Préface à Ainsi parlait Zarathoustra
Traduction et commentaire Robert Dun
Art et Histoire d’Europe – 1988

Ces quelques lignes ne se veulent que témoignage personnel. Le hasard a voulu - mais y-a-t-il un hasard ? - que mon premier contact avec Nietzsche fût Ainsi parlait Zarathoustra. J'avais alors quinze ans. C'était sur les bancs d'un collège des bons Pères maristes. Cette lecture - clandestine - n'était bien sûr pas prévue au programme.

Ce fut une fulguration. Les hommes engagés ont souvent pour guides quelques livres-clés, qui ont tenu un rôle décisif au moment où beaucoup - pour ne pas dire tout - se joue pour certains, entre la quinzième et la dix-huitième année. Ainsi parlait Zarathoustra fut pour moi un de ces livres-là. J'en suis ressorti bouleversé. J'avais trouvé mon étoile polaire.

Mais j'étais vaguement conscient d'être resté trop souvent à la surface d'un tel texte, faute d'un guide sûr pour progresser à travers ce labyrinthe - ce mot étant pris ici dans son meilleur sens : celui d'un parcours initiatique. Aussi cette première lecture fut-elle suivie de beaucoup d'autres. Par fragments, car le texte de Nietzsche est de ceux qu'il faut aborder avec humilité, en s'en imbibant lentement l'esprit et l'âme, afin que s'effectue en soi une lente, patiente macération et transmutation spirituelle. Qu'il n'y ait pas ici d’ambiguïté : cette œuvre m'apparaissait non comme l'un de ces livres saints auxquels les sectateurs des religions monothéistes font sans cesse référence, en prétendant y trouver réponses à toutes leurs questions, mais bien au contraire - et c'est en cela qu'il m'exaltait - comme une permanente interrogation, un constant défi, une tenace invite à aller au-delà, à ne pas se contenter des acquis, réels ou illusoires, de la pensée, mais à remettre en question, à se remettre en question. Nietzsche-Zarathoustra l'affirme d'ailleurs explicitement : "C'est mal récompenser son maître que de rester toujours disciple".

Ainsi parlait Zarathoustra est donc devenu pour moi le fidèle compagnon d'une Queste commencée voici vingt-cinq ans. Un détail l'atteste : lorsque, en montagne, il importe de calculer au plus juste la charge du sac à dos, c'est le seul livre que j'emporte. Et il est rare que je l'oublie. Parce que lui conviennent l'air des hautes altitudes, les sources et la forêt, la forêt fraternelle à ceux de mon espèce. Et, autour d'un feu de camp, je ne sais meilleur enseignement à donner aux camarades assemblés que de lire quelques pages de ce livre.

Un livre qu'on a envie, d'ailleurs, de partager, comme on partage, au bout de l'étape, le quignon de pain et la gourde d'eau. Et c'est ce partage, fraternel, que j'ai découvert un jour avec Robert Dun. Celui-ci bénéficiait d'une longue et profonde intimité avec l'œuvre de Nietzsche. Il a été pour moi un précieux compagnon (au sens étymologique du mot, "celui avec lequel on partage le pain" - et, ici, le pain spirituel) pour pénétrer toujours plus avant dans la compréhension et la communion d'une œuvre dont on n'a jamais fini d'explorer la richesse. Mais, plus encore que d'autres textes, c'est Ainsi parlait Zarathoustra qui fut au centre de nombre de nos conversations.

Je parlais tout à l'heure de fulguration, lors de la découverte d'un tel message. Il n'est pas sans importance que Nietzsche ait lui-même fait état, pour rendre compte des conditions dans lesquelles il a écrit son livre, d'un phénomène de surgissement, rapide et violent de l'inspiration. Certes, il s'écoule près de quatre ans entre août 1881, où se produit la conception fondamentale de l'œuvre - l'idée de retour éternel - alors que Nietzsche marchait "à travers bois" (il le raconte dans Ecce homo), et la fin de sa rédaction, en février 1885. Mais l'écriture proprement dite s'est faite en quelques jours, comme si Nietzsche se libérait, par brèves et brusques saccades, d'une sève portée longtemps en lui : le livre premier est rédigé entre le 1er et le 10 février 1883, le livre second entre le 26 juin et le 6 juillet 1883, le livre troisième du 8 au 20 janvier 1884 et le quatrième en janvier-février 1885. Certains endroits inspirent tout spécialement Nietzsche. Ainsi, une des parties capitales du livre, Des vieilles et des nouvelles tables, fut, au dire de Nietzsche lui-même, "composée au cours de la très pénible montée de la gare au merveilleux nid d'aigle maure d'Eze" (Robert Dun a installé le long de ce raide sentier, il y a plus de dix ans, des panneaux qui portent en quatre langues des pensées de Nietzsche).

