Etudes et Recherches – N°4 – Janvier 1986

 

 
Une trop schématique – et, par conséquent, caricaturale – présentation de la trifonctionnalité peut laisser croire que chacune des fonctions est totalement indépendante des deux autres. Il n’en est rien, bien sûr. En me penchant sur la problématique de la fonction guerrière, je voudrais essayer de montrer sa complexité. Je n’en pourrai, faute de place, donner que quelques exemples, pris volontairement dans une perspective diachronique. Et, plus précisément, je m’intéresserai aux rapports entre première et deuxième fonctions – pour essayer d’entrevoir en quoi la guerre est, ou n’est pas, dans la tradition indo-européenne, un phénomène lié au religieux. C’est dire que je n’esquisse de tentative de réponse qu’à une seule des questions posées par le questionnaire fleuve sur le thème "guerre et paix".

 

 

Georges Dumézil a montré, dans Heur et malheur du guerrier (1ère éd. PUF, 1969 ; 2ème éd. Flammarion, 1985) en quoi le dieu ou le héros de la deuxième fonction s’oppose à la première fonction, soit sous la forme de Mitra (ou Dius Fidius), soit sous la forme Varuna (ou Jupiter) de celle-ci (on sait que dans la théologie védique, comme à Rome, comme dans d’autres parties du monde indo-européen, le dieu de la première fonction a le double aspect de magicien tout puissant et de personnification du contrat. Il s’agit de montrer, par le biais des mythes, qu’il ne faut pas confondre la vocation de la première fonction et celle de la seconde. Mais, par ailleurs, les mythes enseignent que, le domaine de chacune étant bien distingué, les première et deuxième fonctions sont complémentaires, les rites étant là pour "faire collaborer au mieux les intérêts du monde, de la société et de l’individu, des divinités heureusement si diverses". Indra le guerrier fait respecter, de son bras armé, la souveraineté ordonnatrice de Mitra-Varuna. C’est ce que rappelle le Rig-Veda (X, 89) : "Toi, Indra, l’habile poursuiveur des dettes, comme l’épée les membres, tu tranches les faussetés de qui viole les règles de Mitra et de Varuna (…) Contre les méchants qui violent Mitra, et les pactes, Varuna, contre ces ennemis-là, ô mâle Indra, aiguise un meurtre fort, mâle, rouge !".

Ce serait donc une erreur grave de limiter le sacré à la première fonction et de faire de la fonction guerrière – et, donc, de la guerre – une activité purement « laïque », en opposant, très artificiellement, une fonction de souveraineté qui a en charge la noble tâche d’établir et d’incarner la paix, tandis que la fonction guerrière aurait pour mission de prêter son bras pour que soit respectée "la paix du roi", en se salissant donc au besoin les mains puisque l’acte guerrier, qui fatalement fait couler le sang, est par la force des choses marqué d’impureté. Ce schéma, influencé consciemment ou inconsciemment par une interprétation chrétienne de phénomènes largement antérieurs au christianisme, ne correspond en rien aux conceptions les plus anciennes que l’on puisse discerner chez les peuples européens au sujet de la guerre.

 

 
 

 

 

Ces conceptions me semblent illustrées par un phénomène apparemment bien étrange, mais révélateur : celui des confréries de loups-garous. On sait, par le témoignage de Pausanias, qu’en Arcadie, au centre du Péloponnèse, le mont Lycée avait, dans l’antiquité, la réputation d’être un lieu sacré, redoutable aux profanes qui ne pouvaient s’en approcher sans perdre leur ombre et mourir dans l’année. Au sommet de ce mont étaient deux colonnes consacrées à Zeus Lykaios. On y sacrifiait des animaux et même des victimes humaines. Platon (République, VIII,565) rapporte que ceux des assistants qui goûtaient aux entrailles humaines mêlées à celles des autres victimes, étaient transformés en loups. Quant à Pline, il mentionne une association de loups-garous (Histoire naturelle, VIII, 81). On sait, par ailleurs, que Zeus changea Lycaon en loup en lui faisant faire à son insu un repas de cannibale.

 

Tous ces éléments sont très cohérents : ils renvoient tous à un loup mythique (on retrouve dans les noms du mont Lycée, du dieu Zeus Lykaios qu’on y adore, de Lycaon, la racine lukos : "le loup"). Ce loup, à la fois dieu et animal, auquel s’identifie un héros légendaire, voire Zeus lui-même, se voit consacrer un culte, célébré par des confréries de loups-garous, c’est-à-dire des associations d’hommes-loups. On entre dans la confrérie par un repas communiel – rite d’initiation qui fait le loup-garou. Par ce véritable sacrement, le nouveau confrère participe de la nature du loup mythique. Et cela ne peut s’obtenir qu’en mangeant la chair d’un loup, ou celle d’un homme-loup : un festin de cannibale est d’ailleurs servi aux dieux par Tantale, à Thyeste par Atrée, à Harpage par Astyage. Astyage étant roi des Mèdes et la tradition faisant de Tantale un Lydien, on a là un phénomène qui s’étend à l’ensemble du monde indo-européen – avec, probablement, reprise et intégration, par les Indo-européens, de croyances et de rites qui leur étaient antérieurs.

