La normannité :
permanence d'un tempérament

par Jean Mabire

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La normannité se manifeste donc, en tout premier lieu, par la permanence d'un certain tempérament.

Abel Miroglio avait fondé au Havre, juste après la dernière guerre, un Institut de Psychologie des Peuples, dont les travaux ont été aussi passionnants que méconnus. Un de ses collaborateurs pour la Normandie était, tout naturellement, Fernand Lechanteur, qui se méfiait de la psychologie scientifique et qui faisait plutôt de la psychologie populaire, conjuguant avec bonheur une solide hérédité paysanne et une bonne formation universitaire. Son étude sur Les deux populations de la Manche est restée à juste titre célèbre. Elle contient un portrait du Normand « nordique », qui confirme, à l'aide de multiples exemples, ce que nous savions déjà par la lecture des travaux d'André Siegfried.



Il faut toujours se reporter à une remarquable conférence, vieille déjà d'un quart de siècle sur la Psychologie du Normand. Le sociologue havrais s'attache à mettre en valeur un certain nombre de traits qui constituent justement la normannité, et d'abord dans le domaine politique - qui n'est que la projection d'un tempérament que l'on pourrait aussi bien découvrir dans la littérature ou les arts plastiques.

Avant tout réalistes, les Normands ne sont ni des réactionnaires, ni des révolutionnaires, considérant les extrémismes comme des utopies, et se méfiant des utopies, qui leur semblent à la fois stupides et dangereuses. Ce sont plutôt des conservateurs, qui possèdent à la fois le sens de l'égalité et celui de la hiérarchie, ce qui apparaît pas sans quelque contradiction.

Sans illusion sur la nature humaine, ils se défient des rêveries à la Jean-Jacques Rousseau. Pessimistes et sceptiques de nature, ils tiennent à leur liberté, ce qui est somme toute assez fréquent, mais aussi à celle des autres, ce qui l'est moins. Aussi ils gardent le sens des nuances et refusent les fanatismes. Ils détestent les doctrinaires et sont essentiellement pragmatiques. Ils pensent assez volontiers que ce qui est bon, c'est ce qui réussit...

Une des formules d'André Siegfried me semble remarquable : « Les Normands ne pensent pas que la vérité soit toute entière d'un seul côté ». Aussi sont-ils tolérants de nature, ne détestant réellement que le sectarisme. Ils ne sont fanatiques que de la modération. Épris d'indépendance, mais amoureux de l'ordre, ils abominent tout autant la tyrannie que l'anarchie. Et la méfiance reste leur grande sauvegarde.

Ce tableau, dont les grandes lignes furent confortées par des observations « sur le terrain » lors de campagnes électorales (datant il vrai du début de ce siècle) se trouve sans aucun doute modifié par l'intrusion brutale des media modernes. Pourtant, il reste assez juste dans son ensemble et définit assez bien ce que peut être la normannité dans le domaine politique.

La géographie électorale de la Normandie témoigne encore d'une certaine constance qui va du bonapartisme sous le Second Empire au gaullisme plus récemment. Le reflux de ces tentations d'unanimisme conservateur, à la fois nationaliste et socialisant (la « participation ») se marque désormais par un goût pour le centrisme, qui englobe à la fois le centre droit et le centre gauche, et explique tout aussi bien les récentes poussées du parti socialiste ou de l'UDF, au détriment du RPR ou du Parti Communiste, que les médiocres résultats des droitiers ou des gauchistes. Quant à l'écologie, elle n'a de succès que lorsqu'elle apparaît comme un centrisme et non comme un extrémisme.

Plus que les conséquences électorales de la normannité politique, importe peut-être davantage pour nous l'origine même de ce tempérament particulier. Jean Datain a publié naguère un excellent essai sur la mentalité normande et les influences nordiques, qui recoupe parfaitement les remarques et les observations d'André Siegfried comme de Fernand Lechanteur.

Il s'attache à montrer que le tempérament normand reste avant tout sensible au sens des nuances et ne craint pas les contradictions apparentes.

L'Histoire a montré à quel point les Normands de la période ducale étaient à la fois braves et prudents, suivant d'ailleurs en cela l'enseignement du Havamal, le livre de l'antique sagesse scandinave.

D'autre part, les Normands ont montré au cours des âges et au hasard des conquête, une étonnante capacité à s'adapter à d'autres peuples et d'autres cultures, c'est-à-dire à se transformer en surface tout en restant fidèle à eux-mêmes dans le fond.

Hors de son pays, le Normand semble souvent perdre de son identité, alors que sa spécificité réside justement dans cette disparition apparente de la normannité extérieure.

Aussi, paradoxalement, les plus Normands de nos compatriotes sont souvent des gens ayant quitté leur pays, parfois depuis plusieurs générations. En revanche, des gens venus d'ailleurs - des horzains - se sont parfaitement acclimatés et sont devenus aujourd'hui des Normands exemplaires.

