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Etudes et Recherches – N°4 – Janvier 1986
Georges Dumézil a montré, dans Heur et malheur du guerrier (1ère éd. PUF, 1969 ; 2ème éd. Flammarion, 1985) en quoi le dieu ou le héros de la deuxième fonction s’oppose à la première fonction, soit sous la forme de Mitra (ou Dius Fidius), soit sous la forme Varuna (ou Jupiter) de celle-ci (on sait que dans la théologie védique, comme à Rome, comme dans d’autres parties du monde indo-européen, le dieu de la première fonction a le double aspect de magicien tout puissant et de personnification du contrat. Il s’agit de montrer, par le biais des mythes, qu’il ne faut pas confondre la vocation de la première fonction et celle de la seconde. Mais, par ailleurs, les mythes enseignent que, le domaine de chacune étant bien distingué, les première et deuxième fonctions sont complémentaires, les rites étant là pour "faire collaborer au mieux les intérêts du monde, de la société et de l’individu, des divinités heureusement si diverses". Indra le guerrier fait respecter, de son bras armé, la souveraineté ordonnatrice de Mitra-Varuna. C’est ce que rappelle le Rig-Veda (X, 89) : "Toi, Indra, l’habile poursuiveur des dettes, comme l’épée les membres, tu tranches les faussetés de qui viole les règles de Mitra et de Varuna (…) Contre les méchants qui violent Mitra, et les pactes, Varuna, contre ces ennemis-là, ô mâle Indra, aiguise un meurtre fort, mâle, rouge !".
Ce serait donc une erreur grave de limiter le sacré à la première fonction et de faire de la fonction guerrière – et, donc, de la guerre – une activité purement « laïque », en opposant, très artificiellement, une fonction de souveraineté qui a en charge la noble tâche d’établir et d’incarner la paix, tandis que la fonction guerrière aurait pour mission de prêter son bras pour que soit respectée "la paix du roi", en se salissant donc au besoin les mains puisque l’acte guerrier, qui fatalement fait couler le sang, est par la force des choses marqué d’impureté. Ce schéma, influencé consciemment ou inconsciemment par une interprétation chrétienne de phénomènes largement antérieurs au christianisme, ne correspond en rien aux conceptions les plus anciennes que l’on puisse discerner chez les peuples européens au sujet de la guerre.
Ces conceptions me semblent illustrées par un phénomène apparemment bien étrange, mais révélateur : celui des confréries de loups-garous. On sait, par le témoignage de Pausanias, qu’en Arcadie, au centre du Péloponnèse, le mont Lycée avait, dans l’antiquité, la réputation d’être un lieu sacré, redoutable aux profanes qui ne pouvaient s’en approcher sans perdre leur ombre et mourir dans l’année. Au sommet de ce mont étaient deux colonnes consacrées à Zeus Lykaios. On y sacrifiait des animaux et même des victimes humaines. Platon (République, VIII,565) rapporte que ceux des assistants qui goûtaient aux entrailles humaines mêlées à celles des autres victimes, étaient transformés en loups. Quant à Pline, il mentionne une association de loups-garous (Histoire naturelle, VIII, 81). On sait, par ailleurs, que Zeus changea Lycaon en loup en lui faisant faire à son insu un repas de cannibale.
Tous ces éléments sont très cohérents : ils renvoient tous à un loup mythique (on retrouve dans les noms du mont Lycée, du dieu Zeus Lykaios qu’on y adore, de Lycaon, la racine lukos : "le loup"). Ce loup, à la fois dieu et animal, auquel s’identifie un héros légendaire, voire Zeus lui-même, se voit consacrer un culte, célébré par des confréries de loups-garous, c’est-à-dire des associations d’hommes-loups. On entre dans la confrérie par un repas communiel – rite d’initiation qui fait le loup-garou. Par ce véritable sacrement, le nouveau confrère participe de la nature du loup mythique. Et cela ne peut s’obtenir qu’en mangeant la chair d’un loup, ou celle d’un homme-loup : un festin de cannibale est d’ailleurs servi aux dieux par Tantale, à Thyeste par Atrée, à Harpage par Astyage. Astyage étant roi des Mèdes et la tradition faisant de Tantale un Lydien, on a là un phénomène qui s’étend à l’ensemble du monde indo-européen – avec, probablement, reprise et intégration, par les Indo-européens, de croyances et de rites qui leur étaient antérieurs.
On retrouve le mythe du dieu-loup en Crète, où Miletos, fondateur de la cité qui porte son nom, fut nommé par des loups qui furent envoyés par son père Apollon, et à Rome, où les jumeaux fondateurs, Romulus et Remus, sont issus du dieu Mars (dieu de la guerre, dieu-loup) et de la vestale Rhea Silvia (qui prend la forme d’une louve pour allaiter ses enfants loups-garous). A Rome la fécondité qui conditionne l’avenir de la cité, après l’enlèvement des Sabines, sera assurée par les rites des Lupercales : les Luperques, fidèles prêtres du dieu Lupercus (le "loup-bouc") fouettent les Romaines de lanières en peau de bouc, pour chasser la stérilité, lors des grandes fêtes des Lupercales célébrées chaque 15 février (voir G. Dumézil, La religion romaine archaïque, Payot, 1966). A la fin du Ve siècle après J.C., encore, le pape Gélase I tonne vertueusement contre la survivance des Lupercales en se scandalisant que de mauvais chrétiens (c’est-à-dire des Romains qui n’ont pas renoncé à leurs traditions ancestrales) puissent défendre de telles pratiques sacrilèges.
