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Matrice du XXe siècle, la guerre de 1914 a précipité la ruine de la civilisation européenne. De ses décombres ont surgi quatre idéologies, à l'origine d'une nouvelle lutte sans merci, d'où est issu le monde actuel. Une réinterprétation stimulante du dernier siècle et une réflexion sereine sur notre devenir par l'historien Dominique Venner.

« Les luttes incessantes qui, au XXe siècle, ont opposé totalitarisme et liberté se sont terminées par la victoire décisive des forces de la liberté et par un seul modèle acceptable pour la réussite des nations : la liberté, la démocratie et la libre entreprise ».

Telle est la vision de l'histoire du XXe siècle exprimée par le gouvernement des Etats-Unis en tête du document définissant sa « stratégie nationale de sécurité », publié le 20 septembre 2002. Cette vision est aujourd'hui partagée par la plupart des Européens. Elle s'est imposée à la suite de l'effondrement de l'Union soviétique, en 1991, qui, après quarante-cinq années de «  guerre froide », consacra la victoire absolue de la démocratie américaine.

Mais cette interprétation plonge ses racines loin en amont. Elle est, en réalité, l'aboutissement d'une rhétorique inaugurée à la fin de la Première Guerre mondiale, en 1918, et développée à la fin de la Seconde, en 1945. Selon celle-ci, 1918 aurait marqué la victoire du «  droit » sur la «  barbarie », de la «  démocratie » sur l'« autoritarisme » et le «  militarisme » -, et 1945, la victoire «  des démocraties sur le nazisme ».

Après 1945, cette rhétorique s'est appliquée à la lutte menée par le «  monde libre » contre le totalitarisme communiste. Depuis 1991, elle confond, dans une même réprobation et sous le même vocable de «  totalitarisme », l' «  autoritarisme » vaincu en 1918, le fascisme et le nazisme anéantis en 1945, enfin le communisme, qui a fini par s'effondrer, sans gloire, sur lui-même.

Présentant, selon l'historien américain George L. Mosse, la particularité de regarder le monde «  exclusivement d'un point de vue libéral », cette lecture de l'histoire du siècle passé a permis aux Etats-Unis d'asseoir leur actuelle hégémonie (notamment sur l'Europe) sur une légitimité morale face à divers ennemis indistinctement qualifiés de « totalitaires ».

C’est cette lecture que remet, aujourd'hui, en cause l'historien Dominique Venner dans un essai dense et stimulant, le Siècle de 1914. Sous-titré « Utopies, guerres et révolutions en Europe au XXe siècle », mêlant un récit vivant - relevé de portraits psychologiques et de tableaux sociologiques acérés - à une analyse fouillée tant des grands conflits que des idéologies et de leur influence sur les hommes et les événements, celui-ci offre une réflexion en profondeur sur le destin européen au cours des cent dernières années.

Une réflexion qui, non seulement, synthétise et prolonge celle entamée par son auteur dans ses précédents travaux sur le XXe siècle, mais s'inscrit également à la suite de celle développée dans son Histoire et tradition des Européens - 30 000 ans d'identité (Le Rocher 2002). L'originalité de la démarche de Dominique Venner consiste, en effet, à éclairer la singularité de l'histoire de l'Europe du siècle dernier en la resituant dans la longue durée, à élargir ainsi le champ de réflexion par des références à un passé plus ancien - parfois le plus ancien -, et à ouvrir des perspectives d'avenir.

Résumer l'histoire du XXe siècle à des « luttes incessantes » entre « totalitarisme et liberté », c'est opérer, écrit Dominique Venner, des amalgames réducteurs « entre des réalités très différentes et opposées », masquer «  ce qui distingue entre eux divers systèmes antilibéraux », et, surtout, faire « l'impasse sur des pans entiers de l'histoire contemporaine ».

Ce dernier point est tout particulièrement illustré par l'interprétation habituelle de la victoire alliée de 1945 comme victoire « des démocraties sur le nazisme ». C'eût été le cas si, à partir de 1941, la Seconde Guerre mondiale avait vu s'affronter «  totalitarismes » et « démocraties ». Or, il y avait deux « totalitarismes » en compétition : le nazi et le communiste. « Et les "démocraties" n'ont pu écraser le premier qu'en s'alliant au second [...]. »

Plus généralement, observe Venner, prise dans son ensemble, la lecture qui s'est imposée de l'histoire du siècle est une lecture idéologique. Erigeant le libéralisme en avenir du monde -comme l'avait été, en son temps, le communisme -, elle reflète une conception du devenir historique proche, à bien des égards, du schéma marxiste. Elle est la conséquence du triomphe, à la fin du siècle, du « démocratisme américain », l'un des quatre systèmes idéologiques surgis, au début de ce même siècle, des ruines de la Première Guerre mondiale, avec le communisme, le fascisme et le national-socialisme.

