AVT Jean Muno 846

 

Jean Muno alias Robert Burniaux est né le 3 janvier 1924 à Molenbeek – Saint-Jean (1). Il passe son enfance au 32 de l’avenue Jean-Dubruck (2). Il est le fils de Constant Burniaux (1892 – 1975), instituteur et écrivain, dont il faut surtout souligner la poésie imprégnée d’une émouvante nostalgie de l’enfance. Sa maman Jeanne Taillieu est aussi institutrice. Le pseudonyme choisi par Robert Burniaux est le nom d’un village ardennais où il passe plusieurs fois d’heureuses vacances de jeunesse.

Sa parentèle le destine tout simplement à l’enseignement et, après des études de philologie romane à l’Université libre de Bruxelles, il devient professeur de français et le reste jusqu’en 1974. Pouvant alors vivre de sa plume, il abandonne le professorat. Il a déjà à son actif le roman appelé Le Joker (Éditions Louis Musin, 1972) et plusieurs récits auréolés de prix littéraires et d’adaptations radiophoniques. Deux séjours en Hongrie (1974 et 1978) lui font découvrir Istvan Orkeny et ses « mini-mythes » qu’il adapte en français. Il s’oriente alors vers la rédaction d’histoires très brèves, que nos amis anglais appelleraient des very short stories.

 

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À l’époque, Jean Muno fait partie du « Groupe du Roman » aux côtés de Robert Montal (alias Robert Frickx), de Charles Pairon et de David Scheinert. Dans mon souvenir des quelques conversations que j’ai échangées avec Scheinert entre 1972 et 1974, un des deux voyages à Budapest (peut-être les deux) a été effectué par tous les membres du « Groupe du Roman ». J’encourage vivement l’un(e) ou l’autre étudiant(e) en philologie romane à faire une recherche (pour un mémoire ou une thèse) sur le « Groupe du Roman » et sur les Cahiers du Groupe, dont les rédacteurs ont projeté un éclairage positif sur les écrivains belges. Ils ont notamment contribué à tirer de l’oubli André Baillon (1875 – 1932), aujourd’hui reconnu comme un écrivain important, publié dans la collection « Espace Nord » (Éditions Luc Pire, ex-Éditions Labor).

Pour ma part, j’ai rencontré David Scheinert (1916 – 1996) en 1972 à Genève où était créée sa pièce de théâtre L’Homme qui allait à Götterwald. Je lui dois une bonne part de mon intérêt pour la belgitude littéraire tenue en haute estime par ce Polonais d’origine juive arrivé en Belgique à l’âge de huit ans. Après avoir été, sous le pseudonyme de Vinytres, le critique littéraire du journal communiste Le Drapeau Rouge, Scheinert admettait sans hésiter la valeur de certains écrivains de la Collaboration, comme René Verboor ou Constant Malva, ce dernier étant descendu dans la mine pour écrire Ma nuit au jour le jour.

En 1979, Bruxelles fête son millénaire et le bourgmestre Van Halteren lance l’idée d’un livre réunissant trente-cinq peintures naïves de sites bruxellois (comme le Château Malou ou les Étangs Mellaerts, rendez-vous des promeneurs du dimanche et des passionnés de canotage). Il demande à trois écrivains de commenter ces tableaux et, tandis que Carlo Bronne et Berthe Delepine se répandent en commentaires historiques, Jean Muno choisit d’intégrer une douzaine de toiles à des « mini-mythes » conçus selon son modèle hongrois. Jean Muno atteint le sommet de son art de conteur bref dans les textes inspirés par des sites qui lui sont familiers, car liés à ses souvenirs d’enfant : la Basilique nationale du Sacré-Cœur de Koekelberg et le château du Karreveld situé à Molenbeek.

Karreveld en bâtarde penchée met en scène une fillette née avant 1900. La narratrice d’un âge non précisé se rappelle ses exercices calligraphiques des années 1908 – 1910. La « bâtarde » doit son nom à son statut d’écriture intermédiaire entre la ronde et l’anglaise. « En ce temps-là, on nous apprenait quelque chose à l’école. » Ainsi commence ce « conte naïf » qui s’inspire d’un tableau dans le style du Douanier Rousseau et qui ressuscite le Bruxelles d’autrefois, lorsque la bien-nommée « Avenue de la Liberté », qui relie aujourd’hui « le Karreveld, le Parc Élisabeth et la Basilique, se perdait tout de suite dans la campagne », parmi « des arbres, des lisières, des talus et des fossés ».

