Identité – N°6 – Mars 1990 

 

 
 

Médias et politiciens n’imaginent pas l’Islam autrement que sous l’angle d’un ensemble de peuples sous-développés en proie aux divisions internes et à l’immobilisme. Replacé dans l’histoire, l’Islam apparaît au contraire comme un monde en conflit perpétuel avec l’Europe. Depuis sa naissance, au VIIe siècle, jusqu’au XIXe siècle, des confins de la Russie jusqu’à l’Espagne, son opposition à notre continent, entrecoupée de périodes d’accalmie, n’a jamais cessé. Doué d’une prodigieuse capacité à absorber les peuples vaincus et même vainqueurs, tels les Turcs seldjoukides, l’Islam connaît actuellement un nouveau réveil. D’abord politique, celui-ci se traduit par le renvoi des Européens. Aujourd’hui, il s’accompagne d’un retour aux sources religieuses et culturelles ainsi que d’une violente prise de conscience anti-européenne. 

 

Fouad Ali Saleh, Tunisien naturalisé français, chef des terroristes intégristes du Hezbollah dont les attentats ont fait à Paris, en 1986, treize morts et deux cent cinquante blessés, avait attiré à lui des volontaires en leur expliquant qu’il avait déclaré "la guerre sainte contre la France".

 

Cette guerre sainte, Fouad Ali Saleh l’a revendiquée avec exaltation, devant le tribunal, jetant haineusement à ses juges : "L’Occident crèvera de la main de l’Islam. Préparez vos cercueils ! A mort l’Occident ! On vous apportera la mort sur un plateau de feu" (Le Monde, 7 janvier 1990). Egarement passager, outrances dues à un moment d’énervement ? Il n’en est rien, puisque, pendant un mois, audience après audience, Fouad Ali Saleh a annoncé systématiquement l’Apocalypse à ceux qui n’accepteraient pas la domination de l’Islam : "Vous serez sanctionnés, sans pitié, jusqu’à l’extermination du dernier blanc de la planète […]. Vous serez sans repos" (Le Monde, 30 janvier).

 

La logique de la guerre sainte

 

Contrairement à ce que voudraient nous faire croire les médias français, cette position n’a rien d’aberrant par rapport à la tradition islamique. Elle correspond en effet au devoir qu’à tout bon musulman de gagner à l’Islam, par tous les moyens, les Infidèles. Le prophète Mahomet a donné l’exemple en faisant savoir à ses premiers disciples, à Médine, qu’il avait reçu mission de prendre l’épée et de conduire les croyants à la bataille pour détruire tous ceux qui refuseraient d’obéir à la loi de l’Islam.

 

La guerre sainte (jihâd) a un objectif externe – soumettre les incroyants pour étendre l’Islam à tout l’univers – et interne – souder entre eux les musulmans (ce qui signifie le "fidèles") dont l’hétérogénéité va croissant, en raison de la diversité de leurs origines, au fur et à mesure que s’étend la conquête islamique. Le pèlerinage à La Mecque a été conçu dans cette optique d’unification, par le brassage des ethnies venues toutes affirmer leur soumission (c’est le sens du mot islam) au dieu de Mahomet. Mais, note Jacques Heers, "cette communion spirituelle s’affirme aussi lors des combats pour la foi. Mahomet parlait du devoir de témoigner les armes à la main et promettait la récompense éternelle, le paradis d’Allah, aux hommes morts en défendant l’Islam contre les Infidèles (1)".

 

Il s’agit d’ailleurs de guerres essentiellement offensives, puisque la logique du monothéisme musulman veut que l’Unique Vérité – la volonté d’Allah, transmise par Mahomet – s’impose un jour à l’humanité tout entière. La guerre sainte, que Mahomet commença lui-même en attaquant et pillant, à partir de Médine, les caravanes de Mecquois, coupables de ne pas vouloir reconnaître la valeur de sa révélation, continue très logiquement de nos jours – et devra continuer jusqu’à la victoire finale, totale, de l’Islam. Car le Coran justifie le jihâd par une vision typiquement dualiste de l’univers et des forces qui s’y affrontent : "Ceux qui croient combattent dans le sentier de Dieu, et ceux qui mécroient combattent dans le sentier du Rebelle. Eh bien, combattez les amis du Diable" (sourate IV, 76).