La normannité ne fonctionne donc pas en cercle fermé. Elle est un échange constant entre le plus profond de nous-mêmes et ce qui pourrait apparaître comme le plus étranger.

D'un côté, le Normand s'adapte. De l'autre, la Normandie adopte.

Les écrivains normands : des fondateurs et des précurseurs...

Parce qu'ils n'ont pas une langue particulière - je classe totalement à part les patoisants - les écrivains normands passent souvent à des yeux ignorants pour des écrivains français « comme les autres ». Cette impression pourrait s'accentuer encore quand on mesure à quel point les écrivains d'origine normande ont contribué à créer et à enrichir la littérature française. Et c'est bien là leur première caractéristique, celle d'être des fondateurs et des précurseurs.

Le Normand Turold, avec la Chanson de Roland, donne le coup d'envoi de la littérature héroïque médiévale. Et nous ne cesserons plus ensuite de nous trouver à l'aube de toutes les révolutions littéraires, y compris la poésie féminine avec marie de France et la satire politique avec Olivier Basselin.

On peut dire, sans trop exagérer, que Malherbe « invente » le classicisme, Fontenelle la philosophie du siècle des Lumières, Bernardin de Saint-Pierre le romantisme, Barbey d'Aurevilly le régionalisme, Flaubert et Maupassant le naturalisme, Alphonse Allais l'humoriste, Maurice Leblanc, Gustave Lerouge et Gaston Leroux (précédés par Hector Malot) le roman populaire, André Breton le surréalisme ou Léon Lemonnier le populisme.

Ces écrivains ont la passion de la langue, du mot juste, du verbe précis. Ils font, dans un certain sens, une littérature de juristes. Épris d'ordre, ils le sont autant de liberté et d'indépendance. Ils ne craignent pas la démesure, mais ils la contrôlent. Ils restent maîtres d'eux-mêmes et de leurs folies. Ils sont éloquents plus que lyriques. Ils possèdent tous une forte logique interne, même si ce n'est pas celle de tout le monde. Il existe un sens très normand de l'enchaînement inéluctable des causes et des effets. « Prendre les choses par le bon bout de la raison », disait toujours Rouletabille. Mais ces raisonneurs ne sont pas des sophistes. Et quel goût pour les solides réalités de la terre - qui n'est pas forcément le « terroir » dans un sens étroit.


Ces écrivains normands sont aussi bien souvent des témoins lucides et amers, à la fois profondément de leur temps et totalement en marge de la mode. Cela est très sensible avec des hommes aussi différents en apparence et aussi semblables dans le fond que Saint-Evremond et Boulainvilliers, Gobineau et Tocqueville, Frédéric Le Play et Georges Sorel, Rémy de Gourmont et André Gide, Drieu La Rochelle et Jean Prévost. Sans oublier Raymond Queneau.

Il existe chez eux une véritable normannité qui s'exprime dans cette passion d'observer les hommes et le monde, de les comprendre et de les deviner. Tout cela sans aucun souci des idéologies dominantes, des illusions morales, des tabous religieux.

La normannité se trouve, plus que nulle part ailleurs, dans ce paysage intellectuel situé à la charnière de la littérature et de la politique. Nous y avons brillé, avec une pléiade d'écrivains à la fois solitaires et inclassables et dont toute l'œuvre, d'analyse plus que de doctrine, est dominée par la double idée du scepticisme et de la tolérance. Tous sont des « moralistes », à condition de donner à ce mot sa véritable signification, puisque justement ils n'ont pas de « morale » au sens habituel et bourgeois du terme.
 

... mais aussi des sceptiques, des inclassables


Ces écrivains, qui incarnent, sans doute plus que d'autres, la normannité dans sa permanence, sont souvent des encyclopédistes-nés tout autant que des politologues d'instinct. Voir Émile Littré. Ces Normands sont curieux de nature, incapables de se désintéresser de la marche des choses, avides de « démonter la machine ». Et pourtant sans aucune illusion sur le néant final.

Flaubert reste assez exemplaire de cette attitude, avec Maupassant dans son ombre, aussi choqué par l'avidité de la classe possédante que par l'envie des partageux, comme on disait alors. D'où cette phrase immortelle de l'ermite de Croisset, qui résume assez bien une certaine sagesse politique normande, toute d'observation et de scepticisme : « L'idéal de la démocratie, c'est d'élever le prolétaire au niveau de la bêtise du bourgeois ».


Nos penseurs politiques expriment sans doute le plus la normannité dans ce qu'elle a d'original et de permanent. Ils restent, la plupart du temps, inclassables dans un parti traditionnel. Tocqueville n'est pas un vrai démocrate, ni Gobineau un vrai raciste, ni Sorel un vrai socialiste, ni Drieu un vrai fasciste (pas plus que son ami Raymond Lefevre n'était un vrai communiste, sans doute) ni Jean Prévost un vrai radical.

