«Le monde fut trompé par trois imposteurs : Moïse, Jésus et Mahomet.»: Frédéric II

 

«Le soleil du monde s'est couché qui luisait sur les peuples». Ainsi Manfred apprit-il à son frère Conrad la mort de leur père, Frédéric II de Hohenstaufen.

Empereur d'Allemagne grandi sous la lumière de Sicile, roi de Jérusalem excommunié, ami des arts et administrateur de génie, ce souverain est l'une des figures les plus attachantes du Moyen Age. En lui se nouent toutes les contradictions de son temps et l'annonce, encore vague, des siècles chatoyants de la Renaissance. 

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Dans les veines de l'empereur Frédéric coule un sang prestigieux,- celui de ses deux grands-pères dont il porte les prénoms, Frédéric et Roger. Le grand-père Frédéric, c'est Frédéric Barberousse, l'empereur allemand dont la mort héroïque est digne des plus belles pages de la chevalerie — il fut emporté par les eaux tumultueuses du fleuve Salef alors qu'il conduisait ses troupes à la reconquête de la Terre sainte. Le grand-père Roger, lui, est le fondateur du royaume normand de Sicile, et ses exploits ont fait trembler pendant trente ans la papauté, Byzance et l'Islam. Hohenstaufen et Hauteville : Frédéric, par les deux lignées de ses ascendants, personnifie le vieux rêve impérial d'une puissance européenne étalée de la Baltique à la Méditerranée.

Allemand par son père, l'empereur Henri VI, normand par sa mère, l'impératrice Constance, Frédéric naît dans une bourgade proche de l'Adriatique, lesi, dans la marche d'Ancône.

Couronné   roi   d'Allemagne à deux ans — son père a voulu prendre cette précaution, pour assurer la continuité de la dynastie - Frédéric monte sur le trône de Sicile à quatre ans.

Avant de disparaître à son tour, quelques mois plus tard, la reine Constance confie au pape Innocent III la tutelle de Frédéric - et par là même le royaume de Sicile.

C'est une belle carte dans le jeu d'un pape qui plus qu'aucun de ses prédécesseurs entend développer et faire passer dans les faits au maximum les principes théocratiques (c'est-à-dire l'affirmation de la supériorité du pouvoir spirituel, représenté par le pape, sur le pouvoir temporel, représenté par l'empereur). Depuis le XIe siècle, une longue lutte, tantôt sourde, tantôt déclarée, a opposé la papauté et l'empire. Frédéric Barberousse a failli imposer la suprématie impériale, mais la papauté a réussi à dresser contre lui nombre de villes italiennes et à contenir ainsi ses ambitions. Il ne faut plus, jamais, qu'un empereur germanique puisse, en contrôlant l'Allemagne et l'Italie, tenir en respect le pouvoir du successeur de Saint-Pierre. En confiant le petit-fils de Barberousse au chancelier pontifical Gautier de Palearia, le pape Innocent III pense bien exercer à la lettre son droit de tutelle et couper suffisamment les ailes de l'aiglon pour qu'il ne puisse jamais prendre son envol.

L'enfance de Frédéric se passe dans un climat d'intrigues. Autour de lui, des clans se disputent l'influence. Il durcit son cœur. Son corps aussi, car il a déjà cette passion de la chasse, des oiseaux de proie qui ne le quittera jamais. Il s'initie, dans le même temps, aux jeux de l'esprit et manifeste une soif de savoir qui étonne et réjouit ses maîtres. Il a, pour ce faire, la chance de vivre dans un milieu privilégié.

Frédéric restera toute sa vie profondément attaché à la douceur de vivre et à la sensualité de la Sicile. D'où les accusations de débauche portées contre lui par ses ennemis.

En 1208, à quatorze ans, il atteint sa majorité légale.

Quelques mois plus tard, le pape Innocent III décide de le marier. L'épouse sera Constance d'Aragon, veuve du roi de Hongrie et de dix ans plus âgée que Frédéric. Le choix du pape est clair : en unissant maison d'Aragon et maison de Sicile il compte bien constituer à son profit une coalition dont le poids en Méditerranée sera décisif contre l'Islam.