 

La religion fondée par Mahomet a apporté à l’expansionnisme arabe une justification : les nomades sémites, fascinés depuis longtemps par leur voisinage avec les riches et raffinées civilisations des empires perse et byzantin, ont quitté leurs déserts pour aller planter l’étendard du Prophète sur les métropoles des Sassanides (Ctésiphon, la capitale, succombe dès 634, deux ans après la mort de Mahomet), tandis que les Byzantins doivent lâcher le Proche Orient, de la Syrie à l’Egypte, entre 636 et 642. Par contre, il fallut plus de trente ans, à partir de 670, pour soumettre vaille que vaille les montagnards de l’Aurès, entraînés par une héroïne légendaire, la Kâhina : les Berbères manifestèrent d’ailleurs ensuite, en chaque occasion – et jusqu’à nos jours -, leur volonté d’autonomie et leur identité culturelle.

 

Vers l’est, l’empire musulman s’étendit, sous les califes ommayades, en Afghanistan (651), en Transoxiane (674) puis jusqu’au Turkestan chinois, au Pendjab et au Sind (cours inférieur de l’Indus) en 711.

 

A cette date, un duel multiséculaire est engagé entre l’Islam et l’Europe : la conquête de l’Espagne permet en effet aux musulmans de prendre pied sur le continent européen, par l’ouest, tandis qu’à l’est, les Byzantins, s’ils ont dû céder, en Asie, de nombreux territoires, ont défendu avec acharnement Constantinople : assiégée de 674 à 680, puis en 716-717, la grande cité résista victorieusement. Cette résistance permit à l’empire byzantin de maintenir, pendant mille ans, le précieux héritage gréco-romain (on sait que l’empire romain finissant ayant été divisé en deux parties, l’une occidentale, l’autre orientale, seule cette dernière put revendiquer la continuité historique de Rome après la disparition de l’empire romain d’Occident, en 476 – même si Charlemagne, puis les empereurs germaniques s’affirmèrent, eux aussi, les héritiers spirituels de la romanité).

 

La reconquête

 

En 711, l’Espagne wisigothique fut perdue par ses divisions internes : le pouvoir étant convoité tant par Rodrigue que par Akhila, celui-ci n’hésita pas à appeler les musulmans du Maghreb pour terrasser son rival – quitte, ensuite, à perdre lui-même le trône : vieille histoire du loup dans la bergerie…Terrible leçon qui sera trop souvent oubliée au fil des siècles : la meilleure arme de l’Islam a toujours été la désunion des Européens.

 

Dans la foulée de leurs succès en Espagne, les musulmans ont envahi le royaume des Francs, franchissant les Pyrénées à partir de 714 et lançant des raids dans le sud-ouest et le sud-est, en profitant des complicités de certains chefs locaux, comme le duc de Provence Mauront. Charles Martel, maire du palais – et, à ce titre, chef effectif des forces franques -, arrêta avec ses guerriers les musulmans à Poitiers (732) : on comprend que, dans la suite des temps, cette bataille ait pris valeur de symbole. Déjà, un contemporain de cet événement décisif, l’Anglo-saxon Bède le Vénérable, reprend la rédaction de son Histoire pour y ajouter que « les Sarrasins qui avaient dévasté la Gaule furent punis de leur perfidie ». Quelques années plus tard, un chrétien anonyme vivant à Cordoue écrit un poème où, décrivant la bataille, il montre d’un côté les Sarrasins et, de l’autre, « les gens d’Europe ». Ce chroniqueur, remarque Pierre Riché, "a pris conscience de l’opposition qui existe entre deux mondes et deux civilisations, d’un côté les Arabes musulmans, de l’autre ceux qu’il appelle, dans un autre passage, les Francs, les gens du Nord, les Austrasiens qui représentent les peuples européens (2)".

