit, bien souvent, d’avoir un tel objet en main pour s’évader de la grisaille urbaine et retrouver, ne serait-ce qu’un instant, le monde enchanté des landes, des marais et des forêts.

 

Une telle évasion-libération est aussi rendue possible, bien sûr, par le livre. Grâce à lui, le futur chasseur peut découvrir, très tôt, cet univers qui deviendra une de ses raisons de vivre. Temps des grandes découvertes, la jeunesse est aussi éveil des fortes passions. Dominique Venner se souvient des émois que, "petit Parisien sevré de friches, de landes et de bois", lui apportèrent Le Grizzli de James Oliver Curwood et La Grande Meute de Paul Vialar. Certains livres ont le beau mérite de jouer les éveilleurs : combien de Français auront compris, grâce à La Billebaude d’Henri Vincenot, qu’il est vital, pour un être normalement constitué, d’avoir – ou de retrouver – des racines ?

 

Un beau livre peut-être un appel à la vie : "La chasse ne s’apprend pas dans les livres, constate Dominique Venner, mais les livres peuvent révéler le goût de la nature libre chez un enfant de la ville."

 

Depuis bien longtemps, des chasseurs ont voulu mettre par écrit leur expérience, leur savoir, leur plaisir, disons plutôt, leur passion. Une passion qui s’inscrit dans les temps forts d’une existence. Le jeune lecteur peut, du coup, découvrir, au détour d’une page exaltant la chasse et ses mystères, les lois de la vie. Il est ainsi révélateur que de très anciens ouvrages cynégétiques associent ces émotions puissantes que fournissent la pratique des armes, la traque du gibier, la quête amoureuse. Comme l’illustre, par exemple, au début du XIIIe siècle, Tristan et Yseult.

 

En plongeant au cœur du Moyen Age, on découvre que les plus grands noms n’ont pas hésité à consacrer de longues heures de leur fulgurante existence à une méditation approfondie sur cet art que peut devenir, pour des esprits avertis, la chasse. Ainsi, l’un des plus fascinants souverains de l’Europe médiévale, l’empereur Frédéric II de Hohenstaufen, a-t-il pris sa plume pour rédiger son De arte venandi cum avibus – un traité de fauconnerie qui devait faire autorité des siècles durant. Il eut d’ailleurs nombre d’imitateurs, comme ce Gace de la Bigne, seigneur français prisonnier des Anglais, avec son roi Philippe le Hardi, après la défaite de Poitiers, et qui entretient sa nostalgie de la terre natale et de ses plaisirs en décrivant par le menu le beau "déduit" (plaisir) de la chasse au vol. Bien d’autres, après lui, se firent les chantres de la chasse au faucon, tant en Espagne qu’au Portugal, en Angleterre, en Allemagne… voire en Russie. Le sommet étant sans doute atteint par Gaston Phébus, comte de Foix, auteur du plus grand cynégétique du Moyen Age, Le Livre de la chasse, orné de somptueuse miniatures.

 

La tradition des grands traités de chasse fut entretenue au fil des siècles. Les gravures sur bois qu’on y trouve sont, aujourd’hui encore, un régal pour les yeux. Avec une érudition sans défaut, Dominique Venner dresse un panorama impressionnant d’un genre littéraire qui a fait bien des heureux, tant bibliophiles que chasseurs. Etant bien entendu que ces deux qualités n’ont rien de conciliable…

 

En découvrant un tel héritage, on comprend mieux quelle empreinte a laissée dans les mœurs la tradition de la chasse. Dominique Venner en donne une illustration particulièrement spectaculaire en ce qui concerne le langage, en relevant les locutions entrées dans le discours quotidien mais issues, à l’origine, du vocabulaire des chasseurs et des veneurs. Qu’on en juge : "Pour raconter un fait divers, on dira par exemple qu’un journaliste à l’affût de révélations croustillantes et bien décidé à faire gorge chaude d’un politicien connu, fut mis sur la voie d’un joli scandale par l’un de ses confrères ,un fin limier qui allait souvent sur ses brisées. Ce confrère avait involontairement levé un lièvre en s’efforçant lui-même de prendre en défaut l’homme public. Mais celui-ci éventa le piège, se récria, bien décidé à tenir tête à ses détracteurs. Prenant les devants il fit en sorte d’ameuter ses partisans, protestant à cor et à cri pour donner le change. Cherchant des faux-fuyants, il prit le contre-pied de ses accusateurs qui parvinrent pourtant à relancer l’affaire et à le mettre aux abois…"

 

La chasse et le sacré

 

Activité ludique, la chasse est, chez l’être humain, ancrée au plus profond de l’instinct. Elle est enracinée dans l’inconscient individuel et collectif. Dominique Venner le souligne en usant de cet humour froid qu’il sait manier avec maestria : "Les adversaires acharnés de la chasse eux-mêmes se comportent en chasseurs. Ils débusquent, traquent et poursuivent les chasseurs en meute, façon indirecte de satisfaire leur instinct de prédation."

