Le Choc du Mois – n° 49 – Février 1992  

 

 

Les traditions constituent un irremplaçable patrimoine spirituel car elles sont l’expression ritualisée des mythes qui hantent l’imaginaire collectif de nos peuples. Elles nous relient à notre origine, et affirment notre identité européenne, qui est plus que culturelle : sacrée. 

 

A l’heure où la formidable recomposition politique qui se produit à l’Est est, peut-être, une chance historique pour l’affirmation de l’identité européenne, il est bon, il est nécessaire de rappeler que le socle de cette identité est culturel. N’en déplaise aux apôtres du cosmopolitisme, la culture européenne, plurimillénaire, est enracinée dans l’âme des peuples. Elle se manifeste à travers les mythes et traditions qui sont, par le discours et les pratiques, l’expression d’un sens et d’un ordre symbolique, de normes mentales collectives qui viennent du fond des âges et ont survécu à toutes les vicissitudes de l’histoire.

 

Il y a là un champ d’études d’une inépuisable richesse, qui a mobilisé près de cinquante chercheurs pour la rédaction d’un gros volume collectif, L’Europe. Mythes et traditions. Cet imposant travail contient le meilleur et le moins bon (appartiennent à cette catégorie les études où s’affirme la volonté quasi obsessionnelle d’interpréter les mythes en fonction de la grille psychanalytique). Mais au-delà de nécessaires réserves, il reste l’effort louable, d’aller aux sources les plus pures des mentalités européennes : "Quand on fait la généalogie de l’univers des croyances dans l’aire culturelle européenne, écrit le directeur de l’ouvrage, André Akoun, on met au jour cette strate profonde qui est indo-européenne." Et Daniel Dubuisson rend hommage à l’œuvre fondatrice de Georges Dumézil.

 

Le beau soleil

 

En découvrant les ressorts profonds du panthéon védique, des mythologies grecque, romaine, celtique, germano-scandinave ou slave, le lecteur est confronté à une vision du monde, de la vie, de l’homme, de l’histoire qui a marqué de son sceau l’héritage culturel européen. Avec d’étonnantes permanences.

 

Ainsi, chez les Slaves, la vie quotidienne qui est entièrement pénétrée par le sens du sacré, est placée sous le signe des puissances tutélaires que l’on retrouve dans toute l’aire indo-européenne. Au centre de la symbolique populaire, le soleil. Le dieu soleil, Svarog, resplendissant et créateur, apparaît dans les contes sous le nom de Tsar-soleil (lien entre la souveraineté terrestre et la souveraineté céleste) ; il est "un anneau d’or", régnant sur douze royaumes (les douze signes du zodiaque). Il est symbolisé, dans le folklore slave, par la "roue de feu" dont parle la littérature populaire et qui illumine les fêtes collectives. Le prince, incarnation de la souveraineté sacrée, toujours identifié à l’astre-roi, est appelé dans les textes médiévaux le "beau soleil" ou le "soleil rouge". En pénétrant en Russie le long des fleuves, les Vikings (Varègues) ont fondé la principauté de Novgorod (avec Riourik en 860), puis celle de Kiev (avec Oleg le Sage, en 880). Ils ont adopté sans hésitation les dieux vénérés par les Slaves puisqu’ils ont reconnu en eux ceux qui, dans leur Scandinavie natale, leur étaient familiers – le dieu de la guerre Peroun étant, par exemple, l’exacte réplique slave du Thor germanique.

 

Une stèle phallique, taillée dans la pierre et peinte en rouge, fut retrouvée en 1848 dans le lit du Zbroutch (un affluent du Dniestr, en Ukraine). Les figures qui la décorent attestent la présence, dans la mythologie slave, de cette tripartition fonctionnelle en laquelle Dumézil a vu l’une des caractéristiques premières de la tradition européenne : au sommet règne la souveraineté spirituelle (sacerdoce, magie), tandis qu’au-dessous la force guerrière et la production des richesses (agriculture, élevage, artisanat) assurent la sécurité et la fécondité de la communauté. Ainsi se complètent harmonieusement et efficacement le dieu solaire Svarog, le dieu des combats Peroun (qui, au printemps, chasse les nuages du ciel pour laisser briller le soleil) et Rod, le dieu des laboureurs – dans le vocabulaire slave, la racine rod- se retrouve dans priroda (la nature), rod (la famille), rodit’ (le fait d’engendrer), rasti (la croissance), narod (le peuple), rodnik (la source)…

 

Chez les Slaves comme chez les autres peuples européens, l’Eglise n’a pu réaliser un semblant de christianisation qu’en intégrant, avec plus ou moins d’habileté, les mythes ancestraux. Ainsi le dieu Striborg, personnification du vent âpre et sifflant, dont la statue avait été érigée en 980 par Vladimir sur la colline qui domine Kiev, se retrouve assimilé au souffle du Saint-Esprit dans un vieux chant ukrainien. Peroun, maître de la foudre et de la pluie (qui féconde la terre et crée, donc, la vie), devient saint Elie : de la Slovénie à la Russie, les paysans entendant tonner assurent que c’est là le bruit de saint Elie roulant dans le ciel avec son char de feu (comme on le voit représenté sur les icônes byzantines). Les moissonneurs prévoyants savent qu’il faut toujours "nouer la barbe de Peroun ou d’Elie" –  c’est-à-dire laisser sur les chaumes une poignée d’épis, car Peroun-Elie "à la barbe blonde" aime les paysans généreux mais punit les avares, ces ingrats qui oublient à qui ils doivent les belles moissons. Dans les chants croates, Elie est appelé le "cocher céleste" –  ce qui est bien peu biblique… D’ailleurs, même de pure forme, l’habillage chrétien trouve ses limites : jusqu’au XVIe siècle, Peroun continue à être vénéré, sous son nom propre et avec ses attributs spécifiques, dans nombre de régions slaves. Quant à Volos, dieu protecteur des troupeaux, il devient saint Blaise (Vlasii, en russe), dont l’icône est placée dans les étables, tandis que saint Cosme (Kouzma, en russe), remplace tout naturellement le mystérieux forgeron Kouznets qui, "dans les montagnes du Nord", forgeait les destinées des hommes.

