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Les Français n’ont jamais beaucoup aimé Bismarck, figure typique du Prussien envahisseur. Avec la parution simultanée de plusieurs biographies, ils redécouvrent à présent ce personnage clé de I ‘histoire européenne. Sous son casque à pointe, le « Chancelier de fer » cachait un esprit sensible et même fragile, Et surtout un sens aigu de la grande politique. Cet homme d'ordre, réaliste et pragmatique, était aussi un visionnaire.

La Prusse est une petite mal-aimée chez nous : l'image du soldat au casque à pointe reste, dans l'inconscient collectif, le symbole de l'ennemi absolu. Souvenir des tueries de 14-18 où les Allemands et l'empereur Guillaume II, leur chef, étaient perçus comme « prussiens », héritiers des envahisseurs de 1870. Plus ancienne, mais non moins présente également, la figure d'un autre Prussien, Blücher, qui nous fit perdre la bataille de Waterloo (« ... Il dit "Grouchy!"; c'était Blücher-, l'espoir changea de camp, le combat changea d'âme... »). Quel écolier n'a pas été ému par ces vers de Victor Hugo ? Et enfin l'idée que la Prusse, grâce à Bismarck, fut responsable de l'apparition, à nos frontières, d'une Allemagne unie, promue par son action au rang des grandes puissances européennes : c'est ainsi que Bismarck est devenu la bête noire des historiens français...

Aujourd'hui, les passions se sont un peu refroidies. La Prusse appartient à un passé lointain, plus que centenaire, et Bismarck peut être jugé chez nous avec quelque sérénité. Déjà, en 1929, le beau livre d'Emil Ludwig (réédité en juin dernier chez Payot) avait contribué à éclairer la figure du chancelier. Ses Mémoires, traduits en 1899 et devenus introuvables, sont réédités cette année chez Calmann-Lévy, conjointement avec la publication chez Fayard d'une autre vie de Bismarck due à l'historien Lothar Gall. Si l'on y ajoute les Profils prussiens, de Sébastian Haffner et Wolfgang Venohr (Gallimard), on peut dire que 1984 aura été chez nous une « année Bismarck », écho à cette année prussienne que fut, dans les deux Allemagnes, l’année 1983. Conjonctures heureuses qui permettent de rétablir certaines vérités trop longtemps occultées par la rancœur et la haine.

 

UN SOUVENIR ILLUMINÉ DE SON ENFANCE

Le destin de Bismarck fut étrange : né en 1815 à Schönhausen, en Poméranie, rien ne le destinait à accéder aux plus hautes fonctions. Non seulement sa famille, de petite noblesse et aux revenus modestes, n'avait pas les moyens, ni sans doute l'ambition, de le pousser en avant, mais encore son propre caractère l'inclinait à se construire un avenir douillet, préservé, centré sur un foyer sécurisant.

Lui que l'histoire appellera « le Chancelier de fer » fut en fait un éternel indécis, doutant de lui-même et des autres, sujet à de graves crises dépressives - on sait qu'il souffrit toute sa vie de pénibles migraines et qu'il se prétendit de santé fragile, ce qui ne l'empêcha pas de mourir à quatre-vingt-trois ans !

Il garda toujours, comme un trésor secret, un souvenir illuminé de son enfance au domaine familial de Kniephof, où sa vie était, à peu de choses près, celle d'un fils de paysan. Quand il dut aller en pension pour ses études secondaires, il souffrit d'être coupé de la vie campagnarde, comme en témoigne une de ses lettres, citée par Lothar Gall : « La pension (...) a gâché mon enfance. Je ne pouvais m'empêcher de pleurer en voyant par la fenêtre un attelage de bœufs tracer des sillons dans les champs, tellement Kniephof me manquait. » Est-ce pour retrouver ce paradis perd qu'il rêve, au moment de choisir son destin, de rester sur le domaine familial et d'y mener la vie d'un junker ?

 

Bismarcks armes

 

 

AU SERVICE DE L'ÉTAT ET DU SOUVERAIN

II tente effectivement l'aventure, après le lycée et l'université - qu'il qualifia d'« institution exécrable » -, mais très vite le doute s'installe : « L'expérience m'a fait perdre mes illusions sur le bonheur arcadien d'un exploitant agricole avec comptabilité en double exemplaire et études chimiques », écrit-il à un ami.

A quoi bon refuser la vie d'un fonctionnaire, dut-il se demander, si c'est pour en retrouver le train-train étriqué dans celle d'un notable maquignon? Il abandonna donc progressivement la gestion directe du domaine familial pour se consacrer entièrement au service de l'Etat.

