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Pierre-Denis Boudriot, docteur en histoire moderne et contemporaine, auteur de « L'Epuration 1944/1949 », nous propose, aux éditions Auda Isarn, un livre dont la lecture est particulièrement glaçante, sur les horreurs des « Bagnes et Camps de l'Epuration française ». A la fin de l'année 1945, la statistique pénitentiaire dénombre, détenus dans les centrales et les camps, 10 000 hommes et 4 000 femmes, condamnés à de « longues peines » par les cours de justice, ces tribunaux d'exception chargés de punir les faits de collaboration. Les maisons centrales, dont le régime est particulièrement rigoureux, à caractère disciplinaire et unanimement redouté, sont dévolues aux hommes et aux femmes, frappés d'une peine de travaux forcés prononcée à perpétuité ou pour plusieurs années. Les camps que décrit l'auteur, mais que nous n'évoquons pas dans cette recension sont, quant à eux, destinés aux moins compromis des justifiables des cours de justice et offrent des conditions de vie quelque peu moins pénibles. Ces camps et ces centrales verront, dès la Libération, la coexistence massive, dans une promiscuité ignominieuse, de la pègre et des « politiques ». En janvier 1946, on recense près de 30 000 hommes et femmes, prévenus et détenus pour raisons politiques, pour une population pénale totale d'environ 66 000 détenus. En 1953, le nombre total des détenus, politiques et droits communs, ne sera plus que de 25 000.

La centrale, l'avilissement total

Le journaliste Philippe Saint-Germain raconte: « La centrale, c'est ce que nous redoutions le plus. Les gens là-bas, étaient soumis à une discipline de fer ». L'ancien de la Division Charlemagne, Christian de La Mazière, ajoute: « C'était l'avilissement total »: encellulement en surnombre, isolement, sous-alimentation, poignets menottés lors des transferts, attentes interminables, des cellules exiguës et bas de plafond, dont l'immonde vétusté et l'insoutenable puanteur révoltent les détenus. Et puis, il y a, à l'accueil en centrale, la « fouille absolument totale, indécente même, grossière, répugnante », avant que la tonte (on leur rase aussi la moustache et la barbe) et l'attribution d'un numéro-matricule, pour toute identité, ne parachèvent leur déchéance, nous raconte Pierre-Denis Boudriot. Lors de la fouille, les gardiens procèdent plus particulièrement à l'examen du rectum, à la stupeur et l'humiliation de ces épurés, journalistes, amiraux, généraux, notables. Tout se passe dans le silence le plus absolu, à observer jour et nuit, en toutes circonstances, comme jadis, commente l'auteur, « les moines cisterciens en leurs abbayes ». Les prisonniers sont invités à revêtir les hardes maison, des défroques nauséabondes. Ils ont froid, terriblement froid. Et puis, la puanteur est extrême, violente, indéfinissable, tant elle concentre d'exhalaisons putrides diverses. Henri Béraud raconte: « Elle cogne. On la reçoit en pleine figure, comme une gifle ». Alphonse Boudard surenchérit: « La prison, c'est d'abord une odeur. Un mélange: rat crevé, pisse de chat, moisissure, merdes diverses, pieds douteux, gaz d'éclairage en fuite, mégots froids et puis la soupe aux choux, survie quotidienne ». Les baquets, tinettes, pots sont les attributs de la condition de forçat. Pour Henri Béraud, la centrale de Poissy, tout entière, n'est qu'une vaste latrine. Le détenu se clochardise et régresse. Et puis, il y a ces lourds sabots pénitentiaires qui meurtrissent terriblement les pieds et qui résonnent du matin au soir.

 

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« Un ramassis hétéroclite de braves types et de canailles »

