John J. Mearsheimer, professeur de sciences politiques à l'Université de Chicago et figure majeure du réalisme offensif, publie en 2001 The Tragedy of Great Power Politics, un ouvrage fondateur en relations internationales. L'édition mise à jour de 2014 conserve la structure et les arguments centraux du texte original, mais ajoute un chapitre conclusif approfondi sur l'ascension de la Chine et ses implications pour les relations sino-américaines, rendant l'analyse plus pertinente pour le XXIe siècle.
Mearsheimer y développe une théorie du réalisme offensif, qui explique pourquoi les grandes puissances sont condamnées à une compétition incessante et souvent violente, malgré leur désir de sécurité. Le « drame » (tragedy) réside dans le fait que même des États cherchant uniquement la survie se voient forcés à maximiser leur pouvoir, rendant la paix durable improbable. Voici une synthèse structurée des idées et arguments principaux, basée sur les chapitres clés.
1. Les fondements structurels : L'anarchie et la quête de pouvoir. Mearsheimer part de cinq hypothèses structurales pour expliquer le comportement des États :
- L'anarchie internationale : Il n'existe pas d'autorité supérieure pour réguler les interactions entre États, contrairement aux sociétés domestiques. Cela crée un environnement où la survie n'est jamais garantie.
- La souveraineté des États : Les grandes puissances (États avec une puissance militaire et économique significative) sont les acteurs rationnels et unitaires dominants.
- Capacité offensive incertaine : Les États ne peuvent jamais être certains des intentions des autres, ce qui les pousse à se préparer au pire.
- Survie comme objectif primordial : La sécurité prime sur tout, y compris les idéaux moraux ou économiques.
- Racionalité : Les États calculent leurs actions pour maximiser leurs chances de survie.
De ces postulats découle l'argument central : les grandes puissances cherchent non seulement à se défendre (comme dans le réalisme défensif de Kenneth Waltz), mais à maximiser leur pouvoir relatif pour devenir hégémones régionaux. La coopération est rare et fragile, car la confiance est impossible dans un système anarchique. Mearsheimer critique ici le libéralisme démocratique, qui surestime le rôle des institutions internationales ou de la « paix démocratique » pour pacifier le monde.
2. La puissance : Richesse, territoire et forces armées. Mearsheimer définit la puissance en termes matériels et mesurables :
- Richesse et population comme bases : La taille de la population et le PIB déterminent le potentiel économique, qui finance la puissance militaire (chapitre 3).
- Primauté de la puissance terrestre (chapitre 4) : Contrairement aux thèses sur la « révolution dans les affaires militaires » (où l'air et la mer dominent), Mearsheimer argue que les armées de terre restent cruciales pour conquérir et contrôler les territoires. Il analyse l'évolution des forces armées depuis 1792 pour montrer que les grandes puissances investissent massivement dans des armées conventionnelles massives.
Ces chapitres soulignent que la puissance n'est pas statique : les États doivent constamment l'accumuler pour éviter la vulnérabilité face à des rivaux en expansion.
3. Stratégies de survie : Équilibrage, hégémonie et conflits. Pour survivre, les grandes puissances adoptent des stratégies pragmatiques (chapitre 5) :
- Objectif hégémonique : L'hégémonie régionale (contrôle d'une région entière, comme les États-Unis en Amérique) est le seul moyen d'assurer une sécurité absolue. L'hégémonie globale est impossible en raison de la géographie (océans, distances).
- Équilibrage vs. « buck-passing » : Les États préfèrent déléguer le fardeau de contrer un rival à un tiers (buck-passing), mais recourent à l'équilibrage (alliances militaires) quand c'est inévitable (chapitre 8). Mearsheimer montre historiquement que l'équilibrage est plus courant que la "bandwagoning" (s'allier au fort).
- Rôle des balanciers offshore : Les puissances insulaires comme la Grande-Bretagne ou les États-Unis interviennent sporadiquement pour empêcher l'émergence d'un hégémon continental en Europe ou en Asie (chapitre 7).
Ces stratégies mènent inévitablement à des guerres, car les intentions incertaines et la peur de la domination poussent à des conflits préventifs ou expansionnistes (chapitre 9).
4. Preuves historiques : Des guerres napoléoniennes à la Guerre froide. Mearsheimer mobilise une analyse historique rigoureuse (chapitre 6) pour valider sa théorie :
- Des rivalités anglo-française (XVIIIe siècle) aux deux guerres mondiales, en passant par la Guerre froide, les grandes puissances (France, Allemagne, URSS, États-Unis) ont systématiquement cherché l'hégémonie européenne ou asiatique.
- Exemples : Napoléon et Hitler échouent à dominer l'Europe en raison de coalitions d'équilibrage ; les États-Unis deviennent hégémones américains en 1945 grâce à leur isolement géographique et leur puissance industrielle.
- Critique des alternatives : Mearsheimer réfute le réalisme défensif (trop passif) et les théories libérales (qui ignorent la structure anarchique), en montrant que les faits historiques soutiennent le réalisme offensif.
5. Perspectives pour le XXIe siècle : La montée de la Chine (ajout de l'édition 2014). Le chapitre conclusif mis à jour (chapitre 10) applique la théorie à l'actualité :
- Ascension chinoise : La Chine, en pleine croissance économique et militaire, cherchera à dominer l'Asie, menaçant l'hégémonie régionale des États-Unis.
- Conflit inévitable : Les États-Unis, comme tout hégémon, feront tout pour contenir cette montée (alliances, containment), rendant une « montée pacifique » de la Chine impossible. Mearsheimer prédit une intensification des tensions sino-américaines, potentiellement conflictuelles, et conseille aux États-Unis de se recentrer sur l'équilibrage en Asie plutôt que sur des aventures au Moyen-Orient.
- Argument clé : « La tragédie de la politique des grandes puissances est inéluctable », car la structure anarchique force la compétition, indépendamment des leaders ou idéologies.
Critiques et impact. Mearsheimer est loué pour sa clarté, sa cohérence et son usage rigoureux de l'histoire, mais critiqué pour son pessimisme excessif, son ignorance des facteurs domestiques (comme la démocratie) et sa simplification des événements complexes. L'ouvrage reste un pilier du canon réaliste, influençant les débats sur la géopolitique contemporaine, notamment depuis l'invasion de l'Ukraine en 2022, qui illustre ses thèses sur l'équilibrage.En somme, Mearsheimer offre une vision sobre et matérialiste : dans un monde sans autorité, les grandes puissances sont piégées dans une spirale de pouvoir où la paix n'est qu'une pause temporaire.
Septembre 2025 T&P