Histoire magazine – N°30 – août 1982

Avec licornes et dragons, fontaines de jouvence et grottes en diamants, les géographes du Moyen Age dessinèrent une Terre bien étrange, fantasmagorique et merveilleuse, pour eux aussi réelle que le royaume de France ou celui d’Angleterre.

Au XIIIe siècle, les voyages des missionnaires et des marchands occidentaux et les ambassades mongoles ont mis en contact l’Europe et l’Asie. Au XVe siècle, la quête séculaire de la route des Indes va déboucher sur la découverte d’un nouveau monde. Ce sont autant d’occasions, pour les Européens, d’avoir une connaissance plus précise, plus lucide des autres continents. Pourtant, l’image de l’univers qui hante les imaginations, à la fin du Moyen Age, reste fantastique.

L’une des meilleures illustrations des fantasmes de l’imaginaire médiéval est fournie par les Voyages de Jean de Mandeville. Ce livre a été un "best-seller" aux XIVe et XVe siècles. Des récits des voyageurs, Jean de Mandeville retient ce qui lui paraît le plus spectaculaire. Il veut frapper les imaginations en contant les "merveilles et choses diverses de par delà". Le plaisir du lecteur – Jean de Mandeville le sait bien – est engendré par les récits étranges, par la description de créatures, de pays qui suscitent admiration ou effroi. Avec lui – mais c’est la règle du genre en son temps –, géographie et poésie fantastique font bon ménage. Vérité romancée, roman intégrant quelques détails authentiques ? Le lecteur médiéval était, en tous cas, friand de ce que nous appellerions aujourd’hui, une littérature d’évasion.

Jean de Mandeville se fait de la terre une représentation traditionnelle : un océan périphérique encercle le monde connu, et cet océan vient battre les régions méridionales de la Libye et de l’Ethiopie. Jérusalem, bien sûr, est le centre du monde : depuis plus d’un millénaire, les schémas mentaux sont imposés par l’Eglise et il est hors de question que la géographie – pas plus que toute autre science – soit en contradiction avec la Bible.

La géographie doit donc avoir une dimension théologique. Les origines de la terre, en particulier, doivent être comprises en conformité avec les premiers chapitres de la Genèse. Toute cosmogonie, nécessairement géocentrique, doit avoir comme points de repère les hauts lieux bibliques : si Jérusalem est l’ombilic du monde, le Paradis terrestre est à l’est, au sommet de la terre ; Babylone, avec la tour de Babel, est le lieu d’où s’est dispersée l’humanité ; au mont Ararat est encore visible, assure-t-on, l’arche de Noé…

Cette géographie symbolique est fondée sur les nombres sacrés. En hommage à la Trinité, il y a, dans le monde, trois océans : l’océan périphérique, autour de la terre ; la mer centrale (en fait la Méditerranée) ; l’océan Indien. Trois continents, aussi correspondant à l’habitat des trois fils de Noé, Sem, Cham et Japhet. En dehors du monde connu – l’ "oikouméné" - règne le chaos des terres sauvages, aux mystères insondables, terrifiants.

Parmi ces terres sauvages, l’Ethiopie retient longuement l’attention de Jean de Mandeville. Ce pays est en effet le royaume du Prêtre Jean, ce personnage qui a hanté pendant des siècles les imaginations, en tant que chef d’un pays lointain, merveilleux, acquis au christianisme (et donc allié potentiel contre l’infidèle). Jean de Mandeville raconte qu’un jour un empereur d’Ethiopie, entré dans un église d’Egypte, fut convaincu, en entendant l’office, des bienfaits du christianisme et déclara vouloir, désormais, porter le nom du premier prêtre qui entrerait. Un prêtre entra, qui nommait Jean. Depuis, chaque empereur d’Ethiopie se fait appeler "prêtre Jean".

Les maisons aux tuiles d’or.

