La plus sanglante des batailles entre les Etats. Une défaite pour les Sudistes. Mais pas décisive puisqu’ils remporteront encore de nombreuses victoires et ne mettront bas les armes que deux ans plus tard. Une terrible saignée. Pour les deux camps. À cette différence près que les Nordistes disposent d’un inépuisable vivier d’hommes.

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Du côté des Sudistes qui, pour la deuxième fois, portent la guerre au nord de la ligne Mason-Dixon, 75 000 soldats sous les ordres du général Lee. Du côté des Nordistes, 97 000 hommes commandés par le général George Gordon Meade. Plus de 23 000 Fédéraux seront tués, blessés ou capturés. Plus de 20 000 hommes hors de combat du côté des Confédérés.

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Les noms de tous ces lieux où les soldats bleus et gris tomberont par milliers sont passés dans l’Histoire : Cemetery Hill, Little Round Top, Big Round Top, Cemetery Hill, Seminary Ridge, Valley of Death, Peach Orchard, Devil’s Den, Wheat Field, Culp’s Hill, Spangler’s Spring, Benner’s Hill, etc.

Mais raconter froidement le seul déroulement des combats, ce serait occulter les souffrances des hommes, leur héroïsme, leurs peurs, l’horreur des carnages. Ce serait oublier de donner la parole à Billy Yank, qui se battait sous l’uniforme bleu. Et à Johnny Reb, qui se battait sous l’uniforme gris. J’ai recueilli leurs voix venues du bout du temps.

 

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Moi Johnny Reb, présent à Gettysburg

Nous sommes en Pennsylvanie. Pour une des toutes premières fois, nous pouvons rendre aux Nordistes ce qu’ils nous ont fait subir depuis de longs mois. Dans les premières heures, le front fédéral a reculé dans le plus grand désordre. Au soir du 1er juillet, nous tenons le terrain. Nous avons pris position sur une colline face aux positions ennemies à Cemetery Ridge.

Notre plan d’attaque est le suivant : notre artillerie est concentrée dans le bois d’où, le lendemain, partira la charge de Pickett. Elle est commandée par le général E.P. Alexander. Sept obusiers de campagne de 11, avec des attelages de chevaux frais et des caissons bien remplis.

On sait bien que si notre canonnade ne peut faire reculer l’ennemi – ou pour le moins le démoraliser – la charge de Pickett sera compromise. J’étais près du général Longstreet quand il a reçu ce message d’Alexander : « Je ne pourrai juger de l’effet de la canonnade que par l’intensité du tir ennemi en retour. Son infanterie est peu exposée à notre vue et la fumée obscurcit tout le champ de bataille ».

Nous montons à l’assaut. Des obstacles insurmontables nous séparent des Yankees : les collines escarpées, les rangées de batterie, les barricades, la ligne serrée des tirailleurs. Nous devons nous battre contre des canons…

Alors que nous sommes allongés sur le sol pour échapper au feu nourri des Yanks, nous entendons des acclamations. C’est le général Lee qui se tient en première ligne. Nous nous levons et nous agitons nos chapeaux pour le saluer. Notre ligne d’attaque fait face à Cemetery Ridge. Les rayons presque verticaux du soleil de juillet nous brûlent terriblement. La soif nous tenaille.

Au moment où nous montons à l’assaut, nous sommes pleins d’espoir et nous croyons à la victoire. Là-bas, sur Cemetery Ridge, les Yankees vont assister à un spectacle que l’on n’a jamais vu auparavant : une armée formant ses lignes d’attaque, à découvert, sous leurs yeux, puis chargeant sur une distance de près d’un mile.

Hélas… Si la division Pickett a pris la position ennemie et capturé ses batteries, après vingt minutes, elle a dû battre en retraite car Heth et Pettigrew qui commandent nos troupes de soutien ont lâché pied sur la gauche.

Le général Lee est partout. Il s’occupe de rallier et d’encourager nos troupes démoralisées, chevauchant, presque seul, un peu en avant du bois. Il adresse quelques mots d’encouragement aux soldats qu’il croise : « Tout s’arrangera. Nous en parlerons plus tard, mais pour l’instant tous les bons soldats doivent se rallier. En ce moment, nous avons besoin de tous les braves cœurs. » Il s’adresse aussi aux blessés qu’il rencontre et exhorte ceux qui sont légèrement atteints à panser leurs blessures et à reprendre un fusil.

Peu nombreux sont ceux qui ne répondent pas à cet appel. J’ai vu beaucoup de grands blessés ôter leur chapeau pour l’acclamer. L’un de mes camarades, blessé à la jambe, me dit : « Cette journée a été une bien triste journée pour nous, mais nous ne pouvons pas toujours remporter des victoires… »

Au général Wicox qui s’est approché de lui en pleurant presque, Lee dit : « N’importe, général, tout ceci a été causé par ma faute, c’est moi qui ai perdu cette bataille et vous devez m’aider de votre mieux maintenant. »

À la nuit tombée, nous sommes au désespoir. Les combats ont cessé et nous sentons que le sort nous a été contraire. Mais seuls nos chefs connaissent l’importance du désastre. Ce que nous savons, nous, c’est que c’est un carnage.