Quatre idéologies antagonistes qui se sont substituées à l'ancien ordre européen, pulvérisé par le conflit déclenché à l'été 1914. Quatre idéologies lourdes de nouveaux affrontements titanesques, qui s'achevèrent en 1945 par l'élimination des deux dernières, laissant l'Europe - déjà saignée à blanc et ébranlée dans ses fondements par la lutte de 1914-1918 - totalement exsangue. Une Europe dépossédée d'elle-même, condamnée, dès lors, à ne plus exister que sous l'ombre portée des deux systèmes idéologiques victorieux, incarnés par l'URSS et les Etats-Unis, puis, à partir de 1991, du seul système états-uniens.

C'est pourquoi le sort du Vieux Continent après 1945 ne peut se comprendre qu'à la lumière de ce qui s'est joué entre 1914 et 1918. En effet, l'habitude de considérer séparément les conflits de 1914-1918 et de 1939-1945 a fini par masquer le fait qu'ils n'en constituent qu'un seul. Dominique Venner reprend et justifie l'expression « nouvelle guerre de Trente ans » (en référence à celle qui ravagea le cœur de l'Europe de 1618 à 1648) utilisée par certains historiens pour qualifier la période 1914-1945. « Nouvelle guerre de Trente ans » d'« où est issu le monde dans lequel nous vivons ».

Qu'était l'Europe d'avant 1914 ? Pour l'essentiel, un monde « en forme », à la fois traditionnel dans son esprit et moderne dans ses réalisations, structuré par des aristocraties actives et dynamiques, des monarchies bénéficiant, dans l'ensemble, d'un large soutien populaire : en Grande-Bretagne, bien sûr, mais aussi et surtout, dans l'Allemagne de Guillaume II et l'Autriche-Hongrie de François-Joseph. A cet égard, la France républicaine constitue une exception. Si son prestige reste grand, elle le doit moins à son régime - du reste contesté jusque chez elle -qu'à son brillant passé.

Les valeurs incarnées par cette noblesse irriguent l'ensemble de la société, du haut en bas de l'échelle. Elle est respectée. Et souvent imitée, « non seulement par désir de promotion sociale, mais aussi parce que modèle admiré ». Sa fonction est de commander dans l'ordre politique, de protéger dans l'ordre social et d'offrir un modèle dans l'ordre éthique, le modèle d'« un type d'humanité supérieure », qui trouve sa source dans les héros d'Homère. « Le secret de cette supériorité, explique Dominique Venner, était la possession d'une forme intérieure (ethos) capable de modeler la tenue et la pensée, acquise par le dressage de générations successives qui avaient intériorisé une vision de la vie et une rigueur de mœurs ayant pénétré l'être entier de mille contraintes inscrites dans l'inconscient. »

Première puissance du continent, l'Allemagne est la vitrine incontestée de cette Europe monarchique et moderne, aspirant désormais, non pas à la « domination mondiale », comme le prétendront ses adversaires, mais plus simplement à une « politique mondiale » (Weltpolitik), à l'instar de la France et de l'Angleterre, dotées d'immenses empires coloniaux. Son expansion industrielle (15 % de la production mondiale) s'est accompagnée, grâce à Bismarck, puis sous Guillaume II, d'une législation ouvrière « sans égale en Europe », formant « le premier ensemble historique d'assurances sociales, avec des décennies d'avance sur la très bourgeoise République française ».

Par effet d'entraînement, la double-monarchie austro-hongroise n'est pas en reste, bien que de façon moins spectaculaire. Même l'autocratique Russie, grâce aux réformes engagées par Piotr Stolypine, connaît, avant 1914, un développement et des transformations dont nul ne sait ce qu'ils eussent donnés s'ils n'avaient été brisés net par la guerre, puis par la révolution bolchevique de 1917.

L’Europe d'avant 1914, c'était aussi un ordre international spécifique, fondé sur la conscience d'appartenir à une même communauté de peuples, entre lesquels les guerres devaient rester circonscrites et respecter le « droit des gens », le jus publicum europaeum. Inspiré de Platon, celui-ci avait été instauré par les traités de Westphalie (1648), à l'issue de la première guerre de Trente ans, elle-même dernier et terrible avatar des luttes religieuses qui avaient déchiré l'Europe depuis le XVIe siècle.