L’océan Indien est parsemé de cinq mille îles. En descendant vers les mers du Sud, les navires risquent d’être attirés vers le fond par une puissante aimantation. En abordant sur certaines côtes, on est accueilli par les cynocéphales, les "hommes à la tête de chien." … Jean de Mandeville reprend à son compte, sans broncher, les vieilles légendes qui ponctuent, depuis l’Antiquité, les descriptions des pays du Sud. On les retrouve sur les cartes et sur les mappemondes réalisées en Allemagne, en Angleterre, en Italie. Ainsi, sur la mappemonde des Vénitiens Pizzigani, une notice précise, au sujet de l’Ethiopie, que ce pays regorge d’or : les toits des maisons des grands dignitaires sont faits de lames d’or ; l’intérieur des demeures est entièrement décoré d’or ; et "les soldats font leurs armes en or, parce qu’il y a trop peu de fer là-bas. Quand ils vont à la guerre – et si le soleil luit sur eux – ils paraissent si brillant que personne ne peut les regarder…" C’est attirés par la vision d’un tel eldorado que partiront, à la fin du XVe siècle, les grands conquérants.

L’Anglais Ranulph Higden, auteur d’un Polychronicon qui se veut description du monde, affirme que les antipodes ne peuvent être habitables, « car aucune connaissance qui nous vienne des livres d’histoire n’atteste ce fait ». C’est la référence aux sacro-saintes "autorités" qui fait loi : cette démarche intellectuelle est caractéristique d’une époque profondément marquée par la scolastique thomiste. Mais il reste la capacité d’émerveillement : "La nature, riche en inventions, crée pour son plaisir des extravagances qui dépassent notre imagination."

L’océan Indien et l’Afrique orientale sont, pour les Européens du Moyen Age, une zone de mystère, un "jardin fermé" qui exerce, tout à la fois, la fascination du paradis et celle de l’enfer, un monde de ravissements et de cauchemars. La Bible dit bien que du paradis sortent quatre grands fleuves : le Nil procède, bien sûr, de l’un d’entre eux. Europe, Asie et Afrique du Nord sont identifiées comme les trois parties du monde, enserrées par l’océan périphérique. Mais, écrit Vincent de Beauvais, il existe une quatrième partie au-delà de l’océan intérieur, au sud, "qui nous est inconnue par suite de l’ardeur du soleil".

Monde clos, l’univers de l’océan Indien est un domaine réservé qui fascine d’autant plus les Occidentaux qu’ils n’y ont pas accès, du fait de la barrière des déserts et du verrouillage de l’isthme égyptien par les Mamelouks. Il faut dire, d’ailleurs, que certaines informations qu’auraient pu communiquer quelques rares marchands étaient tenues farouchement secrètes, pour éviter la concurrence de confrères alléchés.

Ce monde, rêvé, est celui de la démesure, de l’exubérance. Les îles de l’océan Indien, au nombre de 5.000 selon Jean de Mandeville, sont, en fait, 10.000 pour Monte Corvino, 12.700 si l’on en croit Marco Polo, 20.000 chez Guillaume Adam. Tout, dans ce monde féerique est disproportionné. Telles la végétation tropicale, qui donne des forêts inextricables, des savanes sans fin habitées par des êtres intermédiaires, surréalistes – nous dirions aujourd’hui des "mutants". Ainsi ceux qui ont un corps d’âne, un arrière-train de cerf, une poitrine de lion, des pieds de cheval et une large bouche fendue jusqu’aux oreilles d’où sortent des vagissements de nouveau-né. Ou bien ces hommes sans tête, qui ont des yeux sur les épaules et, en guise de nez et de bouche, deux trous sur la poitrine. Ou encore ces hommes pourvus d’un œil au milieu du ventre, dont la fixité paralyse toute créature qui a l’imprudence d’approcher.