 

On retrouve le mythe du dieu-loup en Crète, où Miletos, fondateur de la cité qui porte son nom, fut nommé par des loups qui furent envoyés par son père Apollon, et à Rome, où les jumeaux fondateurs, Romulus et Remus, sont issus du dieu Mars (dieu de la guerre, dieu-loup) et de la vestale Rhea Silvia (qui prend la forme d’une louve pour allaiter ses enfants loups-garous). A Rome la fécondité qui conditionne l’avenir de la cité, après l’enlèvement des Sabines, sera assurée par les rites des Lupercales : les Luperques, fidèles prêtres du dieu Lupercus (le "loup-bouc") fouettent les Romaines de lanières en peau de bouc, pour chasser la stérilité, lors des grandes fêtes des Lupercales célébrées chaque 15 février (voir G. Dumézil, La religion romaine archaïque, Payot, 1966). A la fin du Ve siècle après J.C., encore, le pape Gélase I tonne vertueusement contre la survivance des Lupercales en se scandalisant que de mauvais chrétiens (c’est-à-dire des Romains qui n’ont pas renoncé à leurs traditions ancestrales) puissent défendre de telles pratiques sacrilèges.

 

Dans le monde germanique, l’Yngligasaga dépeint ainsi les guerriers voués à Odhinn-Wotan, le dieu souverain : "ils allaient sans cuirasse, sauvages comme des chiens et des loups. Ils mordaient leurs boucliers et étaient forts comme des ours et des taureaux. Ils massacraient les hommes et ni le fer ni l’acier ne pouvaient rien contre eux. On appelait cela fureur de Berserkir". Ces Berserkir ("hommes-ours") sont des guerriers groupés en confréries religieuses d’initiés. Tacite les décrit dans sa Germania, où il dit que certains d’entre eux se vêtent et se peignent entièrement en noir. Ils ont été étudiés par Lily Weiser, Otto Höfler, Georges Dumézil. Celui-ci écrit : "Les berserkir d’Odhinn ne ressemblent pas seulement à des loups, à des ours, etc., par la force et la férocité ; ils étaient à quelque degré ces animaux eux-même. Leur extase extériorisait un être second qui vivait en eux, et les artifices de costume, les déguisements auxquels fait évidemment allusion le nom de berserkir et son synonyme ûlfêdhnar ("hommes à peau de loup") ne servaient qu’à aider, à affirmer cette métamorphose, à l’imposer aux amis et aux ennemis épouvantés" (Mythes et dieux des Germains, PUF, 1939).

 

Les Germains apportent une innovation importante dans le festin communiel par lequel un guerrier peut devenir loup-garou : au lieu de manger un confrère vieillissant, qui n’est donc plus apte à être un bon guerrier mais qui, par son sacrifice, rend un dernier service à la confrérie en offrant son corps pour que, par l’ingestion de la chair, naissent de nouveaux loups-garous, on va boire une boisson fermentée qui transforme l’individu, lui donne une nouvelle conscience, le fait accéder à un stade supérieur de conscience. L’ivresse sacrée, obtenue par l’hydromel qui fait fonction d’ambroisie, donne une force qui transporte et régénère. Cette liaison, cette communication avec le divin est obtenue, dans le monde que décrivent les hymnes védiques, par ingestion du soma. Cette boisson enivrante, qui permet de communier avec les dieux – de s’assimiler à eux – montre qu’à chaque extrémité du monde indo-européen le processus est le même : des beuveries rituelles, des danses et de la musique concourent à développer une exaltation frénétique, grâce à laquelle le guerrier se met, au propre comme au figuré, dans la peau du dieu-loup. Stig Wikander (Der arische Männerbund, Lund, 1938) a montré que chez les Scythes, décrits par Hérodote, les Saka Haumavarka ("loups buveurs de soma") incarnent eux aussi cette union de l’élément guerrier.

 

En Grèce, le culte de Dionysos, d’origine préhellénique, comporte des aspects très proches de ceux évoqués ci-dessus. Les initiés se groupent en thiases sur le modèle des anciennes confréries. Pendant les fêtes, l’ivresse, les hurlements, la danse tournoyante provoquent une exaltation farouche. Dans leur délire, les Ménades mettaient en pièces de jeunes animaux dont elles dévoraient la chair crue et sanglante, ce qui donne au cortège de Dionysos le caractère d’une chasse suivie d’un repas communiel. Survivance et transposition : le cortège de Dionysos, animé d’une exaltation sacrée, rappelle le temps où les guerriers-chasseurs étaient des hommes-loups. Car le Loup divin est un chasseur, et donc le prototype du guerrier. Les confréries se sont développées dans des communautés agraires où la chasse, image de la guerre (ce qu’elle restera au fil des siècles), garde sur le plan religieux l’importance qu’elle a perdu sur le plan économique.