Plus que de sa nouvelle épouse Frédéric se soucie d'imposer son autorité dans son royaume. Ce garçon à peine sorti de l'adolescence va manifester très vite les qualités d'un grand souverain. Il publie sans tarder un édit ordonnant à tous les propriétaires terriens de soumettre tous leurs titres de propriété à la curie royale aux fins d'examen. C'était, d'un trait de plume, mettre en question les pouvoirs de la féodalité, acquis au détriment de l'autorité royale. Les plus puissants barons s'étant révoltés, leurs châteaux sont assiégés, pris et rasés, les rebelles jetés en prison. Les musulmans, quant à eux, sont avertis qu'ils conserveront le droit de vivre selon leurs usages et croyances sur le sol sicilien à condition de manifester une fidélité sans faille au souverain. Puis, pour compléter l'affirmation de son pouvoir, Frédéric renvoie à leurs chères études les «conseillers» que le pape avait placés près de lui depuis son enfance, et tout spécialement le chancelier Gautier de Palearia.

I

Deux empereurs pour un empire

Innocent III va-t-il supporter cette émancipation ? Oui, car il a besoin de Frédéric. Le Welf Otton de Brunswick, qui a solennellement promis, avant d'être couronné empereur, de respecter scrupuleusement les droits, tous les droits, du Saint-Siège, s'est dépêché d'oublier ses promesses sitôt couronné. Il entend étendre sa puissance sur la Sicile, en l'enlevant à Frédéric. C'est la renaissance d'une menace contre laquelle la papauté a toujours lutté : le même homme maître de l'Italie du Nord et de l'Italie du Sud prendra dans une tenaille les Etats pontificaux.

Alors que Frédéric a déjà fait armer une galère pour s'embarquer et quitter avec les siens la Sicile dès qu'Otton approchera — le jeune roi n'a pas les moyens militaires de faire face —, il apprend que l'agresseur fait demi-tour, remonte vers le nord, regagne l'Allemagne. En vieux routier, Innocent III a retourné contre Otton le poids de l'institution impériale. Le pape a en effet fait savoir en Allemagne qu'il ne considérait plus Otton comme l'empereur légitime, qu'il l'avait d'ailleurs excommunie et qu'il convenait de le remplacer par Frédéric. Travaillée par la propagande pontificale, la Diète a élu empereur Frédéric.

Voilà affrontés deux candidats à l'empire : mieux, deux empereurs. C'est le type de situation qu'affectionne la papauté : elle peut, en jouant les arbitres, imposer au vu et au su de tous cette suprématie qu'elle revendique sur les choses de la terre comme sur celles du ciel. Mais Frédéric doit encore conquérir cet Empire que vient de lui donner le génie de l'intrigue d'Innocent III. Otton, rentré en Allemagne, n'est pas décidé à céder la place. Il faut aller le déloger.

Sans armée, sans argent pour en lever une, Frédéric II se met en route. Il n'a pour lui que la certitude, inébranlable, d'incarner la majesté impériale, d'être le légitime successeur du grand Barberousse et d'avoir par conséquent pour mission sacrée de restaurer, dans toute sa grandeur, l'empire. Ayant échappé de justesse aux embuscades des Milanais — irréconciliables ennemis des Hohenstaufen — Frédéric II passe en Suisse, où il trouve l'appui armé de puissants ecclésiastiques, l'évêque de Coire, l'abbé de Saint-Gall. Le voilà à la tête d'un embryon d'armée. La ville de Constance, où Otton, accouru avec une forte armée, compte bivouaquer, se donne en fait à Frédéric II.

Otton joue sa dernière carte en juillet 1214, en s'alliant aux Anglais contre la France. Au soir de la bataille de Bouvines, la partie est définitivement perdue pour lui.

Il a abandonné sur le champ de bataille les insignes impériaux et un aigle d'or, que Philippe Auguste fait porter à Frédéric II. Celui-ci peut, un an plus tard, se faire couronner solennellement à Aix-la-Chapelle, selon l'antique cérémonial.

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I

Le vieux rêve romain

Frédéric se sent infiniment plus à son aise dans son royaume de Sicile qu'en Allemagne. Par goût personnel, sans doute. Mais aussi, peut-être, parce que la Sicile, par sa position, peut devenir l’épicentre géopolitique d'un empire méditerranéen. Frédéric, qui se remarie en 1225, après la mort de Constance, avec la fille du roi de Jérusalem Jean de Brienne, est probablement hanté par le vieux rêve romain : les aigles impériales régnant d'un bord à l'autre de la Méditerranée. Mais — contrairement à ce qu'ont pu croire certains auteurs — Frédéric II n'a rien d'un utopiste. Il sait bien que, depuis la renaissance de l'empire, sous Otton Ier (962), celui qui porte la couronne impériale est condamné à partager ses soins entre les deux pôles de son domaine, l'Allemagne et l'Italie. Perpétuel écartèlement, qui oblige chaque empereur à un va-et-vient sans cesse recommencé, sous peine de voir l'anarchie se développer dans l'un ou l'autre pays. Frédéric fait taire ses préférences, et s'impose de rester plusieurs années sur le sol allemand.