Ces êtres étranges vivent au sein d’une nature généreuse. Ses richesses sont sans limite, et il suffit de se pencher pour cueillir à profusion de quoi se nourrir, se désaltérer, se parer. Là où se trouvent des pays où il n’est pas nécessaire de travailler, où l’on a jamais faim – alors que l’Europe connaît, au XIVe siècle, le retour des famines –, où l’on n’a jamais froid, où l’air est parfumé par le jasmin, l’eau de rose, l’aloès : n’est-ce pas, vraiment, le paradis ? Dans les îles fortunées, Chryse et Argyre, le soleil engendre l’or par la seule force de sa chaleur. Les perles et les gemmes tapissent le fond des mers et meublent les repaires des oiseaux de proie, qui les ont emportées dans leur bec après les avoir prises sur le dos des poissons volants. Mais ces trésors sont inaccessibles. Gardés par des animaux monstrueux, au cœur d’un environnement impitoyable – la végétation devient prison mortelle pour l’imprudent voyageur ! – ils sont là pour exercer une tentation permanente, pour être le but qu’on ne peut atteindre, sinon par le rêve.

Le rêve de l’abondance est aussi celui de la libération – de toutes les formes de libération. Les tabous sont brisés lorsqu’on évoque ces pays lointains où règne la plus totale licence sexuelle. Le carcan mental imposé par le christianisme à l’Europe médiévale en matière de sexualité est – indirectement, mais efficacement – contesté par les descriptions idylliques de "sauvages" qui, à l’évidence ne connaissent pas le traumatisme mental qu’inflige l’idée du péché. La nudité – cette nudité jugée si infamante par les censeurs ecclésiastiques que sa représentation a été systématiquement bannie, en Europe, des œuvres d’art – est légitimée, dans les pays du lointain Sud, par le climat. Le roi du Malabar est décrit se déplaçant tranquillement nu, quelques grosses perles constituant sa seule parure.

D’autres interdits tombent : on considère comme normal que des peuples étranges se nourrissent sans se soucier de préparation culinaire. Ils vivent de la cueillette de baies, de fruits aux formes et aux couleurs étonnantes, mais aussi – et le lecteur occidental l’admet comme une évidence – de coprophagie et de cannibalisme.

Dans ces "mondes inversés", tout ce qui est prohibé en Europe devient un fait de nature paré de l’innocence originelle. Se profile ainsi, dès le XIVe siècle, le mythe du bon sauvage. Jean de Meung, dans le célèbre Roman de la Rose, chante la "vie de nos premiers parents", heureuses créatures qui ne connaissent pas encore la vie en société, source de toute corruption. Il y a là, quatre siècles à l’avance, des accents rousseauistes.

Dans un monde oriental naturellement vertueux se cachent les secrets de la régénération. En se baignant dans l’un des quatre fleuves qui sortent du Paradis terrestre, ou encore dans la fontaine de jouvence qui permet au Prêtre Jean de porter allègrement ses cinq cents ans d’âge, on peut retrouver, et préserver, une éternelle jeunesse. Rien n’est impossible aux pays qui abritent le phénix, l’oiseau sacré renaissant de ses cendres, et la licorne immaculée – cette licorne qui sera placée, en un geste votif, à la proue de tant de navires occidentaux.

Les rêveries de pseudo-géographes sont relayés par la littérature. Pétrarque, dans son De vita solitaria, décrit avec un bel optimisme les peuples de l’océan Indien : "Solitude, liberté, silence, calme et liberté d’esprit, sécurité, égalité des caractères, pas de cupidité, comme si leur mère la nature les allaitait d’incorruptibilité."