 

Au-delà de son caractère plaisant, une telle remarque va loin. Elle nous rappelle en effet que l’homme fut, d’abord et longtemps, bien longtemps, un chasseur. Pour survivre en nourrissant le clan, pendant ces dizaines de milliers d’années qui ont précédé l’agriculture et la domestication des animaux. En témoignent les objets mis au jour par l’archéologie préhistorique et qui illustrent cette culture contemporaine d’un homme de Cro-Magnon. Un homme dont Dominique Venner nous rappelle opportunément qu’il "ne présente aucune différence morphologique notable avec l’Européen actuel". Un homme qui vit encore en nous – ce dont seuls des esprits chagrins ou complexés pourront s’offusquer.

 

Les témoignages de ce passé apparemment si lointain et pourtant, en fait, si proche, nous parlent de ce qui fait de l’homme un animal unique au sein de la nature : le sens du sacré. De grands préhistoriens, au premier rang desquels le Français Leroi-Gourhan, ont en effet démontré, par leurs travaux, que les peintures préhistoriques (Lascaux en est l’exemple le plus connu, mais il y en a beaucoup d’autres) avaient une signification religieuse. Chevaux et bisons, cerfs et bouquetins ont valeur symbolique : ils incarnent des qualités admirées du chasseur de tous les temps : force, impétuosité, acuité des sens, beauté. "Dans la chasse conduite noblement, note Dominique Venner, le chasseur s’identifie symboliquement au gibier qu’il admire et qu’il aime (on peut aimer et tuer)". Ce que Mircea Eliade a si admirablement résumer : "Les centaines de milliers d’années vécues dans une sorte de symbiose mystique avec le monde animal ont laissé des traces indélébiles."

 

D’où ce bestiaire sacré que l’on retrouve, omniprésent, dans les cultures de l’Europe ancienne, tant dans le monde celtique et germanique que chez les Grecs et les Latins. Dans une nature habitée des dieux, le cerf, le loup, le sanglier, incarnent les forces vitales qui jamais ne meurent. Le sanglier, animal-symbole de la connaissance véhiculée par les druides, se nourrit des fruits du chêne, l’arbre-sacré ; sa chair est consommée rituellement pour la fête des morts (Samain, le 1er novembre). Le loup a valeur emblématique pour les confréries guerrières vêtues de peau de loup (d’où dérive le mythe du loup-garou). Le cerf, avec ses bois renouvelés périodiquement, est l’image de l’éternel retour et son symbolisme est identique à celui de l’arbre de vie. Chez les Celtes, le grand dieu Cernunnos est représenté en homme-cerf, et la ramure qui orne son chef est signe de souveraineté.

 

L’Europe du Moyen Age a accueilli et intégré, dans son imaginaire, cet héritage, comme l’atteste, entre autres, le culte de saint Hubert. Et, au XVIe siècle, Diane de Poitiers, qui portait avec fierté le nom de la déesse chasseresse, sut utiliser le legs de la mythologie grecque et le symbole du cerf pour célébrer sa gloire et celle de son royal amant, Henri II, héritier d’une souveraineté sacrée.

 

Il y a ainsi, au fil des siècles, lien maintenu entre la chasse et l’enchantement du monde. Aujourd’hui, en un temps où l’homme, pour avoir voulu désenchanter le monde, a perdu le sens même de la vie et du contact avec le cosmos, ce n’est pas le moindre mérite du livre de Dominique Venner que de nous permettre de renouer le fil rompu. Car au-delà du plaisir esthétique et intellectuel qu’il nous offre, il nous propose en prime un message de vie. Vous chercher le sens des choses ? Allez donc en forêt, sur les traces du Grand Cerf.

Vous comprendrez tout.

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