Pour y faire régner sa paix et son ordre, l'empereur applique deux séries de mesures. Les unes, répressives, matent ou éliminent les seigneurs pillards qui défiaient ostensiblement l'autorité publique. Les autres organisent ce que l'on a pu appeler, à juste titre, une «révolution aristocratique». Il s'agit, en effet, de reconnaître pleinement la volonté d'indépendance des grands féodaux, laïcs ou ecclésiastiques. Ces derniers ont toujours constitué une force de soutien décisive, en face des prétentions pontificales. Frédéric leur accorde des privilèges tels — celui de battre monnaie, par exemple, est révélateur — que l'image politique de l'Allemagne qui en résulte est celle d'une confédération dont les différentes composantes ont leur vie propre, le seul lien véritablement fédérateur étant la personne de l'empereur.

Lorsqu'il revient en Italie, c'est pour recevoir du pape Honorius III - Innocent III est mort en 1216 — les insignes impériaux, à Rome. Cette cérémonie romaine, tradition indispensable pour que la dignité impériale soit reconnue pleine et entière, est chargée d'un symbolisme puissant : coiffé de la mitre d'abord, de la couronne ensuite, tenant dans ses mains le sceptre d'or massif, le globe et l'épée, l'empereur apparait à ses peuples — quoi qu'en dise l'Église — pour ce qu'il est : l'héritier de la tradition franque de la monarchie sacrée, le détenteur de cette «vertu magique, préchrétienne» qui vient du plus profond du paganisme germanique.

I

La petite croix de laine rouge

Le même jour le cardinal d'Ostie vient mettre sur la poitrine de Frédéric II une petite croix de laine rouge : rappel de la promesse faite en 1215, à Aix-la-Chapelle, de partir pour la croisade. Frédéric, à vrai dire, est peu pressé de se mettre en route. Il demande d'abord de reporter son départ jusqu'en 1221. Mais, en 1221, les Sarrasins bougent en Sicile. On reporte donc le départ en croisade pour l'année suivante. Mais la reine Constance meurt. On partira donc en 1225. En 1225, puis 1226, de nouveaux soucis accablent l'empereur : les Lombards intriguent de nouveau. L'embarquement, c'est juré, aura lieu en 1227. Honorius III disparaît avant d'avoir vu partir l'empereur.

Le successeur d'Honorius, Grégoire IX, n'est pas homme à supporter longtemps les tergiversations. Frédéric s'embarque, certes, mais en pleine mer son navire fait demi-tour : une épidémie frappe ses troupes, lui-même est malade. Sans hésitation, Grégoire IX frappe l'empereur du décret d'excommunication, délie ses sujets de leur serment d'obéissance, interdit désormais qu'ait lieu la croisade.

 

l’excommunié à Jérusalem

C'est donc un empereur excommunié qui quitte Brindisi le 28 juin 1228, à la tête de quarante galères voguant vers la Terre sainte. Curieuse croisade en vérité. Frédéric fait savoir au sultan Malek al-Kamil - avec lequel il est en relation épistolaire depuis plusieurs années — qu'il souhaite une solution négociée. Les deux souverains, au grand dépit des fanatiques et intégristes tant musulmans que chrétiens, trouvent un terrain d'accord. Une trêve de dix ans est conclue, les Lieux saints sont cédés aux chrétiens, trois mosquées restant consacrées au culte musulman à Jérusalem. L'empereur excommunié réussit donc, par la diplomatie, là où ont échoué quarante ans de conflit armé. Cela malgré l'opposition du clergé chrétien, qui refuse de célébrer l'entrée de Frédéric à Jérusalem. L'empereur, en un geste qui en dit long, se couronne lui-même roi de Jérusalem. Il prend plaisir, lui qui se sent étranger à tout fanatisme et à tout sectarisme religieux, à converser très librement avec des lettrés musulmans, aussi détachés que lui des passions partisanes. Ce refus de l'intolérance monothéiste ne lui sera jamais pardonné.