« Des prairies qu’un ruisseau rendait ici ou là marécageuses » fournissaient aux écoliers « de quoi trouver à garnir amplement » les herbiers dont ils s’occupaient les jours de congé, alors situés le jeudi et le dimanche.

« Dans le fond, qui était boisé et humide, se cachait un vieux château-ferme, joliment situé derrière une mare. Une poterne surmontée d’une tour carrée donnait accès à une cour intérieure. Pour nous, c’était un endroit romanesque, un lieu d’intrigues; on y dansait au son de l’accordéon, les nuits d’été… Dieu sait pourquoi, je revois distinctement l’enseigne, en lettres noires sur la façade chaulée : Café – restaurant du château du Karreveld – Grande laiterie du Vélodrome. » Un champion cycliste s’est tué en 1908 sur le vélodrome du Karreveld, qui jouxte également, un peu plus tard, le premier studio belge de cinéma.

« À cette époque, avant la Basilique (3), ce n’était qu’avenues désertes autour du Parc Élisabeth, villas en retrait et hautes grilles fermées. » La foire annuelle de la place Simonis (4) toute proche apporte une touche de gaieté contrastant avec la mélancolie que distillent « les ifs et les cyprès du cimetière de Molenbeek ». À la fin du récit, un exhibitionniste vient troubler la fillette dans ses exercices d’écriture. Ce genre de passage à connotation sexuelle n’est pas rare dans les textes de Jean Muno. Citons par exemple cet extrait d’une autre nouvelle : « Clarisse sentait monter en elle, irrépressible comme un orgasme, le vertige oublié des grandes terreurs infantiles. »

L’hispaniste Isabelle Mareels établit un lien entre un récit de Jean Muno et une scène du film d’Almodovar (Hable con ella). Un homme devenu minuscule à la suite d’une expérience scientifique pénètre dans le vagin de son amante endormie, tandis que, dans Entre les lignes, autre recueil de brèves histoires munoliennes, un mari rapetisse au prorata du grossissement de sa femme, entreprend une excursion sur le corps assoupi de celle-ci et est finalement englouti dans le maquis pubien.

Loin de se confiner dans le domaine du sexe, Isabelle Mareels rapproche aussi Jean Muno du poète nicaraguayen Ernesto Cardinal, ministre de la Culture de son pays favorisant la production de peintures naïves. Elle montre comment Jean Muno infléchit la naïveté des tableaux qui l’inspirent, tantôt dans le sens de l’érotisme, tantôt dans la direction du fantastique, ou encore en ressenti d’un humour fondé sur les jeux de mots. Ce n’est pas par hasard que Jean Muno s’intéresse à Raymond Devos. Les peintures naïves de Fernande Crabbé, Francine Leuridan, Nadia Becher, ou Monique Schaer, qui nourrissent les Contes naïfs de Jean Muno, nous proposent un tour de Bruxelles, du château Ter Rivieren (Ganshoren) au parc ucclois de Wolvendael en passant par le Rouge-Cloître d’Auderghem, l’abbaye de Forest, une cité-jardin de Boitsfort ou des sites plus centraux comme le Jardin Botanique et l’église Saint-Nicolas.

Les Contes naïfs de Jean Muno paraissent de façon autonome en 1980 aux Éditions Cyclope – Dem. Deux ans plus tard, les Éditions Jacques-Antoine publient l’Histoire exécrable d’un héros brabançon. Jean Muno s’éteint le 6 avril 1988 des suites d’un cancer du nerf optique. Créateur du concept d’« école belge de l’étrange », lui-même auteur de récits fantastiques (Les Papillons noirs), Jean-Baptiste Baronian considère Jean Muno comme l’écrivain belge de langue française le plus important de la période 1970 – 1990. Son personnage récurrent du petit homme seul est peut-être la métaphore d’un belgitude en crise, d’un pays qui s’émiette en diverses communautés et régions, tandis que s’affirme le mouvement identitaire flamand et que Bruxelles devient une « ville-monde » sous le règne finissant du roi Baudoin.

Daniel Cologne

Notes

1 : C’est aussi ma commune natale située dans l’Ouest de la périphérie bruxelloise.

2 : Jean Dubrucq est un riche industriel de l’Ouest bruxellois dont l’obsession fut de doter Bruxelles d’installations portuaires (XIXe siècle). Avec son savoureux mélange de patois flamand et de français, le petit peuple de la capitale belge l’a surnommé Jan-Port-de-Mer.

3 : L’auteur veut dire « avant que la construction de la Basilique ne soit achevée ».

4 : Enfant, j’ai fréquenté cette foire au début des années 1950. Eugène Simonis est un artiste bruxellois.

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