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L’être humain, la nation et le peuple sont reproduits en droit comme la pipe de Magritte est reproduite en peinture.

Ces reproductions sont des fictions : la pipe n’est pas la vraie pipe, le peuple n’est pas le vrai peuple.

Aujourd’hui, la fiction de peuple se substitue au peuple réel et tend à l’abolir dans la réalité.

Pour les républicains (et les tenants de la société ouverte d’une manière générale), un peuple ou une nation n’est qu’une sorte de personnalité morale de droit public, un groupement de personnes physiques associées selon un contrat (contrat social), une association relevant du droit et régie par un règlement…

Depuis Sieyès, la République considère ainsi la nation comme un « corps d’associés vivant sous une loi commune », un « assemblage des individus » selon un « contrat social », une « association humaine » fondée sur « l’avantage général des associés », bref « une société politique [qui] ne peut être que l’ensemble des associés » (Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers Etat ?).

On le voit, dans l’esprit des républicains la « société politique » ne se distingue guère d’une société commerciale : celle-ci est fondée sur les mêmes principes juridiques que celle-là, qui relèvent de la « fiction juridique », c’est-à-dire, expliquent les juristes, d’un fait contraire à la réalité, d’un « mensonge de la loi» formulé « en vue de produire un effet de droit ». 

Ainsi, le « corps d’associés » est une fiction : la France comme « assemblage » d’individus autour d’un contrat est une pure vue de l’esprit.

Le « contrat social » est une fiction : personne n’a signé un tel contrat, même si le régime prétend qu’un pacte républicain aurait fédéré tous les Français le 14 juillet 1790 lors de la fête de la Fédération. Cela relève bien sûr de la mythistoire.

La notion de « personnalité juridique » est une fiction juridique : c’est un artifice du droit et une idée théorique. Il était nécessaire de doter tous les Français de cette « personnalité » imaginaire afin que ceux-ci soient légalement en mesure de signer le contrat social.

Ainsi, puisque l’acceptation du contrat social (contrat d’association) est le point de départ qui conditionne toute l’architecture du corps d’associés, la notion de « personnalité juridique » est bien  la notion centrale du projet républicain de société ouverte : sans personnalité juridique pas de contrat d’association, sans contrat d’association pas de corps d’associés, sans corps d’associés pas de société ouverte !  

La République est en effet soucieuse de l’image légaliste qu’elle veut donner d’elle-même. Or, en droit, seuls peuvent contracter des « sujets de droit ». Cela vaut pour le « contrat social » comme pour tous les autres contrats. Pour être sujet de droit, il faut être doté d’une « personnalité juridique », c’est-à-dire d’une aptitude à être titulaire de droits et d’obligations. Cependant, avant la Révolution les individus étaient des « sujets du roi ». Dans le cadre de la mythologie républicaine, transformer les sujets du roi en sujets de droit capables de s’associer par contrat, impliquait nécessairement que chaque Français devienne une « personne juridique » dotée d’une « personnalité juridique ».

Le droit républicain va ainsi décréter que les individus acquièrent la personnalité juridique à la naissance, après, toutefois, l’établissement d’un document juridique rédigé par un officier d’état civil : l’acte de naissance. L’acte de naissance va ainsi devenir la clé de voûte des droits et des obligations de l’individu. Celui-ci devra produire cet acte ou un extrait de cet acte dans toutes ses démarches en société (démarches  familiales, administratives, bancaires, contractuelles, légales, etc.).

Dès lors, que l’on comprenne bien : la personne juridique figure la personne humaine dans le cadre du corps d’associés, comme la carte figure le territoire. Dans cet « assemblage des individus », l’être humain n’existe qu’à travers cette fiction. Il n’est que cette fiction. Dans un tableau célèbre, René Magritte a montré qu’une pipe représentée en peinture n’est pas une vraie pipe, même si celle-ci est peinte de manière très réaliste. Elle n’est qu’une image d’une pipe. C’est pourquoi on ne saurait fumer avec cette représentation d’une pipe comme on le ferait avec une pipe réelle. Le juridisme républicain nous raconte au contraire que la représentation juridique de la réalité est la réalité et que la personne juridique, qui n’est qu’une représentation en droit de la personne réelle comme la pipe peinte est une représentation en peinture de la vraie pipe, est la vraie personne humaine, la seule avec laquelle nous pouvons interagir en société. L’être humain perd alors la possibilité d’être reconnu indépendamment de la peinture juridique composée par le régime. Il se réduit à cette peinture, même si l’on sait que cette image n’est qu’une image arbitraire qui ne peut rendre compte de sa complexité et de son être réel. De la même manière, le « corps d’associés » simule le peuple réel et n’en est qu’une représentation pseudo-juridique : c’est une image falsifiée du peuple réel. Le « corps d’associés » comme simulacre de peuple rassemble des « personnes juridiques », simulacres d’êtres humains. Au final, tout cela se traduit par un amoindrissement considérable de la personne humaine.