La centrale est aussi un monde dans lequel s'épanouissent les délateurs par tempérament. Délateurs sous l'occupation, mouchards en prison. Le journaliste Pierre Malo note que la délation est, avec l'homosexualité et la tuberculose, l'un des principaux fléaux des centrales, ajoutant: « La moitié de la population détenue à Poissy est composée de délateurs ». Le furieux Rebatet qui, bien sûr, ne décolère guère, découvre à Clairvaux « un ramassis hétéroclite de braves types et de canailles, d'idéalistes et d'imbéciles, de gamelards et de héros ». Les condamnés politiques côtoient ainsi, avec horreur mais aussi avec fascination, le rustre intégral, vivant à l'état quasi végétatif, se satisfaisant de sa seule pitance et d'une totale inaction. Les détenus ont droit, après le déjeuner, à une demi-heure de « promenade » au pas cadencé, formant deux rondes tournant en sens inverse. L'ennui est omniprésent. Rebatet raconte: « Je m'ennuie fabuleusement, incommensurablement, et désespérément ». Charles Maurras bénéficie quant à lui cependant, d'appréciables conditions de détention, multipliant lectures et travaux d'écriture. Le temps de l'enfermement « s'égoutte » dira Claude Jamet. Certains sombrent dans un abrutissement chronique, perdent au fil des années la notion du temps, qui finit même par s'abolir. Misérables rebuts clochardisés réduits à leurs seules fonctions organiques, les plus atteints mènent une vie quasi végétative, commente Boudriot.

 

Un enfer étroitement règlementé

En tout lieu de l'établissement règne, nuit et jour, une stricte discipline. La parole est proscrite. Murmurer, chuchoter, bouger même les lèvres est impitoyablement sanctionné. A la privation de parole s'ajoute la prohibition de l'écrit. La détention d'un bout de crayon ou de papier vaut une peine de mitard. L'enfer est étroitement règlementé. L'impétrant garde six mois les cheveux ras, ne boit pas de vin, peut fumer une cigarette par jour, puis a droit au bout de six mois à trois centimètres de cheveux, un quart de vin. Au bout d'un an, s'il a été « sage », il disposera librement de ses cheveux, pourra fumer trois cigarettes quotidiennes et écrire cinq fois chez lui, par mois, au lieu de trois. Plusieurs fois par jour, il est astreint à une immobilité complète dans la même posture: les bras croisés sur la poitrine. Pas question de tourner la tête, d'esquisser un geste, d'échanger un regard, sinon direction le « prétoire de justice disciplinaire » et le mitard, une prison dans la prison. Et puis, surpassant en horreur le mitard, il y a la salle de discipline, lieu de tourments et de sévices infligés dans l'esprit des bagnes africains de l'armée française. Pierre-Denis raconte que, « chaussés de sabots trop petits afin de meurtrir un peu plus les pieds, les punis arpentent au pas cadencé la salle, en une ronde de loques hébétées de souffrance et d'épuisement », parcourant jusqu'à 40 kilomètres dans la journée. Certains, roués de coups, ne se relèvent plus. D'autres, de douleur et d'épouvante, sombrent dans la démence. Les punis de Clairvaux étaient, de surcroît, lestés d'un sac rempli de briques...

Mais qu'en est-il de la nourriture en centrale? Jusqu'en 1949, tout détenu non puni reçoit en règle générale, le matin, de l'eau chaude « noircie » façon viandox, avec du pain, puis à midi et le soir une soupe accompagnée d'une pitance, en langage administratif: « Eau de choux et choux à l'eau », raconte le journaliste Pierre Malo. A Clairvaux, c'est en 1948, soupe de carottes midi et soir, la pitance étant composée d'une écuelle de carottes avec parfois des pommes de terre. La viande ? Le bagnard se contentera, à intervalles espacés, d'un morceau de viande de cheval coriace bien que bouillie. A Fontevrault, le menu prévoit un morceau de fromage tous les quinze jours, et le dimanche une portion d'abats cuite à l'eau. C'est ce que l'administration qualifie de nourriture « saine et abondante ». Mais pour mériter sa pitance, il convient de travailler, pour ceux qui le peuvent. Les intellectuels, écrivains de renom ou prestigieux officiers, se retrouveront à l'atelier papeterie, à confectionner des étiquettes destinées à la SNCF, des sacs en papier et des enveloppes, ce qui paraît logique. D'autres prisonniers tressent des « chaises-paille », une activité redoutée, car durant des heures, on y tresse la paille à main nue dans des baquets d'eau froide. Et le reste à l'avenant... Les détenus perçoivent un salaire misérable de soixante-quinze centimes, dont la moitié, voire les neuf dixièmes sont retenus par l'administration pour la nourriture, l'entretien des prisonniers et les frais de justice.