La nuit est tiède. Quelques rares feux éclairent la nuit. Lourds de fatigue, nous nous sommes étendus dans l’herbe par petits groupes. On parle des événements de la journée et on se risque à imaginer ce que l’aube nous réserve. Plus loin, on peut voir, à la lueur vacillante d’une seule chandelle et par l’ouverture d’une tente, les généraux Lee et Hill, assis sur des pliants, consulter une carte étendue sur leurs genoux.

Aucune sentinelle n’est postée devant la tente de Lee et aucun aide de camp ne veille. La lune est haute. Le ciel est clair. Il paraît que nous avons perdu. Mais nul ne verra plus jamais une attaque aussi héroïque que celle menée par les Virginiens de la division Pickett. S’ils avaient été appuyés comme ils auraient dû l’être, nous aurions pu tenir la position et remporter la bataille. Pickett le sait. Au moment où il a conduit ses hommes à l’assaut, on les a entendus pousser des « hourras ! » et hurler « en avant ! ».

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Nous nous sommes battus comme des démons. Et nous avons fait des miracles dans un enfer de rochers surnommé l’« antre du diable ». La charge de Pickett, symbole suprême et tragique de notre lutte identitaire, restera l’un des plus purs modèles de courage, s’élevant jusqu’à la dimension proprement spirituelle du sacrifice. Le sacrifice qui transcende les oppositions et les haines, qui est un don de l’homme intérieur et lui confère une dignité particulière qui sourit aux plus grandes défaites. Parfois, certains vaincus sont ainsi plus grands que leurs vainqueurs…

Je garde le souvenir de Wesley Culp. Né et élevé à Gettysburg, il avait choisi notre cause et rejoint le 2nd Virginia Infantry. Il sera tué à Culp’s Hill sur une propriété appartenant à sa famille. Sur le versant sud de Culp’s Hill, il y a un nom gravé sur la roche. Celui de A.L. Colbe du 1st North Carolina Regiment. Comme nous faisions retraite vers la Virginie, il m’a dit : « Si je survis à cette guerre, je reviendrai sur les lieux pour retrouver ma gravure ».

Nous rentrons chez nous. Épuisés, blessés, mutilés, mais fiers d’avoir pu, pour la deuxième fois (Antietam, Maryland, 1862), porter la guerre sur le sol de nos envahisseurs. Au Maryland, le Sud avait des partisans. En Pennsylvanie, c’est autre chose. À la traversée de Greencastle, des civils nous ont attaqués à coups de hache… Plus jamais, dans la parade de la vie, on ne reverra cette poignée de braves tombés au combat.

 

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Moi Billy Yank, présent à Gettysburg

À l’ouest de Gettysburg se dresse une crête assez élevée, orientée nord-sud et sur laquelle se trouve le séminaire luthérien. Au sud, surplombant la ville, se dresse une autre crête, abrupte, qui se termine à l’ouest par Cemetery Ridge.

Au petit matin du mercredi 1er juillet, le général Reynolds nous donne l’ordre d’avancer. Vers 9 heures 30, nous nous heurtons aux Confédérés du général A.P. Hill. Vers 10 heures, Reynolds nous déploie de chaque côté de la route de Chambersburg. Nous sommes immédiatement accrochés. Reynolds, qui chevauchait sur le front, est tué non loin de Seminary Ridge. Sa mort provoque la confusion dans nos rangs.

Un peu avant quatre heures de l’après-midi, la ligne de front sudiste s’étend sur deux à trois milles de longueur. Notre 11e corps recule en désordre. On peut même dire que c’est la débandade… Les Confédérés nous tirent comme des lapins. Le bruit circule qu’ils ont fait 2 500 prisonniers ! Notre régiment se replie dans une ruelle de la ville. Malheureusement, la seule issue, très étroite, est bouchée par une barricade faite des cadavres de nos soldats. Nous perdons les deux tiers du régiment.

C’est un troupeau qui n’a plus vraiment apparence militaire que les généraux Hancock et Howard rassemblent sur Cemetery Hill. Ici et là, des hommes rallient le drapeau de leur régiment, mais le plus grand nombre ne trouve ni drapeau ni officier. Les ordres fusent : « Reformez les rangs ! » Heureusement Hancock, que nous avons surnommé « Hancock le Superbe », reprend les choses en main progressivement.

Le hasard veut que je puisse l’observer en ce moment critique et entendre plusieurs de ses ordres et observations. Plus bas, l’ennemi sort des rues de la ville et se met en ligne pour monter à l’assaut de nos positions. Hancock reste impassible sur son cheval, comme s’il eût été à la revue. Il organise une ligne de tirailleurs qu’il envoie sur le versant de la colline, face aux Confédérés. D’autres lignes sont immédiatement déployées pour étendre notre front sur la droite et sur la gauche du dispositif.