Il s'agissait de mettre fin au caractère illimité qu'avaient revêtu ces luttes et à leur criminalisation de l'ennemi, en opérant une distinction entre les armées et les populations civiles, en reconnaissant la souveraineté des Etats, ainsi que leur égalité juridique et morale en temps de paix comme en temps de guerre. Leurs causes respectives étant reconnues comme également légitimes, les belligérants se trouvaient, de ce fait, encouragés à définir de nouveaux équilibres par des concessions mutuelles.

Ecorné une première fois durant les guerres de la Révolution et de l'Empire, rétabli au congrès de Vienne, en 1815, ce droit ne devait, en revanche, pas résister au cataclysme de 1914 - 1945.

Pour autant, détruit par ce cataclysme, l'ancien ordre européen n'a pas empêché celui-ci de se produire. C'est bien l'Europe qui l'a déclenché, et elle seule. L'ordre qui la régissait et, au-delà, la civilisation dont celui-ci était l'expression, seraient-ils donc intrinsèquement responsables du massacre ? La plupart des Européens d'aujourd'hui le pensent. Légitimement traumatisés par le carnage, ils se sont persuadés de la culpabilité de leur civilisation. Les vainqueurs de 1918 et, plus encore, ceux de 1945 les y ont encouragés.

En réalité, rappelle Dominique Venner, à la veille de 1914, l'ordre européen traditionnel était déjà en crise, sapé par le virus nationaliste et jacobin inoculé par la Révolution française. Effritant peu à peu, tout au long du XIXe siècle, la conscience d'une commune appartenance - au-delà de l'attachement naturel aux patries charnelles - au profit de passions nationales exclusives, ce virus est à l'origine des haines qui devaient embraser les peuples en 1914.

Par ailleurs, parvenus, dans la seconde moitié du XIXe siècle, à un stade d'évolution scientifique et technique encore jamais vu, les Européens croyaient voir s'ouvrir devant eux un avenir plein de promesses, régi par la science. Ils commençaient, en fait, à céder au vertige faustien d'une maîtrise et d'un pouvoir illimités sur la nature. On verrait bientôt les effets de cette illusion avec l'industrialisation de la guerre, qui multipliera, dans des proportions considérables, la puissance meurtrière et destructrice des armements. D'essence messianique, ce vertige n'est pas le fruit de la civilisation européenne, « mais de sa corruption ». Il a été dénoncé comme tel par quelques-uns des plus grands esprits de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, notamment Taine et Renan, Nietzsche, Miguel de Unamuno, Ortega y Gasset, Oswald Spengler, Max Weber, ou encore Arnold Toynbee.

A l'été 1914, quasiment personne n'imaginait le séisme qu'engendrerait l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, «  Chez tous les belligérants, on croyait à une guerre courte, fraîche et joyeuse. Elle fut interminable, épouvantable et meurtrière comme jamais. C'était le cadeau imprévu fait aux hommes par le progrès industriel et la démocratie de masse, deux facteurs nouveaux qui allaient transformer la nature même des conflits armés. »

Commencé comme une guerre classique entre Etats, le conflit se termina en croisade idéologique faisant 12 millions de tués ( 9 millions de soldats, 3 millions de civils), provoquant l'intervention d'une puissance extra-européenne - les Etats-Unis - dans les affaires de l'Europe, liquidant, avec leurs aristocraties, les trois empires structurants du centre et de l'est européen - l'Empire allemand, l'Empire austro-hongrois et l'Empire russe -, humiliant, ruinant et affamant les vaincus, entraînant enfin des charcutages de frontières et de peuples portant à leur tour « le germe de la guerre suivante, plus catastrophique encore que la précédente » (50 millions de morts).

Ajouté au jacobinisme français, l'entrée en lice des Etats-Unis, avec leur messianisme puritain et mercantile, fut déterminante dans la destruction du jus publicum europaeum. Celui-ci fut remplacé par le droit du plus fort, enrobé d'un alibi moral. C'était revenir, sous une forme sécularisée, à l'esprit des anciennes guerres de religion dont les traités de Westphalie avaient débarrassé l'Europe. Les vainqueurs avaient mené « la guerre du droit et de la civilisation contre la barbarie ». L'ennemi vaincu se retrouvait ainsi criminalisé. L'article 231 du traité de Versailles (1919) faisait obligation à l'Allemagne de se reconnaitre coupable du conflit et l'article 212 prévoyait, initialement, de traduire l'empereur Guillaume II en justice. Cette dernière idée ne fut finalement pas appliquée, mais son principe était promis à un bel avenir.