Pourtant, durant toute sa longue vie, il resta, comme le dit si bien Sébastian Haffner, « un enfant de l'Allemagne du Nord (...) formé par ce paysage sévère avec ses champs, ses forêts, ses vastes ciels... C'est là qu'il se sentait chez lui ; jamais dans une ville, pas même à Berlin ». Bien que dépourvu de tout romantisme, au sens passionnel du terme, il aimait à dire : « Mes résolutions les plus importantes, c'est dans la solitude, en forêt, que je les ai prises. » D'où, chez lui, ce perpétuel besoin de ressourcement, ce retour périodique à Schönhausen, cet amour aussi de la propriété de Friedrichsruh dans la forêt de Lauenburg dont il s'est doté après la victoire de 1871 : « Si je n'aimais pas tellement les arbres, répète-t-il, je ne saurais pas comment vivre. La joie dans la nature est un don de Dieu qu'on ne peut s'accorder ni acquérir. »

Au soir de sa vie, alors qu'il ne pouvait plus se déplacer qu'en fauteuil roulant, il se faisait conduire jusqu'à une clairière, près d'un étang, que dominaient de hauts sapins sombres. Evoquant la coutume des anciens Germains qui suspendaient certains de leurs morts à la cime des arbres, il disait : « C'est là, entre ces arbres, en haut, à l'air libre, caressé par les rayons du soleil et par le souffle du vent frais, que je voudrais me reposer. La pensée de cette boîte étroite, là en bas, me remplit d'horreur. » Et Ludwig, qui cite ces paroles, commente : « Bismarck finit donc comme il a commencé : en panthéiste, en païen, en véritable révolutionnaire. Chacune des paroles qu'il prononce dans l'intimité le prouve ; et cependant, maintenant comme autrefois, il acceptera les règles du dieu des chrétiens, sa tombe sera celle d'un noble et on y gravera ses armes. »

Mais on se méprendrait si l'on faisait de Bismarck un rêveur. Son éducation prussienne lui a donné le sens du devoir ; toute sa vie, il pensera que le service de l'Etat est le plus haut idéal et la fidélité à son souverain un « impératif catégorique », selon la formule de cet autre Prussien que fut Emmanuel Kant, le philosophe de Königsberg. Il avait décidé de se dévouer au bien public. Dès lors, c'est en pleine connaissance de cause qu'il choisit son destin et accepte la perspective d'user ses forces à le réaliser. Lui qui aime tant la campagne, il résidera en ville et, malgré sa misanthropie, fréquentera quotidiennement une foule d'individus.

Cette décision - qui sera irrévocable - ressemble beaucoup à une conversion religieuse : elle est soudaine, difficile, et s'accompagne d'un changement radical dans sa vie privée. Il se marie (il a trente-deux ans) et, puisque sa jeune femme est issue d'un milieu piétiste, il décide de mettre une sourdine à son « panthéisme » et d'adopter scrupuleusement les us et manières d'un protestantisme rigoureux.

 

À L'AVENIR, LA PAIX SERA MENACÉE PAR LA RUSSIE

On connaît les étapes de son œuvre exclusivement consacrée à un unique dessein : la réalisation de l'unité allemande. Elu député - conservateur - à l'âge de trente-quatre ans, Bismarck se fait bientôt remarquer par son réalisme en matière de politique extérieure. Le roi de Prusse, qui sait discerner les talents, en fait un ambassadeur. Il est en poste à Saint-Pétersbourg, puis à Paris. Dès 1862, il cumule les fonctions de Premier ministre et de ministre des Affaires étrangères. A ce double titre, il est l'inspirateur des deux guerres victorieuses que la Prusse mène contre l'Autriche (Sadowa, 3 juillet 1866), puis contre la France (Sedan, 1er septembre 1870). Par un génial coup d'audace, il impose aux princes allemands, réunis à Versailles, la proclamation du roi de Prusse comme empereur allemand.

Conscient de la fragilité de l'unité de la nouvelle nation, il s'efforce de la renforcer du dedans, en luttant à la fois contre les catholiques (c'est le Kulturkampf, mené de 1871 à 1878), suspectés d'être plus attirés par Vienne que par Berlin, et contre les sociaux-démocrates dont les doctrines battent en brèche l'organisation interne de l'Etat. A l'extérieur, sa hantise est que la France puisse prendre une revanche militaire, après avoir, au préalable, isolé l'Allemagne des autres nations européennes. D'où cette Entente des trois empereurs (Allemagne, Autriche-Hongrie, Russie) en 1873. Succès momentané, d'ailleurs, et quelque peu illusoire puisque, cinq ans plus tard, le tsar Alexandre se rapprochait de la France pour prendre à revers l'Allemagne et ouvrir ainsi les voies à une guerre européenne.

Avec lucidité, Bismarck écrit : « Je ne puis me défendre de l'idée qu'à l'avenir la paix sera menacée par la Russie, et seulement par la Russie. » Les événements le prouveront quelques décennies plus tard...