Hancock crie au général Doubleday : « Faites avancer une brigade jusqu’à la colline sur la droite, de l’autre côté de la route ! » Doubleday lui répond : « Mais, mon général, je n’ai plus de brigade… » Hancock n’hésite pas : « Alors, prenez le premier millier d’hommes que vous trouverez. Ne vous occupez pas de savoir à quelles unités ils appartiennent. » Cette démonstration de force donne à croire à l’ennemi que nous avons reçu des renforts. Nous pouvons souffler un peu.

Notre marche vers Gettysburg n’a pas été une promenade de santé. Nous avons avancé en désordre, les pieds meurtris et les cuisses écorchées par le frottement du drap. Certains d’entre nous ont marché en caleçon, certains sur leurs chaussettes et même pieds nus.

L’artillerie rebelle commence une canonnade d’une intensité inouïe. Leurs projectiles s’abattent sur nous comme une volée de pigeons qui se jette au sol. Autour de moi, c’est une hécatombe. Des soldats et des officiers sont tués, les uns en train de manger, les autres le cigare à la bouche. Les chevaux tombent. Les pieux de clôture volent en éclats. La terre, arrachée par les explosions, nous aveugle.

Un fantassin crie : « Grâce à Dieu, voici leur infanterie ! » Il exprime le sentiment qui nous étreint : tout plutôt que l’inaction sous cette terrible canonnade…

Les rangs achèvent de se confondre et ne forment plus qu’une masse emportée où les hommes courent, roulent, tombent pêle-mêle. Le canon ouvre des tranchées sanglantes. Les officiers, l’épée en l’air, marchent au premier rang. Des colonels guident en avant leurs régiments mitraillés.

Nous percevons les « hourras » des Confédérés et leur fameux Rebel Yell qui nous glace les sangs. Ils montent vers nous comme des flots sur des brisants. Ils finissent par buter sur un mur de pierres. Mais ils s’élancent avec impétuosité et culbutent nos premières lignes. Ils sont tout près de nos canons. On se bat sur les pièces. À coups de fusils, à coups de baïonnettes, à coups de crosses. Nous marchons sur les morts et les blessés. Nous pataugeons dans le sang.

Je regarde derrière moi. Un officier baisse la tête comme s’il eût avancé sous une pluie battante. Pendant que je le regarde, je vois, entre lui et moi, une capote roulée avec ses attaches sauter en l’air et retomber. Un coup de mitraille a labouré le crâne d’un jeune combattant et arraché sa capote de ses épaules. Près de moi, j’entends un soldat jurer après un camarade qui s’appuie lourdement contre lui. Sans se rendre compte qu’il injurie un mourant… Nous sommes à bout de nerfs et nous nous libérons en lâchant des bordées de jurons, les plus terribles que j’aie jamais entendus.

Un ordre éclate : « Chargez ! » Je me lève comme un somnambule. Nous chargeons vers ce mur d’où les Confédérés tirent à tout va. L’air est rempli du sifflement des balles et du bourdonnement de la mitraille. L’espace d’un instant, le paysage est devenu rouge.

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Les 2 et 3 juillet, la chance a tourné en notre faveur. Le général Sickles, qui commande le 3e corps d’armée nordiste, tient la dépression de terrain entre les dernières collines de Cemetery Ridge et les Round Tops. Le Little Round Top reste entre nos mains. Au soir du 2 juillet, sur les 15 000 fantassins sudistes qui se sont élancés sur la pente de Cemetery Ridge, plus de la moitié a été anéantie. Dans la nuit du 4 au 5, sous une pluie torrentielle, les Sudistes entament leur retraite.

Quelques rares feux de camp éclairent la nuit. On nous ordonne de poursuivre les Rebelles, de les harceler. Nous n’en avons pas la force. Quelques-uns, poussés par leurs officiers, partent à la poursuite du train des équipages sudiste qui s’étend sur 17 miles. Ils se heurtent aux cavaliers confédérés d’Imboden qui protègent les arrières. Les routes sont inondées, boueuses, impraticables. Malgré cela, Lee et ses troupes arrivent sur le Potomac avec plusieurs jours d’avance sur leurs poursuivants. Le fleuve, gonflé d’eau, est infranchissable. Les Sudistes attendent la décrue tandis que nous essayons de progresser dans la gadoue. Dans la nuit du 12 juillet, l’armée de Lee repasse en Virginie.

À Gettysburg, nous ramassons les blessés. Et de pleins tombereaux de morts. Je n’ai été que légèrement blessé. Physiquement. Psychologiquement, c’est autre chose. Les politiciens venus de Washington se congratulent en attendant l’arrivée d’Abraham Lincoln : « C’est une victoire ! » Une victoire ? À quel prix...

Alain Sanders

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