Avec le président Thomas Woodrow Wilson, le « démocratisme » américain faisait ainsi irruption en Europe. Lui aussi était promis à un bel avenir. Au même moment, le bolchevisme, avec son messianisme de la table rase, incarné par Lénine, surgissait des décombres de l'ancien empire des tsars, menaçant directement l'Europe centrale, l'Allemagne et l'Italie. Dans la Guerre civile européenne - 1917-1945 (1987), l'historien allemand Ernst Nolte a montré comment le fascisme de Benito Mussolini et, surtout, le national-socialisme d'Adolf Hitler ne peuvent se comprendre que par rapport à la menace mortelle que le bolchevisme faisait subitement planer sur le monde européen.

Dominique Venner ajoute que, portant l'empreinte de la dureté de la jeune génération des tranchées de 1914-1918, l'un et l'autre reposaient, à l'origine, sur le désir de fonder une nouvelle aristocratie du mérite issue de la plèbe, et un socialisme affranchi de la lutte des classes. Contrairement au communisme, qui se posait en opposition à l'héritage européen (« Je hais la Russie », avouait Lénine), ils prétendaient réactiver celui-ci sur de nouvelles bases, au prix d'un effort cyclopéen. Restés tributaires des dérives démocratiques de masse, d'un nationalisme agressif et d'une volonté de puissance technicienne destructrice, ils ne firent qu'aggraver les ferments de décomposition présents avant 1914 et exacerbés par la guerre.

C'est particulièrement flagrant pour le national-socialisme. En effet, au-delà de leur ressemblance formelle, fascisme et national-socialisme diffèrent fondamentalement sur un certain nombre de points. Alors que le fascisme est avant tout une doctrine de l'Etat (pour Mussolini, l'Etat prime sur le parti), le national-socialisme hitlérien est un pangermanisme doublé d'une doctrine de la race, imprégnée de darwinisme et de scientisme. L'antisémitisme obsessionnel d'Hitler, si lourd de conséquences, est étranger à Mussolini,

On s’est souvent interrogé sur le soutien dont bénéficia Hitler auprès du peuple allemand, jusque dans les ruines de Berlin, en 1945. C'est que, dans son immense majorité, celui-ci ignorait les spécificités profondes de l'idéologie national-socialiste, Hitler restait, à leurs yeux, celui qui les avaient délivrés de l'humiliation du traité de Versailles. Est-ce par pur fanatisme que les adolescents de la Jeunesse hitlérienne se sont alors jetés dans la défense désespérée de la capitale du Reich déjà en ruines ? « Ce serait oublier l'essentiel, remarque Dominique Venner, l'esprit atavique du sacrifice, l'amour militaire de la discipline et le sens de la fidélité légué de génération en génération par les émules des réformateurs prussiens de 1813, C'est tout cela qu'Hitler ruinera après avoir abusé des qualités d'un peuple d'élite dont il fut la malédiction. »

La victoire de 1945 ne fut pas seulement une victoire « contre le nazisme » (ce dont tout le monde se réjouirait). Ce fut aussi une victoire contre ce qu'avait espéré et exprimé par écrit, peu avant d'être exécuté, l'organisateur de l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler, le colonel Claus von Stauffenberg : « [...] Nous voulons un peuple qui, enraciné dans la terre de sa patrie, demeure proche des forces de la nature, un peuple qui, libre et fier, dominant les bas instincts de la vie et de la jalousie, trouve son bonheur et sa satisfaction dans le cadre établi de son activité. Nous voulons des dirigeants qui, provenant de toutes les couches de la société, et liés aux forces divines, s'imposent par leur sens moral leur discipline et leur esprit de sacrifice. »

« La philosophie nationale conservatrice de ce programme de la résistance allemande, souligne Dominique Venner, était aux antipodes de ce que les vainqueurs imposeront à l'Europe déboussolée de l'après-guerre : l’antifascisme (autrement dit le communisme) et le matérialisme bureaucratique pour les uns, la religion du marché et la version américaine des droits de l'homme pour les autres. »

Aujourd'hui, face à l'imperium de « la religion du marché », les peuples redécouvrent peu à peu leurs sources primordiales. Victimes du ce chaos mental » introduit par « le siècle de 1914 », les Européens ont oublié les leurs. Toutefois, indique Dominique Venner, la crise que traverse désormais cet imperium peut réserver bien des surprises. L'avenir n'est écrit nulle part.

Christian Brosio

« Le Siècle de 1914 - Utopies, guerres et révolutions en Europe au XXe siècle », par Dominique Venner, Ed. Pygmalion.

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Sources : Le Spectacle du Monde – Juillet Aout 2006.

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