Pour bien considérer l’ampleur de cet amoindrissement, il suffit de préciser que l’être humain n’est pas seul à détenir une personnalité juridique. Ainsi les entreprises, les administrations, les associations, les Etats… jouissent également d’une personnalité juridique. Il est même question d’accorder la personnalité juridique aux animaux, voire à des éléments de l’environnement telles que les rivières, ou même à des robots. Autrement dit, la personnalité juridique n’est qu’un artifice de droit qui réduit la complexité de l’être humain à une sorte de standard universel qui le met sur le même plan qu’une société commerciale et bientôt, à n’en pas douter, qu’un objet !

On verra encore mieux la nature de l’amoindrissement que subit l’être humain à partir de la rédaction de son acte de naissance, en rappelant ce qu’il se faisait sous l’Ancien Régime.

Le prêtre (et non l’officier d’état civil) enregistre alors les sacrements de baptême des nouveaux nés dans des registres paroissiaux (avec leur date de naissance, leur filiation, le nom du parrain et de la marraine…). Cette inscription des sacrements de baptême n’est pas un « acte » au sens juridique et laïque du terme, même s’il a une importance en droit. Il indique une venue au monde des hommes mais aussi une naissance dans une dimension divine et éternelle. Le nouveau-né devient enfant de Dieu. La personne physique de l’être humain n’est pas ignorée, en atteste les mentions généalogiques (fis, ou fille, de… et de…), mais l’âme de celui-ci ne l’est pas davantage. L’homme est pris dans sa globalité : corps et âme. Ainsi, les prêtres tiennent-ils souvent, sorte de recensement qui s’ajoute aux registres paroissiaux, un « livre d’états des âmes » (Liber Status Animarum).

Par le sacrement du baptême, le chrétien fait partie d’une communauté spirituelle et devient alors sujet du roi, Lieutenant de Dieu sur terre. Par sa soumission à l’autorité du roi et à la loi du royaume, il intègre aussi une communauté politique et nationale, véritable « corps mystique » du roi. Il aura alors des droits et des obligations, c’est-à-dire, pour reprendre les expressions du juridisme, une « personnalité juridique ». Mais, point fondamental, cette personnalité juridique n’est pas dissociée des « personnalités » religieuse, lignagères, communautaires, professionnelles parfois… que l’on reconnaît également et qui font l’être humain dans sa complétude. La société d’ancien régime reconnaît ainsi l’homme comme un être multidimentionnel : sujet du roi, celui-ci est aussi sujet de droit, enfant de Dieu, maillon dans une lignée, etc.

Si le sujet du roi est par essence multidimentionel,  le sujet de droit est donc unidimentionnel en république.

La rédaction de l’acte de naissance, comme acte juridique qui fait entrer dans le système de fictions et de simulacres, est le point de départ d’une véritable rupture anthropologique. L’être humain réduit à sa représentation juridique n’est plus relié au sacré. Il perd sa profondeur religieuse et identitaire, il relègue son âme et son libre arbitre, il amoindrit son humanité et, dérivant vers les horizons sombres du transhumanisme, il consent à ce qu’on ne le considère pas autrement qu’une matérialité ou une abstraction.

Aujourd’hui, nous en sommes arrivés au point où la représentation du réel est plus réelle que le réel lui-même. La pipe peinte est la vraie pipe. La carte est le véritable territoire. La personne juridique est l’être humain authentique. Le corps d’associés est la nation réelle. Un double mouvement s’est opéré : d’une part la représentation du réel a renforcé son pouvoir structurant sur la réalité elle-même ; d’autre part, l’être humain contraint de n’être que l’image de lui-même, a apostasié son humanité pendant que la nation réelle, s’oubliant, est entrée en déliquescence.

Puisque tous les êtres humains sont des « personnes juridiques » de même nature (Sieyès : « les droits du civisme ne peuvent point s’attacher à des différences »), alors il n’y a plus ni hommes ni femmes, ni autochtones ni allochtones, ni chrétiens ni musulmans, ni Bretons ni Auvergnats…. Il y a seulement des « contractants » et des « associés » incarnant une nature juridique identique. La distinction entre l’humain, l’animal et les choses devient elle-même plus floue. On observera que les droits de ces différentes catégories tendent progressivement à s’accorder. La notion centrale de personnalité juridique ouvre ainsi sur le féminisme, le wokisme, l’animalisme, la xénophilie et le Grand Remplacement. Elle permet une certaine « fluidité » : changer de religion, de sexe ou de pays n’aura pas plus d’importance que de changer sa coupe de cheveux ou de paire de chaussettes.

Ainsi, on le constate, la mythologie, la fiction et le simulacre de réel remettent en question le principe de réalité. Cela ne durera donc pas ! Tôt ou  tard, l’ordre dicté par le réel finit toujours par s’imposer. Quel visage prendra cet ordre ? Il est à craindre que ce ne sera pas celui qu’on espère. Les dégâts déjà occasionnés par la mythologie républicaine sont trop importants. Le mal est fait, et il est irréversible.

Antonin Campana - 1 Avril 2023

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