 

Le loup-garou est une figure issue de la protohistoire, voire de la préhistoire. Mais la relation privilégiée du guerrier et du religieux, du guerrier et du souverain se perpétue dans les sociétés historiques. Autrement dit la guerre reste, que cela soit perçu consciemment ou non dans les mentalités collectives, reliées au sacré. Le sang – et la couleur rouge qui lui est naturellement associée – porte une charge passionnelle qui lie, dans son essence même, la guerre au sacré. Faire couler le sang d’autrui et accepter que coule le sien est geste religieux, puisqu’il engage et joue la vie. On comprend que chez des peuples guerriers, boire le sang du dieu (car c’est cela la communion des chrétiens, et manger le corps du dieu) ait fait vibrer quelque chose au plus profond de l’être. Et l’émotion des foules révolutionnaires groupées derrière le drapeau rouge est, aussi, d’essence religieuse…

 

Les sociétés du haut Moyen Age sont des sociétés fondamentalement guerrières. « Le peuple franc, note Lucien Musset, a importé en Gaule une Kriegerkultur, une civilisation où tout homme libre est un guerrier, toujours prêt à prendre les armes, et il l’a communiquée aux descendants des Gallo-Romains ». Marque durable. L’autorité, temporelle et spirituelle, repose sur l’épée. Comme le remarque Pierre Riché (Les Carolingiens, Hachette, 1983), "le roi du premier millénaire est guerrier et chef des guerriers. Comme ses ancêtres francs, il doit prouver par ses victoires qu’il est animé d’une force surnaturelle. Le succès militaire du roi est un jugement de Dieu qui le désigne à un plus haut service".

 

Ambiguïté : quel est ce dieu qui fonde la légitimité du roi ? Officiellement, depuis le début du VIe siècle chez les Francs, le dieu chrétien. En fait, le roi conserve le double caractère des temps païens : il est roi parce que, hissé sur le pavois, il est reconnu comme le meilleur, et donc le guide, des guerriers ; il est roi, aussi, parce qu’en ses veines coule un sang divin. Bède le Vénérable raconte, dans son Histoire des Angles, que les chefs de ce peuple germanique ayant migré en Bretagne (la Bretagne de l’Antiquité, c’est-à-dire notre Grande-Bretagne, à laquelle il va donner son nom : l’Angleterre est "la terre des Angles") avaient pour lointain ancêtre un certain Voden. On reconnaît là, bien sûr, le dieu Wotan.

 

Tour de passe-passe : les chefs germaniques, issus de lignée divine, fils de Wotan, restent après le baptême chrétien marqués d’une aura divine, puisque choisis par le dieu chrétien pour régner. Avec le sacre des Carolingiens, imité du modèle wisigoth, la charge religieuse est précisée (encore que Pépin le Bref prenne soin, pour installer sa famille sur le trône, de respecter les coutumes guerrières des Francs, en se faisant formellement élire par l’assemblée des guerriers). Du coup, d’ailleurs, le roi se voit investi (ou s’investit lui-même, lorsqu’il s’agit de Charlemagne) de conduire la guerre sainte contre les impies. C’est le début d’une évolution complexe : en entreprenant, à partir du XXe siècle, de christianiser la chevalerie, l’Eglise veut faire de la guerre, condamnée dans son principe même mais justifiée dans certaines de ses applications, un outil au service de sa volonté de puissance. D’où ces étranges institutions que sont des ordres religieux composés de moines-soldats.

 

Le rapport institutionnel établi alors entre la guerre et le sacré pose une question-clef pour la compréhension de la société médiévale : en prétendant récupérer à son profit les valeurs guerrières empreintes de paganisme, de chevalerie, l’Eglise n’est-elle pas victime de son machiavélisme ? Autrement dit, la guerre – et tout ce qu’elle représente – n’est-elle pas l’occasion d’une paganisation du christianisme bien plus qu’une christianisation du paganisme ?

 

Les saints guerriers représentent eux aussi le fruit, étonnant, du syncrétisme pagano-chrétien. Saint Georges porte, tel qu’il est représenté sur une façade de la cathédrale de Chartres, l’équipement d’un chevalier du XIIe siècle, dont rien ne le distingue. Saint Michel est vénéré en tant que chef d’armées – armées célestes, bien sûr – et en cela il est, sur les hauts lieux, le continuateur de Gargantua-Belenos, le Mars gaulois. L’ombre de Mars, dieu de la guerre, est derrière des saints aussi populaires que Martin, ancien officier romain et patron du royaume mérovingien, et Martial, l’un étant, étymologiquement, "le petit Mars", l’autre "consacré au dieu Mars" !

 

La sacralisation de la guerre, qui apparaît à l’évidence dans la littérature arthurienne (songeons à la dimension religieuse, éminemment païenne, de l’épée Excalibur, sur laquelle veille Merlin et la Dame du Lac), restera présente, tout au long de l’histoire, dans les mentalités européennes.

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