Dans le monde germanique, l’Yngligasaga dépeint ainsi les guerriers voués à Odhinn-Wotan, le dieu souverain : "ils allaient sans cuirasse, sauvages comme des chiens et des loups. Ils mordaient leurs boucliers et étaient forts comme des ours et des taureaux. Ils massacraient les hommes et ni le fer ni l’acier ne pouvaient rien contre eux. On appelait cela fureur de Berserkir". Ces Berserkir ("hommes-ours") sont des guerriers groupés en confréries religieuses d’initiés. Tacite les décrit dans sa Germania, où il dit que certains d’entre eux se vêtent et se peignent entièrement en noir. Ils ont été étudiés par Lily Weiser, Otto Höfler, Georges Dumézil. Celui-ci écrit : "Les berserkir d’Odhinn ne ressemblent pas seulement à des loups, à des ours, etc., par la force et la férocité ; ils étaient à quelque degré ces animaux eux-même. Leur extase extériorisait un être second qui vivait en eux, et les artifices de costume, les déguisements auxquels fait évidemment allusion le nom de berserkir et son synonyme ûlfêdhnar ("hommes à peau de loup") ne servaient qu’à aider, à affirmer cette métamorphose, à l’imposer aux amis et aux ennemis épouvantés" (Mythes et dieux des Germains, PUF, 1939).
Les Germains apportent une innovation importante dans le festin communiel par lequel un guerrier peut devenir loup-garou : au lieu de manger un confrère vieillissant, qui n’est donc plus apte à être un bon guerrier mais qui, par son sacrifice, rend un dernier service à la confrérie en offrant son corps pour que, par l’ingestion de la chair, naissent de nouveaux loups-garous, on va boire une boisson fermentée qui transforme l’individu, lui donne une nouvelle conscience, le fait accéder à un stade supérieur de conscience. L’ivresse sacrée, obtenue par l’hydromel qui fait fonction d’ambroisie, donne une force qui transporte et régénère. Cette liaison, cette communication avec le divin est obtenue, dans le monde que décrivent les hymnes védiques, par ingestion du soma. Cette boisson enivrante, qui permet de communier avec les dieux – de s’assimiler à eux – montre qu’à chaque extrémité du monde indo-européen le processus est le même : des beuveries rituelles, des danses et de la musique concourent à développer une exaltation frénétique, grâce à laquelle le guerrier se met, au propre comme au figuré, dans la peau du dieu-loup. Stig Wikander (Der arische Männerbund, Lund, 1938) a montré que chez les Scythes, décrits par Hérodote, les Saka Haumavarka ("loups buveurs de soma") incarnent eux aussi cette union de l’élément guerrier.
En Grèce, le culte de Dionysos, d’origine préhellénique, comporte des aspects très proches de ceux évoqués ci-dessus. Les initiés se groupent en thiases sur le modèle des anciennes confréries. Pendant les fêtes, l’ivresse, les hurlements, la danse tournoyante provoquent une exaltation farouche. Dans leur délire, les Ménades mettaient en pièces de jeunes animaux dont elles dévoraient la chair crue et sanglante, ce qui donne au cortège de Dionysos le caractère d’une chasse suivie d’un repas communiel. Survivance et transposition : le cortège de Dionysos, animé d’une exaltation sacrée, rappelle le temps où les guerriers-chasseurs étaient des hommes-loups. Car le Loup divin est un chasseur, et donc le prototype du guerrier. Les confréries se sont développées dans des communautés agraires où la chasse, image de la guerre (ce qu’elle restera au fil des siècles), garde sur le plan religieux l’importance qu’elle a perdu sur le plan économique.
Le loup-garou est une figure issue de la protohistoire, voire de la préhistoire. Mais la relation privilégiée du guerrier et du religieux, du guerrier et du souverain se perpétue dans les sociétés historiques. Autrement dit la guerre reste, que cela soit perçu consciemment ou non dans les mentalités collectives, reliées au sacré. Le sang – et la couleur rouge qui lui est naturellement associée – porte une charge passionnelle qui lie, dans son essence même, la guerre au sacré. Faire couler le sang d’autrui et accepter que coule le sien est geste religieux, puisqu’il engage et joue la vie. On comprend que chez des peuples guerriers, boire le sang du dieu (car c’est cela la communion des chrétiens, et manger le corps du dieu) ait fait vibrer quelque chose au plus profond de l’être. Et l’émotion des foules révolutionnaires groupées derrière le drapeau rouge est, aussi, d’essence religieuse…
Les sociétés du haut Moyen Age sont des sociétés fondamentalement guerrières. « Le peuple franc, note Lucien Musset, a importé en Gaule une Kriegerkultur, une civilisation où tout homme libre est un guerrier, toujours prêt à prendre les armes, et il l’a communiquée aux descendants des Gallo-Romains ». Marque durable. L’autorité, temporelle et spirituelle, repose sur l’épée. Comme le remarque Pierre Riché (Les Carolingiens, Hachette, 1983), "le roi du premier millénaire est guerrier et chef des guerriers. Comme ses ancêtres francs, il doit prouver par ses victoires qu’il est animé d’une force surnaturelle. Le succès militaire du roi est un jugement de Dieu qui le désigne à un plus haut service".
Ambiguïté : quel est ce dieu qui fonde la légitimité du roi ? Officiellement, depuis le début du VIe siècle chez les Francs, le dieu chrétien. En fait, le roi conserve le double caractère des temps païens : il est roi parce que, hissé sur le pavois, il est reconnu comme le meilleur, et donc le guide, des guerriers ; il est roi, aussi, parce qu’en ses veines coule un sang divin. Bède le Vénérable raconte, dans son Histoire des Angles, que les chefs de ce peuple germanique ayant migré en Bretagne (la Bretagne de l’Antiquité, c’est-à-dire notre Grande-Bretagne, à laquelle il va donner son nom : l’Angleterre est "la terre des Angles") avaient pour lointain ancêtre un certain Voden. On reconnaît là, bien sûr, le dieu Wotan.