 

L’affrontement entre l’Europe et l’Islam ne devait plus cesser. Au IXe siècle, les Aghlabides, qui ont commencé à partir de 827 la conquête de la Sicile, lancent des expéditions de pillage sur les côtes de Provence et d’Italie. Marseille dévastée en 838 et 848 (de nombreux habitants sont emmenés en esclavage), Arles pillée en 842, Tarente prise vers 840, la Campanie attaquée dans les années suivantes… Tragique litanie. Rien ne semble pouvoir arrêter les assaillants : débarqués en 846 à l’embouchure du Tibre, ils remontent le fleuve et vont piller Saint-Pierre-du-Vatican. L’abbé du Mont-Cassin doit payer rançon pour éviter le même sort. Il fallut que l’empereur carolingien Louis II et l’empereur byzantin Basile Ier oublient leurs griefs (3) pour que, grâce à la coordination de l’armée franque et de la flotte byzantine, la base de Bari fut reprise aux musulmans, en 871.

 

Mais il faudra longtemps encore pour se débarrasser des Sarrasins (4). Le pape Jean VIII (872-882) se lamente : "Les Sarrasins se sont abattus sur la terre comme des sauterelles et pour narrer leurs ravages il faudrait autant de langues que les arbres du pays ont de feuilles." Car, en Campanie, républiques urbaines, gouverneurs byzantins et princes lombards sont plus préoccupés de s’opposer entre eux que de se liguer contre le musulman. Il faudra donc attendre l’arrivée des Normands, dans les veines desquelles bouillonne encore le sang viking, pour que soit libérée l’Italie du Sud : à l’issue de trente années de guerres incessantes (1061-1091), Roger Guiscard chasse les musulmans de Sicile. Son fils, Roger II, couronné roi de Sicile en 1130, crée un état puissant et va traquer les musulmans jusque dans leurs bases d’Afrique du Nord, contre lesquelles il lance des raids efficaces. Décisif retournement de situation : l’Europe n’est plus acculée à la défensive mais opère de vigoureuses contre-attaques.

 

Celles-ci vont prendre une dimension hautement symbolique avec les croisades. Pendant deux siècles, (XIIe et XIIIe), la fleur de la chevalerie européenne ira donner le meilleur d’elle-même sur les champs de bataille de Palestine, de Syrie, d’Egypte et d’Asie mineure. Dès la première croisade (1095-1099), Normands, Lorrains, Rhénans, Champenois, Bourguignons, Picards, Toulousains, Flamands alignèrent côte à côte leur ost pour se lancer dans une exaltante aventure. Face à un Islam redynamisé par un mouvement de "réveil" - comme il s’en produisit régulièrement au cours de l’histoire – provoqué par des Turcs seldjoukides qui s’étaient emparés du califat  abbasside en 1078, "ces nomades, sunnites intransigeants, reprirent la guerre sainte avec une fougue analogue à celle des premiers musulmans (5)".

 

Un affrontement multiséculaire

 

L’union sacrée fur malheureusement temporaire : hormis la troisième croisade, qui vit s’unir le Français Philippe-Auguste, l’Anglais Richard Cœur de Lion et le germanique Frédéric Barberousse, jamais les Européens ne parvinrent à se grouper pour un combat commun. D’où, pour sauver l’honneur "franc" (6), la constitution de ces institutions très originales que furent les ordres militaires : Templiers, Hospitaliers, Teutoniques se vouèrent à défendre pied à pied les positions de Terre sainte – en un combat désespéré, compte tenu de l’écrasante disproportion numérique qui jouait en faveur des musulmans.

