Le Choc du Mois – N°52 – Mai 1992

Qu'est-ce qu'une nation ? Question on ne peut plus actuelle, à l'heure où Alain Minc s'inquiète de la renaissance de l'idée nationale (1), et où il apparaît de plus en plus crûment que les "grandes questions de société" se ramènent toutes au problème de l'appartenance d'un individu à des communautés organiques. question que se posait déjà, en 1882, Ernest Renan.

Ernest Renan n'est pas un auteur à la mode. Raison de plus pour le lire, ou le relire. Car il pose les bonnes questions - même s'il n'apporte pas toutes les bonnes réponses.

Renan fut, en son siècle, un maître à penser ; son œuvre a laissé de profondes traces dans la culture française. Il unit en effet la quête du savoir et le besoin de croire, réconciliant en sa personne ces deux impératifs de la nature humaine.

Sa naissance dans une modeste famille bretonne, ses études au petit séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet avaient préparé Renan à une carrière d'Eglise. Mais, saisi par la fièvre du savoir, il accumule en quelques années une culture impressionnante, qui l'amène à douter des vérités trop établies, trop confortables, enseignées par l'Eglise. En lui naît un dialogue, qui ne cessera plus, entre science et religion. Renan affirme vouloir « la pure contemplation du beau et la recherche passionnée du vrai ». D'où le choix qu'il fait de se consacrer à l'histoire des religions (il publie, de 1863 à 1882, une monumentale Histoire des origines du christianisme). En faisant dialoguer science et foi, car pour lui la dynamique des contraires, l'harmonie des contrastes conduisent à la vérité. C'est très exactement ce principe qu'il applique à la définition de la nation.

Dans la filiation de Michelet

Au soir de sa vie, alors qu'il est au faîte de la consécration et des honneurs, Renan prononce en Sorbonne une conférence en forme de testament spirituel : Qu'est-ce qu'une nation ? (2), texte didactique dont la solide charpente rhétorique est conçue pour convaincre. Douze ans après la secousse de 1870, le traumatisme de la perte de l'Alsace-Lorraine, Renan convie les Français à s'interroger sur eux-mêmes.

D'où viennent-ils ? De loin. La naissance des nations remonte en effet, pour Renan, au Haut Moyen Age : "C'est l'invasion germanique qui introduisit dans le monde le principe qui, plus tard, a servi de base à 1'existence des nationalités." Certes, les Francs installés en Gaule romanisée étaient peu nombreux. Mais, sur fond de commune identité culturelle (remontant à la proto-histoire), Germains, Celtes et Latins ont créé une nation : "France devint très légitimement le nom d'un pays où il n'était entré qu'une imperceptible minorité de Francs. Au Xe siècle, dans les premières chansons de geste, qui sont un miroir si parfait de l'esprit du temps, tous les habitants de la France sont des Français."

Le phénomène décisif a été la fin du système carolingien : "Depuis la dislocation de l'Empire de Charlemagne, l'Europe occidentale nous apparaît divisée en nations."

Ainsi les nations sont filles de l'histoire. Mais quels sont leurs fondements ? La race ? La langue ? La géographie ? La religion ? Les intérêts ? Autant de raisons insuffisantes. Et Renan cisèle les formules devenues références classiques: "Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis [...] Avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple [...] L'existence d'une nation est un plébiscite de tous les jours."

Ce volontarisme va rester la marque de la définition française de la nation. Elle s'inscrit évidemment - et le contexte historique de l’après 1870 y est pour beaucoup - en contrepoint de la définition allemande, axée sur le déterminisme ethnique. En cela. Renan se fait continuateur de Michelet et de Fustel de Coulanges. Et sa conférence de la Sorbonne apparaît, onze ans après la publication de la Réforme intellectuelle et morale de la France (1871), comme la conclusion logique de cette œuvre phare de la pensée renanienne. Une pensée qui, pour Barrès, avait un défaut d'ancrage charnel. Certes, Renan avait bien écrit que "le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont fait ce que nous sommes" Mais il ne soulignait pas assez, au gré de Barrès, l'étroite dépendance qui unit, soude les morts aux vivants et l'individu à sa communauté populaire, cette union étant fondatrice de l'appartenance identitaire, de la nation. L'homme n'est rien, coupé de ses racines, sinon le fruit abstrait, la construction artificielle et stérile d'un intellectualisme desséchant ("L'intelligence, quelle petite chose à la surface de nous-mêmes !")

Un défaut d’ancrage charnel

Il faut donc, pour comprendre ce qu'est la nation, savoir que tout homme est déterminé par la communauté dont il est issu, dont il est le produit - un héritier qui doit tout à l'héritage. Un héritage génétique dont un Jules Soury, professeur de psychologie physiologique à l'Ecole des hautes études, s'est fait, avant Barrès, l'avocat. C'est en prenant conscience de cet héritage et en l'assumant que l'on peut, enraciné dans une nation, une terre, une langue, une culture, trouver sens et valeur à la vie. Ce que traduit Barrès en termes d'une grave et sombre poésie : "Le jour des morts est la cime de l'année [...] Le 2 novembre en Lorraine, quand sonnent les cloches de ma ville natale et qu'une pensée se lève de chaque tombe, toutes les idées viennent me battre et flotter sur un ciel glacé, par lesquelles j'aime à rattacher les soins de la vie à la mort [...] Certaines personnes se croient d'autant mieux cultivées qu'elles ont étouffé la voix du sang et l'instinct du terroir. Elles prétendent se régler sur des lois qu'elles ont choisies délibérément et qui, fussent-elles très logiques, risquent de contrarier nos énergies profondes. Quant à nous, pour nous sauver d'une stérile anarchie, nous voulons nous relier à notre terre et à nos morts [...] C'est peu de dire que les morts pensent et parlent par nous; toute la suite des descendants ne fait qu'un même être."

Les détracteurs de la nation, qui tiennent le haut du pavé médiatique, opposent volontiers Renan et Barrès. L'un serait "républicain", donc fréquentable, l'autre pas... C'est là habileté, rouerie de ceux qui, dans le cadre de la guerre culturelle - en attendant la guerre tout court - opposant nationalisme et cosmopolitisme, espèrent entretenir le clivage, factice, entre définition française, volontariste, et définition allemande, déterministe, de la nation. Ces deux définitions, en fait, se complètent, doivent se compléter. Car l'une sans l'autre ne peut atteindre le réel : l'homme est fait de corps et d'âme, et négliger, voire mépriser l'une des deux composantes condamne à verser soit dans le matérialisme, soit dans le spiritualisme. Or l'unité humaine est faite du dépassement, par l'harmonie, de ces contraires. Tant il est vrai que la nation est faite d'un peuple, dont l'homogénéité doit autant à la nature qu'à l'histoire. Un peuple qui aura un destin tant qu'il voudra rester une nation. Tant qu'il aura choisi de vivre. C'est-à-dire tant qu'il aura choisi de combattre. Les années qui viennent nous diront si le peuple français est digne de vivre.

 

(1 ) "C'est par exception que l'histoire a été congelée depuis 1945. Mais avec elle revient la nation, à la fois sous la pression du monde extérieur, et sous la poussée interne." La Vengeance des nations, Grasset, 1990.

(2) Qu'est-ce qu'une nation ? Textes de Renan, Barrès, Daudet, Gourmont, Céline présentés par Philippe Forest, Bordas, 1991.

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