Tour de passe-passe : les chefs germaniques, issus de lignée divine, fils de Wotan, restent après le baptême chrétien marqués d’une aura divine, puisque choisis par le dieu chrétien pour régner. Avec le sacre des Carolingiens, imité du modèle wisigoth, la charge religieuse est précisée (encore que Pépin le Bref prenne soin, pour installer sa famille sur le trône, de respecter les coutumes guerrières des Francs, en se faisant formellement élire par l’assemblée des guerriers). Du coup, d’ailleurs, le roi se voit investi (ou s’investit lui-même, lorsqu’il s’agit de Charlemagne) de conduire la guerre sainte contre les impies. C’est le début d’une évolution complexe : en entreprenant, à partir du XXe siècle, de christianiser la chevalerie, l’Eglise veut faire de la guerre, condamnée dans son principe même mais justifiée dans certaines de ses applications, un outil au service de sa volonté de puissance. D’où ces étranges institutions que sont des ordres religieux composés de moines-soldats.
Le rapport institutionnel établi alors entre la guerre et le sacré pose une question-clef pour la compréhension de la société médiévale : en prétendant récupérer à son profit les valeurs guerrières empreintes de paganisme, de chevalerie, l’Eglise n’est-elle pas victime de son machiavélisme ? Autrement dit, la guerre – et tout ce qu’elle représente – n’est-elle pas l’occasion d’une paganisation du christianisme bien plus qu’une christianisation du paganisme ?
Les saints guerriers représentent eux aussi le fruit, étonnant, du syncrétisme pagano-chrétien. Saint Georges porte, tel qu’il est représenté sur une façade de la cathédrale de Chartres, l’équipement d’un chevalier du XIIe siècle, dont rien ne le distingue. Saint Michel est vénéré en tant que chef d’armées – armées célestes, bien sûr – et en cela il est, sur les hauts lieux, le continuateur de Gargantua-Belenos, le Mars gaulois. L’ombre de Mars, dieu de la guerre, est derrière des saints aussi populaires que Martin, ancien officier romain et patron du royaume mérovingien, et Martial, l’un étant, étymologiquement, "le petit Mars", l’autre "consacré au dieu Mars" !
La sacralisation de la guerre, qui apparaît à l’évidence dans la littérature arthurienne (songeons à la dimension religieuse, éminemment païenne, de l’épée Excalibur, sur laquelle veille Merlin et la Dame du Lac), restera présente, tout au long de l’histoire, dans les mentalités européennes.
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Identité – n° 12 – Mars 1991
De tout temps le pouvoir a été porté par le sacré. Ce fut le cas depuis la plus haute antiquité jusqu’au XIXe siècle chez les peuples européens. Il en fut en particulier ainsi de la monarchie française jusqu’à la Révolution, date à laquelle fut consommée la rupture du politique avec le sacré. Une rupture qui devait marquer le passage de la société traditionnelle à la société marchande et qui allait se traduire par un renversement de l’ordre hiérarchique et organique des fonctions souveraine et productive, la première étant désormais mise au service de la seconde. De cette inversion des fonctions politique et économique découlent aujourd’hui la réduction du politique à la simple gestion et l’effondrement des liens communautaires par l’apparition d’une vague identification à l’humanité en lieu et place de la patrie et de la nation.
Le sacré et le politique entretiennent des liens étroits, des liens d’interdépendance. Car le politique, en tant que principe et système d’organisation et de fonctionnement de la Cité, s’intègre dans une perspective plus vaste, concernant la relation de l’homme au cosmos, qui porte la marque du sacré. Un sacré inséparable de la condition humaine. Le sacré est en effet "une structure permanente de notre relation au monde et de notre constitution psychologique." (1)
Le politique s’inscrit dans une organisation générale du monde dont le sens est donné par le sacré, celui-ci se nourrissant de symboles et d’archétypes qui contribuent de façon décisive, par leur pouvoir, à l’équilibre des individus et des peuples. Le politique apporte à l’homme qui interroge l’univers et s’interroge sur sa place, à lui être humain, dans cet univers, un type de réponse d’une grande force jubilatoire, puisque le politique dit à l’individu qu’il est élément constitutif d’un tout, pierre vivante d’une communauté organique. Inséré dans sa cité-communauté, prenant part à son destin, le citoyen transcende ainsi son propre destin, le hisse à une altitude supérieure, élargit et approfondit son champ de conscience. Autrement dit, le politique est une des traductions de l’appétence naturelle de l’homme au sacré, une des réponses à cet impératif que l’homme porte en lui.
Politique et sacré : des liens immémoriaux
Il est remarquable de constater que, dès les origines de sa fondation, le pouvoir est marqué, sinon porté, par le sacré. En effet, les rois francs, édifiant leur royaume sur les ruines de l’Empire romain, se font les héritiers de plusieurs traditions porteuses de sacré, leur génie politique consistant à en opérer une heureuse synthèse. Déjà, le roi franc s’inscrivait certes, du fait de ses racines ethniques, en priorité dans la tradition germanique – très proche de la tradition celtique, illustrée par un Vercingétorix. Une tradition qui donnait au roi une aura sacrée, marquée par un "signe" (les longs cheveux, par exemple, des Mérovingiens) rappelant le caractère supra-humain de la lignée royale. Comme les autres souverains des royaumes d’origine germanique établis en Occident, le roi franc est en effet – avant la christianisation – un maillon d’une chaîne dont l’ancêtre fondateur est le dieu de la souveraineté, Odhinn-Wotan. Ces rois s’appuient sur des compagnonnages guerriers, des fraternités guerrières initiatiques vouées – au sens fort, étymologique, du mot – à Wotan (2). Bède le Vénérable, moine saxon racontant, au VIIIe siècle, l’arrivée des Angles et des Saxons au Ve siècle en Bretagne (l’actuelle Grande-Bretagne), explique que les lignées royales de ces peuples descendent d’un commun ancêtre fondateur, Voden (3). Cette filiation wotanique est revendiquée chez les Goths, comme l’atteste Jordanès. On la trouve présente chez les Francs, où elle survit dans les mentalités malgré la conversion au catholicisme.