C'est en inspiré que Nietzsche a écrit Ainsi parlait Zarathoustra. Il décrit ainsi, dans Ecce homo, cet état où il se juge "une incarnation, un porte-voix, le médium de forces supérieures" : "La notion de révélation, si l'on entend par là que tout à coup, avec une sûreté et une finesse indicibles, quelque chose devient visible, audible, quelque chose qui vous ébranle au plus intime de vous-même, vous bouleverse, cette notion décrit tout simplement un état de fait. On entend, on ne cherche pas; on prend sans demander qui donne ; une pensée vous illumine comme un éclair, avec une force contraignante, sans hésitation dans la forme - je n'ai jamais eu à choisir. Un ravissement dont l’énorme tension se résorbe parfois par un torrent de larmes, où les pas, inconsciemment, tantôt se précipitent, tantôt retentissent ; un comportement "hors-la-loi" ; où l’on garde la conscience la plus nette d’une multitude de frissons ténus irriguant jusqu’aux orteils ; une profondeur de bonheur où le comble de la douleur et de l'obscurité ne fait pas contraste, mais semble voulu, provoqué, mais semble être couleur nécessaire au sein de ce débordement de lumière : un instinct des rapports rythmiques, qui recouvre d'immenses étendues de formes - la durée, le besoin d'un rythme ample, voilà presque le critère de la puissance de l'inspiration, et qui compense en quelque sorte la pression et la tension qu'elle inflige... Tout se passe en l'absence de toute volonté délibérée, mais comme dans un tourbillon de sentiments de liberté, d'indétermination, de puissance, de divinité...".

"Divinité" : le mot est lâché. C'est bien de cela, sans doute, qu'il s'agit avant tout. Ainsi parlait Zarathoustra est un appel au sacré. C'est pourquoi il trace un sûr chemin à ceux qui, en quête de leur destin, se mettent à l'écoute du chant du monde.

"On n'a jamais fini de lire Nietzsche" écrit avec raison Robert Dun. Et c'est plus vrai encore pour Ainsi parlait Zarathoustra que pour les autres œuvres de Nietzsche. Leçon d'exigence, d'intransigeance, ce livre est destiné aux hommes qui, refusant les miasmes des basses terres, veulent respirer à haute altitude. Et qui refusent le facile confort - c'est-à-dire la mollesse et la démission - de la société bourgeoise. "Qui sait respirer l'air de mes écrits, dit Nietzsche, sait que c'est un air des hauteurs, un air mordant. Il faut être fait pour y vivre, sans quoi le péril est grand d'y prendre froid. La glace est proche, la solitude effrayante - mais comme les choses y baignent paisiblement dans la lumière ! Comme on y respire librement ! Combien de choses on y sent au-dessous de soi !".

Mon ami Jean Mabire, lorsqu'il veut exprimer toute la défiance qu'il a envers quelqu'un, dit volontiers : "Celui-là, je ne ferais pas la guerre à ses cotés". Je tenais à le dire ici : Robert Dun est de ces hommes - de ces rares hommes - aux côtés desquels je ferais la guerre. C'est un sûr compagnon de route et de combat. C'est aussi un homme habité par cette flamme intérieure qui fait vivre quelques-uns d'entre nous. Ecoutez sa voix. A travers elle, c'est Nietzsche qui nous parle. Et qui nous annonce que la fin d'une ère - l'ère chrétienne - est proche ; mais qu'aussi, peut-être, va poindre une nouvelle aurore. Si nous le voulons.

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