 

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Des conditions d'hygiène épouvantables

Les conditions d'hygiène sont épouvantables. La literie disponible est d'une saleté repoussante. Le directeur de l'administration pénitentiaire en convient, d'où sa circulaire: « La literie doit être nettoyée plus souvent et les couvertures lavées au moins une fois par an » ! Entassement, sous-alimentation, travail épuisant, hygiène corporelle déplorable, tout concourt à une rapide dégradation de l'état de santé des prisonniers, à commencer par le froid que certains matons entretiennent par pur sadisme. La douche est autorisée une fois par mois à Clairvaux, et toutes les trois semaines à Poissy. Les bagnards souffrent de multiples pathologies, dont la gale, la variole, des eczémas, des affections stomatiques, etc... Mais le fléau des fléaux est la tuberculose, due au froid glacial des dortoirs et du mitard, et à la faiblesse physique causée par la faim. Certains prisonniers cherchent à sortir à tout prix de cet enfer et n'hésitent pas à acheter des crachats de tuberculeux dans l'espoir de tomber malades et d'être envoyés dans un sanatorium. D'autre se blessent volontairement à une jambe, l'infectant avec du tartre dentaire. D'autres se « fabriquent » d'énormes abcès, avec des seringues volées, qui leur valent un séjour à l'hôpital, qui leur paraît être un havre de paix et de douceur.

 

« L'atmosphère est une purée de bêtise »

Certains épurés, issus du monde politique et littéraire, déplorent les effets délétères de la détention sur l'esprit. Lucien Rebatet vitupère, dénonçant « l'affreux paquet d'imbéciles et de fripouilles » et assène: « L'atmosphère est une purée de bêtise ». Henri Béraud déclare subir une « usure lente et nauséeuse parmi les rebuts des hommes ». La situation s'améliorera cependant au fil des années. La règle du silence n'est plus observée de façon absolue, le droit d'écrire une lettre par semaine octroyé, les bagnards de Clairvaux sont autorisés à faire du théâtre une fois par mois, les prisonniers auront droit à une promenade libre d'une heure quotidienne. On joue parfois à la boule marseillaise, on pratique même la pelote basque, « sport pénitentiaire par excellence », ironise P-A Cousteau (PAC). « Car que faut-il pour y jouer ? Un mur. Et les murs, on en aurait plutôt à ne savoir qu'en faire ». Le cinéma fera son entrée en décembre 1951 à Clairvaux, PAC redécouvre en février 1953, ébloui, la radio dont il a été privé depuis 1945. Amnistie collective, individuelle, médicale ou grâce, les centrales vont se vider peu à peu. Claude Jeantet, élargi en 1956, sera un des tout derniers journalistes libérés.

 

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 Centrale de Poissy

 

Rendus à la liberté. Mais quelle liberté ?

Mais ce sont parfois des hommes prématurément usés et vieillis qui sont rendus à la liberté. Pierre-Denis Boudriot évoque « ces détenus indigents », épaves esseulées, oubliés de tous, qui quittent avec appréhension la prison, nantis de leur pécule dérisoire, et d'un billet de chemin de fer, alloué par l'administration; avec une paire de lunettes et quelques effets. Incapables de s'adapter à leur nouvelle existence, nombre de ces miséreux finiront, seuls et oubliés, dans quelque asile ou hospice. D'autres vivent une « douce ivresse », un « moment d'éblouissement ». Ce sont des chanceux, car, écrit l'auteur, « des années de détention ont souvent altéré la vie de la famille du prisonnier, et au premier chef, l'existence, nuit et jour, de sa femme ». Le détenu aura attendu toutes ces années le courrier conjugal, des colis, la visite de son épouse, toujours plus rare pour certains détenus. Les instances en divorce se multiplient. Pierre Malo raconte que dès la fin 1945, « une avalanche de papier bleu s'abat sur la Centrale ». A sa libération, l'ancien détenu doit réapprendre à vivre, reprendre place au sein d'un foyer profondément modifié, renouer avec sa propre famille, avec ses enfants qu'il n'a pas connus. L'épouse retrouve un homme profondément changé, diminué et souvent dépressif. Souvent, à l'enfer de la prison, succède un nouvel enfer...

Robert Spieler

« Bagnes et camps de l'Epuration française », de Pierre-Denis Boudriot, 240 pages, 20 euros, Auda Isarn BP 90825 31008 Toulouse cedex 6 ou reflechiretagir.com

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