Le roi, "père de son peuple", assure ainsi la cohésion de la communauté populaire en incarnant, outre la fonction souveraine, la fonction guerrière et la fonction de production. Ces trois fonctions, conçues dès la haute antiquité européenne comme garantissant la stabilité du corps social, ainsi que l’ont montré les travaux de Georges Dumézil, se retrouveront au cœur même du système prôné par un prélat, Adalbéron de Laon, qui explique au roi capétien Robert le Pieux, au XIe siècle, qu’une société convenablement organisée repose sur trois "ordres" : celui des oratores (ceux qui prient), celui des bellatores (les combattants), celui des laboratores (les producteurs).
Et on retrouvera plus tard, bien entendu, cette tripartition dans les trois "états" de l’Ancien Régime. Des Etats représentés, symboliquement, par les trois couleurs de la livrée qu’ont utilisée, selon Hervé Pinoteau (4), certains rois Valois puis tous les Bourbons : le bleu, couleur des armes de France et du manteau royal du sacre (comme est bleu dans la mythologie germanique, le manteau du dieu souverain Odhinn-Wotan), le rouge de l’oriflamme de saint Denis, le blanc des lis royaux. Dans les sociétés de la haute antiquité européenne en effet, le bleu est la couleur de la troisième fonction (production), le rouge de la seconde (guerre), le blanc (ou l’or) de la première (souveraineté). De même, le chiffre trois est sacré : ainsi, si le chef du roi reçoit, le jour du sacre, depuis Philippe Auguste, une triple couronne d’or, les armes de France, sur l’écu royal, sont composées de trois lis d’or sur champ d’azur.
Héritier, donc, d’une conception du politique liée au sacré présente dans le monde germanique, le roi franc récupérera aussi à son profit la tradition romaine. Une tradition selon laquelle, depuis Auguste, l’empereur, chef politique, est aussi chef religieux de l’empire, le pontifex maximus. Le terme même d’augustus représente d’ailleurs un aspect central du sacré : est augustus ce qui possède dans sa plénitude une force vivifiante, venue des dieux, qui s’étale en un constant déploiement, garant de sa pérennité (augere, "accroître", est à relier à auctoritas, "autorité").
S’inscrivant, dans la continuité romaine, en successeur des rois de l’époque archaïque puis des consuls de la République, l’empereur, à Rome, établissait la correspondance avec le souverain céleste, Jupiter, qui veille sur la cité des hommes : "Jupiter, dieu céleste, est avant tout le rex, un rex invisible qui, quel que soit le régime politique (reges, consules, ou leurs substituts), garantit l’existence de la Ville fondée en vertu de ses signes primordiaux et en dirige la politique par ses signes circonstanciels." (5)
En prenant la tête d’un royaume où cohabitent des descendants de Gaulois, de Romains et de Germains (Francs, Burgondes, Wisigoths, Alamans) – unis par un antique fond culturel commun – , les Mérovingiens réunissent sur leur tête des "charges" de sacré qui, toutes, contribuent à donner à la souveraineté une dimension proprement religieuse.
Avant l’avènement du christianisme, la légitimation du politique reposait donc sur le sacré. Et cette appréhension du pouvoir allait, dans l’Europe du Haut Moyen Age, se heurter à certaines difficultés.
Comment concilier cette vision avec les exigences, nouvelles, apportées par le christianisme triomphant ? Celui-ci délimite en effet clairement, pour les séparer, le champ du sacré et celui du politique : "Il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César". Ce qui amène le pape Gélase Ier (492-496) à établir la célèbre distinction : "Il y a deux pouvoirs principaux par lesquels le monde est régi, l’autorité sacrée des pontifes et le pouvoir royal. Mais l’autorité des pontifes est d’autant plus lourde qu’ils auront à répondre des rois eux-mêmes au tribunal du suprême Jugement."
Le principe dualiste est ainsi clairement affirmé : de même qu’il faut distinguer le corps et l’âme, la terre et le ciel, il faut distinguer le temporel et le spirituel – étant bien entendu que celui-ci l’emporte en dignité, par définition, sur celui-là.
Le syncrétisme médiéval
L’Eglise travaillera à une redéfinition des rapports du politique et du sacré. Et, dans cette entreprise, elle sera aidée par deux précédents.
Le premier se situe à Byzance. Là, l’Empire romain est toujours vivant. Un Empire devenu chrétien, mais dont le chef entend conserver son caractère sacré, ce qui implique qu’il s’intègre dans un sacré christianisé. D’où une double évolution : "D’une part, le christianisme baigne, sans aucun doute, dans une ambiance impériale : l’image du Christ qu’élabora l’antiquité est celle du Christ César, soleil éclatant, vainqueur des ténèbres et de la mort, Kosmocrator, chef de la militia de ses fidèles, trônant dans les splendeurs et les pompes de l’Au-delà, au milieu du sénat des bienheureux." (6). De même, "l’empereur fut dorénavant censé être l’image de ce Dieu de gloire, le vicaire sur terre du Christ triomphant. Par ce biais, l’empire conservait ainsi son caractère sacré." (6). Cette permanence du sacré devait se manifester à travers un certain nombre de pratiques : "étiquette du Sacré Palais de Constantinople, comportant, entre autres, la proscynèse (…) ; fêtes annuelles dont les rites s’apparentent étroitement aux solennités religieuses ; vêtements et insignes symboliques ; processions dans lesquelles César figure le Christ ; acclamations rituelles qui montent vers le basileus couronné par Dieu et pour lequel on invoque le Christ vainqueur : l’empereur est ainsi placé sur un plan surhumain, intermédiaire entre la Divinité et les hommes. Les multiples interventions de l’empereur dans les questions religieuses du IVe au VIIIe siècle dérivent, en dernière analyse, du caractère le plus profond de l’institution impériale, qui participe aux choses sacrées." (6).
Présent pendant un millénaire à Byzance, ce modèle, qu’on pourrait appeler césaro-papiste – le chef du politique étant également le chef du sacré – , influença aussi l’Occident et c’est le second précédent qui devait servir aux légistes ecclésiastiques. Charlemagne et son empire carolingien, Otton Ier et son empire germanique entreprendront clairement de reconstituer à leur profit l’union du sacré et du politique. Au concile d’Aix-la-Chapelle de 809, Charlemagne entend faire entériner, par les doctes pères présents, son point de vue sur la délicate question – éminemment théologique – du filioque, ce qui mécontente fortement le pape Léon III (7). "A l’égal du basileus en Orient, constate Jean Chélini, Charlemagne s’affirmait comme théologien suprême de la chrétienté occidentale." (8).