Les dernières années de sa vie sont assombries par un déclin de son influence. Le Reichstag ne vote pas toujours dans le sens qu'il espère et, surtout, la mort de Guillaume Ier, en 1888, le prive de l'appui de la cour. Bien que souvent en désaccord de principe avec lui, le premier empereur allemand avait toujours eu l'intelligence de faire confiance au chancelier auquel il devait de régner non plus seulement sur la Prusse, mais sur l'Allemagne entière.

Son successeur, Guillaume II (après le très court règne de Frédéric III), n'aura pas cette sagesse. Brillant, fougueux, avide de pouvoir personnel - bien que peu doué pour la grande politique -, le jeune empereur supporte mal la tutelle de Bismarck. Entre le prince de trente ans et le chancelier qui en a plus de soixante-quinze, on ne peut même pas parler de conflit de générations : ce sont en fait deux mondes qui s'affrontent. Bismarck appartient au XIXe siècle - sa formation date d'avant 1848 -, tandis que Guillaume II est déjà un souverain du XXe siècle : l'un s'est battu pour qu'une poussière de duchés accepte de se fédérer, l'autre ne pense plus qu'en termes de grandes puissances modernes.

A la réflexion, on s'étonne que Bismarck ait cru qu'il pourrait encore jouer sa partie. Il ne se résigne à se retirer qu'en 1890, et encore ne donne-t-il sa démission qu'en espérant qu'elle sera refusée. Meurtri qu'elle ait été immédiatement acceptée par son souverain, il vivra huit années dans l'amertume et le chagrin.

 

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EN FINIR AVEC LA DÉMOCRATIE SOCIALE

Le plus étrange, d'ailleurs, est que la cause immédiate de la rupture entre le chancelier et l'empereur ne fut pas la conduite des affaires extérieures, mais la question sociale.

Bismarck, en l'occurrence, joue le rôle de l'affreux réactionnaire. Qu'on en juge : alors que d'importantes grèves de mineurs agitent la Ruhr, Guillaume II envisage de faire une proclamation par laquelle il s'engagerait, en qualité de souverain, du côté des ouvriers ; Bismarck s'y oppose catégoriquement. Et, comme l'empereur fait valoir que son intervention évitera sans doute un bain de sang, le chancelier rétorque :

  • Peut-être y aura-t-il des émeutes ; ce serait alors l'occasion d'en finir une bonne fois avec la démocratie sociale !

Et il ajoute, pour être bien compris :

-         On sera un jour obligé de la tuer à coups de fusil !

De telles déclarations confortent évidemment l'image que l'on se fait d'ordinaire d'un Bismarck réactionnaire, en retard sur son temps et ignorant en matière sociale. En réalité, c'est tout le contraire : un homme politique qui avait trente-trois ans en 1848 ne pouvait certes pas ignorer le socialisme ! Il faut lire, à ce propos, les belles pages qu'Emil Ludwig consacre aux rencontres de Bismarck avec Lassalle. Le chef du mouvement ouvrier allemand, ami de Marx, s'entretint en effet à maintes reprises (une douzaine de fois, au moins) avec Bismarck durant l'hiver 1863-1864, donc peu avant la guerre décisive qui allait opposer la Prusse à l'Autriche.

 

LA CREATION DE LA PREMIÈRE COOPÉRATIVE OUVRIÈRE

L'obsession de Bismarck, c'est alors de trouver le chemin le plus sûr vers l'unité allemande. Or Lassalle lui propose l'appui des travailleurs ! Il croit au principe des nationalités et désire donc l'unité du peuple allemand : les tisserands de Silésie et les mineurs de la Ruhr font partie de la classe ouvrière allemande, au même titre que les pêcheurs de la Frise ou les forestiers de Bavière. Dès lors, la constitution d'un Etat unitaire servirait leurs intérêts en permettant la création d'un grand parti ouvrier. Bismarck approuve, par opportunisme politique. Mais il ne peut s'empêcher de sympathiser avec certaines des idées de Lassalle et c'est sur son insistance que la première coopérative ouvrière « lassallienne » - c'est-à-dire marxiste - est créée en 1863 par décret du roi de Prusse : elle organise le travail des tisserands silésiens sur une base que nous qualifierions aujourd'hui d'« autogestionnaire ».

Bismarck ne changera d'attitude qu'après avoir vu - de Versailles ! - le prolétariat parisien s'insurger contre l'Etat et proclamer la Commune. Autant il approuvait Lassalle d'entraîner les ouvriers à lutter pour la constitution d'un Etat allemand, autant il eut horreur de voir les travailleurs français préférer le drapeau rouge au tricolore et préparer consciemment un éclatement de l'Etat « bourgeois ».

Quand, en 1890, il se dressera contre les sociaux-démocrates et les velléités généreuses de Guillaume II, c'est par crainte que les désordres mettent en péril l'unité de l'Empire. On l'entendra déclarer au Parlement :

- Les socialistes sont à mes yeux l'ennemi contre lequel l'Etat et la société se trouvent en situation de légitime défense.

André Gimel

Source : Magazine hebdo – 31/08/1984.

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