 

Mais le combat le plus exemplaire fut livré en Espagne. Un combat de huit cents ans… Au moment de l’invasion musulmane, des membres de l’aristocratie wisigothe s’étaient repliés, au nord, dans les montagnes des Asturies. A partir de ce bastion de résistance, Alphonse Ier (739-757) harcela l’ennemi par une guérilla incessante et reprit le contrôle de la Galice, du nord du Portugal et d’une trentaine de ville (dont Porto, Salamanque, Avila, Ségovie). C’était le début de la Reconquista, jalonnée par la construction de châteaux forts (la Castille leur doit son nom) et l’établissement, sur les terres reprises, de colons-soldats. Le royaume de Leon et Castille occupe Tolède en 1085, tandis que le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle attire nombre de chevaliers français qui mettent leur épée au service de la Navarre et de l’Aragon. Pour ces hommes, le paradis est à l’ombre des épées – selon la belle formule d’un chevalier du XXe siècle. Rodrigo Diaz de Vivar (le Cid), quant à lui, donne comme mot d’ordre à ses hommes : "il faut vivre de nos épées et de nos lances."

 

On retrouve de nombreux Français dans l’armée qui, avec l’aide des ordres militaires espagnols (Santiago, Calatrava, Alcantara), regroupe en 1212 Castille, Aragon et Navarre – dont les rois ont eu la sagesse d’oublier leurs rivalités, face à la menace des Almohades, de fanatiques musulmans venus, d’Afrique du Nord, relancer le Jihâd en Espagne. La grande victoire de Las Navas de Tolosa marque une étape décisive dans la Reconquista : les musulmans sont dès lors cantonnés en Andalousie, d’où ils seront enfin chassés en 1492 par Isabelle et Fernand, les "rois catholiques".

 

Vers une nouvelle reconquête ?

 

L’Islam, ensuite, est porté à bout de bras par le Turc, enhardi par la prise de Constantinople (1453). En Méditerranée, les Barbaresques sont cette "puissance malfaisante" à cause de laquelle "il n’y a plus, désormais, de sécurité sur les mers familières (7)". Contre eux, les chevaliers de Malte font des prodiges d’héroïsme. Mais il faut une coalition européenne pour remporter la grande victoire navale de Lépante (1571) sur les Turcs, qui ont occupé la Hongrie en 1526 et menacé Vienne en 1529.

 

Au XVIIe siècle, nouvelles alertes : une armée ottomane entre en Silésie en 1663, assiège Vienne en 1683. Alors les Européens se groupent – y compris les Russes – en une Sainte Ligue. C’est le début d’une série de reculs pour les Turcs : au XVIIIe siècle, grâce aux coups de butoir des Autrichiens et des Russes, Bucarest et Belgrade redeviennent européennes. Le sabre de l’Islam est émoussé.

 

Définitivement ? Ce mot n’a pas de sens en histoire. Surtout lorsqu’il s’agit d’une foi qui a lancé, au fil des siècles, des millions d’hommes à l’assaut de l’Europe. Les militants intégristes jettent, aujourd’hui, en défi : "L’armée de Mahomet est de retour, nous sommes de retour (8)." La seule question qui se pose, ici et maintenant, aux Européens est donc celle-ci : l’esprit de reconquête est-il, lui aussi, de retour ?

1 - Jacques Heers, Précis d’histoire du Moyen Age, PUF, 1968.

2 - Pierre Riché, Les Carolingiens, Hachette, 1983.

3 - Les Byzantins admettaient mal que les Francs osent porter le prestigieux titre impérial, dont le monopole leur semblait dû.

4 - Ce sont les « fils de Sarah », femme d’Abraham.

5 - Guy Devailly, L’Occident du Xe siècle au milieu du XIIe siècle, Armand Colin, 1970.

6 - Ce terme désigne, chez les musulmans, tous les Européens.

7 - Gaston Zeller, Histoire des relations internationales, tome II, Hachette, 1961.

8 - Claire Brière et Olivier Carré, Islam, guerre à l’Occident ?, Autrement, 1983.

FaLang translation system by Faboba
 e
 
 
3 fonctions