Plus tard, l’empereur Frédéric Barberousse voudra, quant à lui, incarner pleinement l’union, en la personne du souverain, du sacré et du politique : ses légistes utiliseront largement la renaissance du droit romain pour exalter l’autorité impériale. Barberousse parle avec affectation de ses "divins prédécesseurs" depuis Constantin… C’est sous son règne qu’apparaît, en 1157, l’expression de "Saint Empire" (9) et Barberousse obtient en 1165 la canonisation de Charlemagne : en la personne de celui-ci, c’est l’institution impériale en tant que telle qui est proclamée sacrée. Au-delà des Staufen, la tradition gibeline revendiquera par la suite, pendant longtemps, l’intime union du sacré et du politique. Une revendication qui s’inscrit aussi pleinement dans le projet capétien.
La fondation du pouvoir en France
Depuis leur conversion au christianisme, les rois francs, comme tous les autres rois germaniques, avaient, il faut le dire, perdu la dimension magique que leur valait leur filiation wotanique. Rien de plus logique. Mais la papauté, au fil des VIIe et VIIIe siècles, ressent de plus en plus le besoin de se placer sous la protection d’un puissant chef d’Etat, capable d’intervenir militairement en Italie pour préserver les intérêts du Saint-Siège. Alors que la conversion de Clovis au catholicisme (10) semble désigner ses successeurs pour un tel rôle, ceux-ci s’en montrent incapables. C’est pourquoi le relais est pris par les Pippinides, ces maires du palais qui détiennent la réalité du pouvoir mais à qui manque le titre royal. Le coup d’Etat de Pépin le Bref se verra donc légitimé par le sacre, reçu d’abord de l’évêque Boniface puis, en 754, du pape Etienne II – qui, en donnant aussi l’onction aux fils de Pépin, élève ainsi clairement une lignée et crée une dynastie. Le roi des Francs, dépossédé de son caractère sacré par le passage du paganisme au christianisme, redevient un personnage de dimension sacrée, et d’autant plus sacrée qu’il la doit cette fois au Dieu chrétien, dont la volonté s’exprime par la bouche de son représentant sur terre.
L’Eglise est parvenue ainsi, avec cette intelligence des situations dont elle sut faire preuve au cours de l’histoire, à assurer son droit de regard sur une souveraineté royale qui tire sa légitimité du sacre, reçu de mains ecclésiastiques.
Les diverses dynasties qui régneront sur la France feront toutes appel au mythe fondateur qu’est le sacre des rois. Ces retrouvailles du sacré et du politique prolongeront leurs effets, au-delà des Carolingiens, chez les Capétiens. Avec des conséquences spectaculaires : le roi faiseur de miracles est un roi-prêtre – et Renan n’a pas hésité à qualifier le sacre de "huitième sacrement". Le roi thaumaturge, le roi guérisseur (et donc pour le peuple, le roi magicien) "touche" les écrouelles – une maladie liée à la puissance sexuelle et à la capacité de procréation (11). En "touchant", il prononce des paroles traditionnelles – dont un chroniqueur nous dit que Philippe le Bel les enseigna en secret, sur son lit de mort, à son fils et successeur. Le roi se fait ainsi garant de la fécondité de son peuple, en quelque sorte donneur de vie. Pérennité du rite : le jour de leur sacre, Louis XIII, Louis XIV et Louis XV touchèrent respectivement 868, 3.000, et 2.000 malades.
Cette union du sacré et du politique s’exprimera encore clairement, à l’époque féodale, par l’attachement particulier que les familles royales manifesteront à l’égard du culte des saints. Lorsqu’au XIIe siècle, saint Denis devient le protecteur officiel de la royauté française, il a derrière lui un long passé de traditions mystiques, enracinées dans les croyances populaires et fruit d’un syncrétisme culturel, tout comme saint Michel, le saint guerrier chargé d’affronter le dragon et qui deviendra sous Charles VII un saint royal et national (12).
Il en va de même avec saint Jacques, pour les rois espagnols, et avec le culte des rois mages à Cologne, dans l’Empire.
Mais aucune famille royale d’Europe n’a pu bénéficier d’une référence aussi sacrée que celle apportée par Saint Louis aux Capétiens, puis à leurs successeurs. Image archétypale, attestée par Joinville : Saint Louis rendant la justice – expression supérieure de la souveraineté – assis sous un chêne incarne de façon exemplaire cette royauté sacrée qui a su unir, à son profit, la référence chrétienne et les très lointains souvenirs d’un symbolisme celtique. Ainsi, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, le jour de la saint Louis devait jouer le rôle de fête nationale.
Le caractère sacré de la royauté assurait un lien, une union mystique entre le roi et le royaume. Tel était le sens du rite de l’anneau : l’archevêque passait celui-ci au quatrième doigt de la main droite royale "parce qu’au jour du sacre le roi épousa solennellement son royaume et fut, comme par le doux, gracieux et aimable lien du mariage, inséparablement uni avec ses sujets, pour mutuellement s’entr’aimer ainsi que font les époux" (13). Comme les époux ne forment qu’une seule chair, roi et royaume ne faisaient qu’un. D’où la théorie du corps mystique de la monarchie, que résume bien Gui Coquille dans son Discours des états de France, en 1588 : "le Roi est le chef, et le peuple des trois ordres sont les membres, et tous ensemble font le corps politique et mystique dont la liaison est individuée et inséparable et ne peut en partie souffrir mal que le reste n’en sente la douleur."