Gog et Magog

De telles perspectives séduisent jusqu’aux missionnaires : ces êtres sauvages qui se livrent, en toute innocence, aux joies impures du corps ne seront-ils pas spontanément séduits par la perspective de joies célestes autrement exaltantes ? Les bons pères qui iront moissonner des âmes dans les terres du Sud y découvriront, évidemment, des réalités plus amères…

Plus encore que le rêve africain, le rêve asiatique exerce une puissante fascination sur les imaginations médiévales. Jean de Mandeville découvre à ses contemporains les merveilles de l’Inde. Plus loin encore, à l’intérieur du continent asiatique, siègent des symboles redoutables. La mappemonde d’Esbtorf porte au-delà de l’esquisse très schématique des chaînes de montagnes de l’Asie centrale, un espace délimité par un mur crénelé, abritant deux étranges figures qui déchirent à pleines dents des quartiers de viande sanguinolente : ce sont Gog et Magog, se repaissant de chair et de sang humains. Au-dessus d’eux, la carte représente Adam et Eve, escortés par un serpent monstrueux, à plusieurs têtes, enroulé autour de l’arbre de la Connaissance. Le tout est dominé par un Christ triomphant.

L’Asie est la terre des Mongols, qui, explique le chroniqueur Mathieu Paris, sont le peuple de Gog et Magog. Ces créatures de Satan prennent leur plaisir à dévaster, à piller, à brûler, à violer. Ces monstres sucent le sang de leurs victimes – on reconnaît la force du mythe du vampire –, mangent hommes et chiens tout crus sans même prendre la peine de les tuer préalablement. Mathieu Paris, qui cherche une origine plausible à de tels monstres, estime doctement qu’ «on peut croire que ces Tartares sont les dix tribus qui ont méprisé la loi de Moïse, les sectateurs du Veau d’or, ceux qu’Alexandre le Macédonien s’efforça d’enfermer dans les montagnes sauvages de la mer Caspienne ». Ce qui n’empêchait pas quelques fins politiques, en Europe, d’envisager une alliance avec ces barbares, contre l’Islam, qui serait ainsi pris en tenaille…

Le royaume du froid

Afrique et Asie ne sont pas les seules terres de rêve. Les hommes du Moyen Age voient volontiers dans l’extrême nord de l’Europe un pays tout aussi magique que l’extrême sud ou de l’extrême est du monde. Dans ce royaume du froid vivent les peuples hyperboréens. On connaît mal les Lapons. Une Historia Norvegie, du XIIIe siècle, leur accorde la paternité des skis : "Ils attachent des planches de bois lisses sous leurs pieds, avec lesquelles ils peuvent galoper (sic) en transportant leurs femmes et leurs enfants sur des neiges épaisses, plus vite que les oiseaux."

Au-delà vivent les Amazones, les Cyclopes, dans un pays perpétuellement obscur, où l’océan est soit figé par la glace, soit parcouru de courants si violents qu’ils emportent irrésistiblement les embarcations vers des abîmes sans fond.

L’île sans nuit

Il existe, cependant, au milieu de ces désolations, une insula perdita, une "île perdue", qui est aussi l’île du bonheur, où il ne fait jamais nuit. Cette île est celle où saint Brandon, abbé d’un monastère irlandais, a accosté avec ses dix-sept moines, au VIe siècle, à l’issue d’une extraordinaire odyssée. Pendant sept ans, le saint homme et ses compagnons ont erré sur une embarcation très fragile, sans gouvernail et sans vivre. Ayant cru trouver une île, ils débarquèrent pour célébrer la messe de Pâques. Mais, au milieu de la cérémonie, l’île frémit. Elle n’était, en fait, que le dos de la baleine géante Sascondus, qui cherche depuis le début du monde à se mordre la queue. Rembarqués en hâte, les moines finirent par rencontrer des oiseaux dotés de la parole qui les conduisirent jusqu’à l’ "île perdue". On voit surgir, dans ce fantastique pseudo-chrétien, l’antique thème des îles Fortunées et le symbole païen de l’homme qui comprend, grâce à sa sagesse, le langage des oiseaux.

L’image que se font les hommes du Moyen Age des mondes inconnus est, ainsi, le fruit d’un syncrétisme où se mêlent souvenirs des mythologies païennes, obsessions bibliques et fantasmes d’un monde idéal, libéré des tabous chrétiens.

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