 

Pendant mille ans, l’Europe du Moyen Age a connu un double phénomène culturel, qui s’est d’ailleurs prolongé à l’époque moderne et contemporaine : d’une part, mythes et traditions païens ont survécu à travers une christianisation plus ou moins superficielle et ce syncrétisme pagano-chrétien est une clef indispensable pour comprendre l’évolution de la culture européenne ; d’autre part, deux cultures se sont superposées : l’une, cléricale et savante, limitée à des milieux restreints (où règnent l’écrit et le latin), l’autre, populaire et immergée dans une population restée très majoritairement paysanne. Cette culture populaire entretient, à travers les travestissements liés à la clandestinité qu’impose la répression cléricale, le message des mythes fondateurs, crypté mais éloquent pour ceux qui savent lire les signes, comprendre et transmettre allusions et symboles.

 

Le monde magique des forêts

 

D’où l’importance du culte des ancêtres, du feu, des sources, des pierres dressées, des arbres sacrés – un culte perpétué, sous un habillage chrétien, en des hauts lieux où la présence du divin, immergé dans la nature, s’affirme pour rappeler qu’il n’est pas de séparation, de frontière entre le monde du visible et celui de l’invisible. Les dieux sont présents parmi nous, vivent à côté de nous et en nous – si nous le voulons. Ils président au rythme du temps. A travers le nom des jours : il est recommandé de se marier le vendredi, Veneris dies, le jour de Vénus (et, donc de la germanique Freya, comme le dit le Freitag allemand et le Friday anglais) pour placer l’union sous le signe de l’amour et de la fécondité. A travers, aussi, les grandes fêtes qui rythment le cycle des saisons : la Chandeleur, le Carnaval, le Mai, les solstices d’été et d’hiver, la fête des morts (donc des ancêtres, de la lignée) sont là pour rappeler que l’homme est relié, par le sang et le sol, à la vie cosmique, à la grande roue de l’Eternel Retour.

 

Si le temps appartient aux dieux, l’espace porte aussi leur marque. Et, plus spécialement, ce milieu privilégié qu’est la forêt. La forêt est, écrit Yvonne Verdier, "pour l’ensemble du vieux monde européen, la terre natale du mythe". Il faut y pénétrer pour partir à la Queste du Graal. Car la forêt est, par excellence, le lieu refuge de ces êtres qui portent en eux la plus longue mémoire : fées détentrices de ces pouvoirs magiques qui peuvent donner, comme la vie elle-même le bien et le mal, elfes, farfadets, lutins et sylvains (les biens nommés)… Ils sont, tous, des "résistants" face à l’ordre nouveau, étranger et étrange, que veut imposer l’Eglise.

 

On comprend que le soupçon ait été  porté, systématiquement, sur la forêt et ses habitants : la forêt, la sylve, est par définition sauvage (du bas latin salvaticus, "ce qui est forestier") car elle échappe à la civilisation, à la ville – c’est-à-dire aux clercs. Elle abrite les bûcherons, les charbonniers. Ceux-ci, liés aux forgerons (héritier des secrets de Vulcain), se groupent en confréries secrètes de "bons cousins". Les charbonniers ont la réputation, en Haute-Bretagne, de s’assembler à l’ombre d’un chêne, en un lieu écarté, pour faire la pluie, la grêle ou la tempête. Bref, ce sont des sorciers. Comme sont toujours un peu sorciers les ermites. Comme sont carrément sorciers les "meneurs de loups", qui réunissent autour d’eux des loups, assis en rond et écoutant leurs instructions – car ces hommes en communion avec la forêt parlent le langage des loups. Quant aux hommes-loups, aux loups-garous, ils sont les continuateurs des compagnonnages guerriers rituellement voués au dieu-borgne, au dieu-magicien Wotan.

 

Est dénoncé comme sorcier celui qui, même modestement, perpétue la tradition de l’Enchanteur. Merlin est, comme l’a si bien compris Boorman, "un rêve pour certains, un cauchemar pour d’autres". Ceux qui parlent le langage des animaux sont protégés par la forêt car ils n’ont pas rompu l’antique pacte scellé entre les dieux et les hommes, au sein d’une nature, d’un monde qui appelle "l’éternel oui à la vie" repris par un Goethe et un Nietzsche.

 

Les contes le disent : la forêt est lieu initiatique. Elle nous enseigne la plus longue mémoire. Rabelais, en allant chercher ses bons géants dans les traditions celtiques, puise dans un fond populaire où se côtoient Cendrillon, la Belle au Bois dormant, Blanche-Neige, le Petit Poucet… mais aussi les héros des chansons de geste médiévales. "Les fées et leurs contes, rappelle Marc Soriano, nous entraînent non seulement dans ce que les historiens d’aujourd’hui appellent "la longue durée", mais sur ces frontières de l’histoire que sont l’âge de la pierre, taillée ou polie, ou l’âge du bronze."

 
La société marchande dans laquelle nous vivons a voulu, au nom de sa logique du déracinement, faire des mythes et traditions un objet de musée. Il faut, tout au contraire, leur redonner sens, force et vie. En annonçant à nos peuples la bonne nouvelle : le souvenir est garant du devenir.

 

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