La solennité royale sera spectaculairement illustrée par le jeune Louis XIV qui fit choix, à vingt-trois ans, du soleil pour emblème. Un symbole dont la charge mythique remontait à la protohistoire. Il s’en est expliqué dans ses Mémoires : le soleil "par le bien qu’il fait en tous lieux, produisant sans cesse de tous côtés la vie, la joie et l’action, par son mouvement sans relâche, où il paraît néanmoins toujours tranquille, par cette course constante et invariable, dont il ne s’écarte et ne se détourne jamais, est assurément la plus vive et la plus belle image d’un grand monarque." (14).
Une rupture délibérée avec le sacré
Désigné par Dieu soleil de justice, père de la patrie, le roi sacré est la clef de voûte de cette communauté organique qu’est un peuple. C’est pourquoi la montée de la philosophie des Lumières, au XVIIIe siècle, aboutit, très logiquement, par la mort du roi, à la décapitation de la communauté. La philosophie des Lumières offrira en effet une justification idéologique à la montée en puissance d’une classe, la bourgeoisie, et de son système de valeurs, négateur du sacré.
La Révolution française, fille de la révolution américaine, exalte l’individualisme. En bouleversant l’ordre hiérarchique et organique des trois fonctions traditionnelles, elle réalise une inversion des valeurs : hypertrophiée, la valorisation de la fonction de production (détournée en réalité en fonction marchande) débouche sur l’économisme. L’économisme, c’est-à-dire l’affirmation selon laquelle les données économiques, les rapports de production, la demande de consommation conditionnent tous les mécanismes de la vie en société et dictent leur loi au politique. Celui-ci, coupé de toute transcendance, sera ainsi réduit à un rôle de gestionnaire et dépouillé de sa fonction souveraine. C’est le thème de l’Etat veilleur de nuit cher aux libéraux. Le sacré doit être évacué, car il prétend rappeler la supériorité du spirituel sur le matériel, de la communauté sur l’individu, du qualitatif sur le quantitatif. Le règne de la quantité, le rationalisme et le matérialisme exigent la mort du sacré.
Cette exigence explique les vicissitudes et les soubresauts de la Révolution française. L’idéologie des droits de l’homme impose en effet la conception d’un homme abstrait, interchangeable, "libéré" de ces insupportables attaches que sont les liens issus du sol et du sang. L’homme de 1789 doit être émancipé de toute forme d’enracinement et l’on dénonce vertueusement, à la tribune de la Convention, les langues régionales, qui sont autant d’intolérables défis à la réduction au modèle unique des pensées et des mœurs. Mais, de toutes les attaches traditionnelles dénoncées désormais comme "superstitions", le sacré est la plus honnie de toutes, car c’est elle qui relie l’homme à l’invisible, l’incite à transcender son égoïsme naturel, et les moins sots des révolutionnaires savent bien qu’il y a là la plus dangereuse force de résistance aux nouveaux dogmes imposés, au moyen de la Terreur, par la Convention. Suprême défi, insupportable constat : l’assassinat du roi n’a pas pour autant fait disparaître le besoin du sacré.
Un besoin si présent au cœur de l’homme que Robespierre, qui en est conscient, fabrique de toutes pièces ce pitoyable et ubuesque ersatz de sacré qu’il baptise culte de l’Etre suprême. Avec décor de carton pâte et rites qui sentent le mauvais théâtre. Mais n’est pas porteur de sacré qui veut. Le culte de l’être suprême disparaît dans la folie meurtrière, les guillotineurs étant à leur tour guillotinés.
Esprit d’une grande envergure, Napoléon comprendra par contre qu’un ordre véritable doit s’inscrire dans le sacré. L’ordre nouveau qu’il prétend établir passe par le sacre à Notre-Dame, la fondation d’une nouvelle dynastie et d’une nouvelle aristocratie (par le biais de l’ordre de la Légion d’Honneur). L’héritier reçoit le titre de "roi de Rome", les abeilles mérovingiennes et l’aigle romaine sont adoptées comme emblème du nouveau régime, en tant que signes d’enracinement dans une tradition plurimillénaire. Mais la fascinante aventure s’arrête à Waterloo.
Avec Louis XVIII, la restauration n’est qu’un mot trompeur. Il est significatif, d’ailleurs, qu’il n’ait pas voulu d’une cérémonie du sacre. Avec lui, en effet, s’affirme, derrière les apparences institutionnelles, le poids nouveau du pouvoir de l’argent – un pouvoir destructeur, par essence, du sacré. La tendance s’accentuera encore avec Louis-Philippe, tout heureux d’être le "roi bourgeois". "Enrichissez-vous !", tel est l’idéal que Guizot propose aux Français. Ce manifeste doctrinal de l’orléanisme, du bourgeoisisme, exprime de la façon la plus concise le rejet de toute référence au sacré dans lequel va s’enfermer et s’enliser la France contemporaine.
Et, tandis que Laffitte s’autojustifie complaisamment dans ses Mémoires, en expliquant qu’il est hautement moral de s’enrichir, Duvergier de Hauranne développe en 1838, dans ses Principes du gouvernement représentatif, la théorie selon laquelle "le roi règne et ne gouverne pas". Le souverain réduit au rôle de potiche : c’est déjà, le profil des futurs présidents des IIIe et IVe Républiques qui se dessine. Cet abaissement du politique – inévitable, car la notion même de souveraineté est désormais hors de saison – va de pair avec la montée du pouvoir de décision dont disposent désormais les maîtres de la "fortune anonyme et vagabonde" : à partir du Second Empire, la haute finance cosmopolite affirme, sûre d’elle-même et dominatrice, son omnipotence. La France des cathédrales voit dès lors son destin décidé à la Bourse et au siège des grandes banques apatrides. Cette évolution est logique. Dès 1790, Burke avait, dans ses Réflexions sur la Révolution en France, dénoncé la tare essentielle de la philosophie des Lumières : la désacralisation des rapports de l’homme au monde – et donc le désenchantement du monde. Les hommes des Lumières, en effet, "considèrent les hommes dans leurs expériences comme ils le feraient ni plus ni moins de souris dans une pompe à air ou dans un récipient de gaz méphitique".