Le silence dont on entoure encore aujourd'hui la personnalité et l'œuvre de Jean Prévost montre à lui seul que grand résistant, fusillé par les Allemands au Vercors, n'est pas perçu comme un résistant semblable aux autres. Il gêne parce qu'il correspond à lui-même et non pas à l'image qu'on voudrait se faire de lui.

Quand il s'est agi de politique politicienne et non plus analytique, beaucoup d'entre eux, éternels insatisfaits par goût de l'absolu, ont navigué de la droite à la gauche et vice-versa. Le romancier Octave Mirbeau est assez exemplaire : antisémite devenu dreyfusard et socialiste devenu patriote.

La plupart ne sont pas anticléricaux, comme on disait autrefois, ni même croyants. Pourtant, ils montrent presque tous un intérêt passionné pour la religion ou plutôt pour l'intrusion du sacré dans la vie. Le scepticisme qui les éloigne de la foi ne les conduit pas pour autant à l'intolérance et au sectarisme. Ils sont de véritables agnostiques.

Un des traits constants de la normannité chez nos penseurs politiques, c'est leur souci de dépasser les frontières. Ils sont forts peu sensibles au nationalisme hexagonal. Mais quand ils se disent Normands, ce n'est jamais pour construire un micro-nationalisme, mais au contraire pour trouver des parentés et des aventures au-delà des frontières imperméables de la nation française.

La Normannité n'est jamais un repli frileux sur la province, mais au contraire une découverte de ce que notre ami Pierre Godefroy nomme l'universalisme - et dont il fait d'ailleurs le contraire du cosmopolitisme.

Déjà Pierre Dubois, sous Philippe Le Bel, au début du XIIIème siècle, rêvait de « faire l'Europe » et osait opposer le pouvoir temporel du souverain au pouvoir spirituel du pape. L'abbé de Saint-Pierre, d'une autre manière, a imaginé les États-Unis d'Europe et la Société des Nations, Saint-Evremond a vécu et est mort à Londres. Tocqueville s'est passionné tout autant pour la Russie que pour l'Amérique, Gobineau a voyagé dans le monde entier en cherchant les vestiges du grand choc planétaire des races, Rémy de Gourmont sans bouger de chez lui a été révoqué de son poste de fonctionnaire pour avoir écrit un petit pamphlet le joujou du patriotisme, Georges Sorel a inspiré Lénine tout autant que Mussolini, Drieu s'est voulu européen jusqu'à la démesure et s'est enflammé pour Genève, Berlin et Moscou, Jean Prévost a compris l'Espagne et l'Amérique mieux que nul autre. Quant à André Siegfried, il était comme chez lui dans le monde entier.

Si les écrivains normands, et spécialement les penseurs politiques, sont presque tous fascinés par leur souche originelle de lointaine origine scandinave, on ne trouve guère chez eux de racisme, mais au contraire curiosité et goût de la différence. L'idée que tous les hommes puissent être semblables leur paraît la plus dangereuse des utopies. Plutôt l'individualisme solitaire que l'état mondial. De surcroît, ils se méfient de la conscience universelle, comme ils se méfient de tout absolu et de toute chimère.
 

...mais encore des lucides et des solitaires


La normannité peut parfois sembler un refus de s'engager, tant la tolérance est instinctive et le scepticisme paralysant. Les Normands sont souvent assez lucides pour mesurer la vanité des choses. Ils ne se lancent dans l'action que par un difficile sursaut - voir Drieu et Prévost - mais souvent leur lucidité les freine. Ce sont plus des conseillers - solitaires et jalousés, d'ailleurs - que des meneurs. Peu de généraux et peu d'amiraux chez nous. Le seul Normand important pour Napoléon n'est pas un traîneur de sabre, mais c'est le consul Lebrun, celui qu'il aimait à nommer « mon sage Mentor ».

Il semble bien que les Normands répugnent à se classer et se sentent mal à l'aise quand ils doivent se frotter à la politique telle qu'elle est vécue dans l'hexagone. André Siegfried remarquait que le Normand était d'instinct un « Whig » et qu'un tel parti, s'il est une réalité outre-manche, n'existe pas sur l'échiquier politique français.

Les Normands ont donc une étrange caractéristique, celle de se trouver partout chez eux. De se sentir « biens dans leur peau » n'importe où dans le monde. Et, en même temps, d'éprouver le sentiment d'être partout des étrangers, des « horzains ». Le Normand qui s'est frotté au monde a l'impression d'avoir été mal compris par les non-Normands. Certes. Mais il a aussi l'impression de n'être plus compris par ses compatriotes restés au pays. Content de lui, il ne se sent pourtant à l'aise nulle part désormais. Aussi la normannité est-elle souvent vécue comme une solitude.

Le Normand conscient de sa normannité appartient à ce peuple dont mon ami Paul-René Roussel aime à dire qu'il est « the people between », expression intraduisible, mais significative.

Jean mabire
(A suivre)


 



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