De retour en Italie, l'empereur peut se donner tout entier à l'œuvre qui compte pour lui en priorité : créer un État digne de ce nom, baigné et animé d'une culture héritée de l'Antiquité.

Le premier devoir du monarque est d'être un justicier.

Frédéric fait établir un recueil de lois clair et rationnel, les Constitutions de Melfi, qui auront une renommée égale à celle du Code justinien.

Législateur, Frédéric est aussi un administrateur. L'introduction de nouvelles cultures (henné, indigo), les monopoles d'État du sel, du fer, des colorants, de la soie, du chanvre, la mise au point d'une administration financière stricte et efficace fournissent à l'empereur les moyens d'une grande politique. Expert lui-même en matière d'agriculture scientifique, Frédéric intervient personnellement pour encourager certaines initiatives.

La vision romaine de l'Empire qui guide Frédéric II est marquée, symboliquement, par les titres que lui donnent les documents officiels : (Frédéric empereur, César romain toujours auguste, roi d'Italie, de Sicile, de Jérusalem et d'Arles, heureux vainqueur et triomphateur). Même symbolisme sur les augustales, pièces d'or que Frédéric fait frapper et où l'avers porte son effigie en empereur romain couronné de rayons de soleil, le revers l'aigle impériale romaine.

I

Une atmosphère de propreté des plus païennes

Constructeur, il fait édifier des châteaux forts dont les aménagements intérieurs font d'aimables résidences, comme ce Castel del Monte, dont Frédéric est, là encore, l'architecte, et qui était orné de sculptures annonçant, deux siècles à l'avance, la Renaissance. Qui possédait aussi plusieurs salles de bain. «A une époque, note malicieusement Georgina Masson, où la saleté était souvent tenue pour un signe extérieur et visible de la chasteté chrétienne, le bain quotidien de l'empereur, pris même le dimanche, était considéré comme un scandale évident, presque un manque d'égard envers Dieu (...) Il semble d'après cela que la cour de Frédéric était tout empreinte d'une atmosphère de propreté des plus païennes. »

Suspect, pour l'Église, était de même l'intérêt manifesté par Frédéric pour la connaissance scientifique. L'empereur s'intéresse aux sciences naturelles et fait procéder à des expériences médicales. Il s'entoure aussi de poètes, qui font de sa cour un foyer de littérature courtoise. L'empereur lui-même écrit des vers — Dante le tiendra pour le père de la poésie italienne — et rédige un magistral traité de fauconnerie.

Une soif de connaître, de percer les secrets du monde entraîne Frédéric à envoyer aux plus réputés savants du monde musulman des «Questions» destinées à susciter un débat philosophique fondamental. Interrogations sur l'immortalité de l'âme, sur l'éternité du monde qui constituent autant de sujets brûlants.

On comprend que les bruits les plus fâcheux aient été répandus par ses adversaires sur l'orthodoxie chrétienne de Frédéric. En 1239, le pape Grégoire IX l'accuse formellement d'avoir nié que Jésus fût né d'une vierge, et d'avoir déclaré que le monde avait été trompé par trois imposteurs : Moïse, Jésus et Mahomet «De foi en Dieu, il n'en avait aucune», note quant à lui le chroniqueur franciscain Fra Salimbene.

Les dix dernières années du souverain sont marquées par une lutte de plus en plus implacable entre l'empire et la papauté. Le pape Innocent IV «fait de la théocratie une doctrine "totale"» (...) et, allant au bout de sa logique, Innocent IV excommunie et dépose Frédéric II lors du concile de Lyon, en 1245.

Seule la mort, pourtant, pourra abattre son adversaire. Sa disparition, en 1250, ouvre pour l'empire une tragique période d'abaissement : c'est «le grand interrègne». «Le grand règne de Frédéric II finit en catastrophe, remarque Robert Folz. Mais, si celle-ci emporta l'empire en tant qu'institution (...) elle ne peut déraciner de l'esprit des hommes l'espérance que le nom du dernier Staufen continuait à cristalliser.» Beaucoup crurent que, comme Barberousse, Frédéric II, réfugié au plus profond des montagnes d'Allemagne, attendait l'heure de faire renaitre l'empire.

P. VIAL

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