Autant une conception organiciste de la société incluait nécessairement le sacré, autant la conception mécaniciste qui prévaut à partir de 1789 l’exclut, par définition et par nécessité. Triomphe de l’abstraction, élimination de l’expérience, de ce multiséculaire humus humain – pour parler comme Fernand Braudel – qui fonde la tradition : l’idéologie des droits de l’homme condamne, du coup, toute référence au sacré comme l’insupportable expression de ce que Bernard-Henri Lévy appelle, avec répulsion, "l’idéologie française".
Retrouver le sens du sacré
Une "idéologie française" sur laquelle il nous faut aujourd’hui nous appuyer pour renouer l’antique union du politique et du sacré, pour relier à nouveau enracinement et transcendance. En suivant la voie tracée par Renan, Taine, Barrès, Péguy, Maurras – sans oublier Sorel, qui réclame "des racines pour une nouvelle morale".
Tous nous conduisent, au minimum, au respect de la patrie. Une "terre des pères" inséparable de cette chair et de ce sang qu’est la communauté du peuple. D’un mal peut sortir un bien : la menace de mort que représente, pour la nation, l’immigration, provoque une prise de conscience chez un nombre croissant de Français. Le service de la patrie, la mystique nationale ramènent le sens du sacré dans l’âme de notre peuple, dans la mesure où chacun de ceux qui sont engagés dans le combat national découvre un sens supérieur à sa vie, s’aperçoit que le don de soi à la communauté à laquelle on appartient est une forme d’ascèse infiniment enrichissante. Le dépassement de soi passe notamment par le sacrifice, sereinement envisagé et accepté, pour le salut de la terre natale et du peuple qu’elle porte. C’est ce que rappelle la flamme qui brûle sous l’Arc de Triomphe. C’est ce que chante les vers de Péguy :
Heureux ceux qui sont morts
Pour quatre coins de terre.
1 - Jean-Jacques Wunenberg, Le Sacré, PUF, 1981.
2 - Voir Jean-Paul Allard, La Royauté wotanique des Germains, in Etudes indo-européennes, janvier et avril 1982 (publication de l’Institut d’études indo-européennes de l’université de Lyon III).
3 - Forme anglo-saxonne de Wotan.
4 - Stéphane Rials (dir.), Le Miracle capétien, Perrin, 1987.
5 - Georges Dumézil, La Religion romaine archaïque, Payot, 1966.
6 - Robert Folz, L’idée d’empire en Occident du Ve au XIVe siècle, Aubier, 1953.
7 - Le contentieux théologique, illustré par l’hérésie adoptianiste, porte sur la procession du Saint-Esprit, c’est-à-dire sur les rapports qu’entretient la troisième personne de la Trinité avec le Père et le Fils.
8 - Jean Chélini, Histoire religieuse de l’Occident médiéval, Armand Colin, 1968.
9 - "Saint Empire romain" se rencontre à partir de 1254.
10 - La plupart des autres rois germaniques s’étaient convertis à l’hérésie arienne.
11 - J.-P. Poly et E. Bournazel, dans La Mutation féodale, PUF, 1980, rappellent que les écrouelles, c’est-à-dire l’adénite tuberculeuse, sont bien souvent le signe apparent d’une tuberculose génitale, une des causes principales de la stérilité. Une autre forme d’adénite accompagne les maladies vénériennes.
12 - Colette Beaune, Naissance de la nation France, Gallimard, 1985.
13 - Th. et G. Godefroy, Le Cérémonial français, 1649.
14 - Cité par François Bluche in Louis XIV, Fayard, 1986.
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Histoire magazine – N°30 – août 1982
Avec licornes et dragons, fontaines de jouvence et grottes en diamants, les géographes du Moyen Age dessinèrent une Terre bien étrange, fantasmagorique et merveilleuse, pour eux aussi réelle que le royaume de France ou celui d’Angleterre.
Au XIIIe siècle, les voyages des missionnaires et des marchands occidentaux et les ambassades mongoles ont mis en contact l’Europe et l’Asie. Au XVe siècle, la quête séculaire de la route des Indes va déboucher sur la découverte d’un nouveau monde. Ce sont autant d’occasions, pour les Européens, d’avoir une connaissance plus précise, plus lucide des autres continents. Pourtant, l’image de l’univers qui hante les imaginations, à la fin du Moyen Age, reste fantastique.
L’une des meilleures illustrations des fantasmes de l’imaginaire médiéval est fournie par les Voyages de Jean de Mandeville. Ce livre a été un "best-seller" aux XIVe et XVe siècles. Des récits des voyageurs, Jean de Mandeville retient ce qui lui paraît le plus spectaculaire. Il veut frapper les imaginations en contant les "merveilles et choses diverses de par delà". Le plaisir du lecteur – Jean de Mandeville le sait bien – est engendré par les récits étranges, par la description de créatures, de pays qui suscitent admiration ou effroi. Avec lui – mais c’est la règle du genre en son temps –, géographie et poésie fantastique font bon ménage. Vérité romancée, roman intégrant quelques détails authentiques ? Le lecteur médiéval était, en tous cas, friand de ce que nous appellerions aujourd’hui, une littérature d’évasion.
Jean de Mandeville se fait de la terre une représentation traditionnelle : un océan périphérique encercle le monde connu, et cet océan vient battre les régions méridionales de la Libye et de l’Ethiopie. Jérusalem, bien sûr, est le centre du monde : depuis plus d’un millénaire, les schémas mentaux sont imposés par l’Eglise et il est hors de question que la géographie – pas plus que toute autre science – soit en contradiction avec la Bible.
La géographie doit donc avoir une dimension théologique. Les origines de la terre, en particulier, doivent être comprises en conformité avec les premiers chapitres de la Genèse. Toute cosmogonie, nécessairement géocentrique, doit avoir comme points de repère les hauts lieux bibliques : si Jérusalem est l’ombilic du monde, le Paradis terrestre est à l’est, au sommet de la terre ; Babylone, avec la tour de Babel, est le lieu d’où s’est dispersée l’humanité ; au mont Ararat est encore visible, assure-t-on, l’arche de Noé…
Cette géographie symbolique est fondée sur les nombres sacrés. En hommage à la Trinité, il y a, dans le monde, trois océans : l’océan périphérique, autour de la terre ; la mer centrale (en fait la Méditerranée) ; l’océan Indien. Trois continents, aussi correspondant à l’habitat des trois fils de Noé, Sem, Cham et Japhet. En dehors du monde connu – l’ "oikouméné" - règne le chaos des terres sauvages, aux mystères insondables, terrifiants.
Parmi ces terres sauvages, l’Ethiopie retient longuement l’attention de Jean de Mandeville. Ce pays est en effet le royaume du Prêtre Jean, ce personnage qui a hanté pendant des siècles les imaginations, en tant que chef d’un pays lointain, merveilleux, acquis au christianisme (et donc allié potentiel contre l’infidèle). Jean de Mandeville raconte qu’un jour un empereur d’Ethiopie, entré dans un église d’Egypte, fut convaincu, en entendant l’office, des bienfaits du christianisme et déclara vouloir, désormais, porter le nom du premier prêtre qui entrerait. Un prêtre entra, qui nommait Jean. Depuis, chaque empereur d’Ethiopie se fait appeler "prêtre Jean".
Les maisons aux tuiles d’or.
L’océan Indien est parsemé de cinq mille îles. En descendant vers les mers du Sud, les navires risquent d’être attirés vers le fond par une puissante aimantation. En abordant sur certaines côtes, on est accueilli par les cynocéphales, les "hommes à la tête de chien." … Jean de Mandeville reprend à son compte, sans broncher, les vieilles légendes qui ponctuent, depuis l’Antiquité, les descriptions des pays du Sud. On les retrouve sur les cartes et sur les mappemondes réalisées en Allemagne, en Angleterre, en Italie. Ainsi, sur la mappemonde des Vénitiens Pizzigani, une notice précise, au sujet de l’Ethiopie, que ce pays regorge d’or : les toits des maisons des grands dignitaires sont faits de lames d’or ; l’intérieur des demeures est entièrement décoré d’or ; et "les soldats font leurs armes en or, parce qu’il y a trop peu de fer là-bas. Quand ils vont à la guerre – et si le soleil luit sur eux – ils paraissent si brillant que personne ne peut les regarder…" C’est attirés par la vision d’un tel eldorado que partiront, à la fin du XVe siècle, les grands conquérants.
L’Anglais Ranulph Higden, auteur d’un Polychronicon qui se veut description du monde, affirme que les antipodes ne peuvent être habitables, « car aucune connaissance qui nous vienne des livres d’histoire n’atteste ce fait ». C’est la référence aux sacro-saintes "autorités" qui fait loi : cette démarche intellectuelle est caractéristique d’une époque profondément marquée par la scolastique thomiste. Mais il reste la capacité d’émerveillement : "La nature, riche en inventions, crée pour son plaisir des extravagances qui dépassent notre imagination."
L’océan Indien et l’Afrique orientale sont, pour les Européens du Moyen Age, une zone de mystère, un "jardin fermé" qui exerce, tout à la fois, la fascination du paradis et celle de l’enfer, un monde de ravissements et de cauchemars. La Bible dit bien que du paradis sortent quatre grands fleuves : le Nil procède, bien sûr, de l’un d’entre eux. Europe, Asie et Afrique du Nord sont identifiées comme les trois parties du monde, enserrées par l’océan périphérique. Mais, écrit Vincent de Beauvais, il existe une quatrième partie au-delà de l’océan intérieur, au sud, "qui nous est inconnue par suite de l’ardeur du soleil".
Monde clos, l’univers de l’océan Indien est un domaine réservé qui fascine d’autant plus les Occidentaux qu’ils n’y ont pas accès, du fait de la barrière des déserts et du verrouillage de l’isthme égyptien par les Mamelouks. Il faut dire, d’ailleurs, que certaines informations qu’auraient pu communiquer quelques rares marchands étaient tenues farouchement secrètes, pour éviter la concurrence de confrères alléchés.
Ce monde, rêvé, est celui de la démesure, de l’exubérance. Les îles de l’océan Indien, au nombre de 5.000 selon Jean de Mandeville, sont, en fait, 10.000 pour Monte Corvino, 12.700 si l’on en croit Marco Polo, 20.000 chez Guillaume Adam. Tout, dans ce monde féerique est disproportionné. Telles la végétation tropicale, qui donne des forêts inextricables, des savanes sans fin habitées par des êtres intermédiaires, surréalistes – nous dirions aujourd’hui des "mutants". Ainsi ceux qui ont un corps d’âne, un arrière-train de cerf, une poitrine de lion, des pieds de cheval et une large bouche fendue jusqu’aux oreilles d’où sortent des vagissements de nouveau-né. Ou bien ces hommes sans tête, qui ont des yeux sur les épaules et, en guise de nez et de bouche, deux trous sur la poitrine. Ou encore ces hommes pourvus d’un œil au milieu du ventre, dont la fixité paralyse toute créature qui a l’imprudence d’approcher.
Ces êtres étranges vivent au sein d’une nature généreuse. Ses richesses sont sans limite, et il suffit de se pencher pour cueillir à profusion de quoi se nourrir, se désaltérer, se parer. Là où se trouvent des pays où il n’est pas nécessaire de travailler, où l’on a jamais faim – alors que l’Europe connaît, au XIVe siècle, le retour des famines –, où l’on n’a jamais froid, où l’air est parfumé par le jasmin, l’eau de rose, l’aloès : n’est-ce pas, vraiment, le paradis ? Dans les îles fortunées, Chryse et Argyre, le soleil engendre l’or par la seule force de sa chaleur. Les perles et les gemmes tapissent le fond des mers et meublent les repaires des oiseaux de proie, qui les ont emportées dans leur bec après les avoir prises sur le dos des poissons volants. Mais ces trésors sont inaccessibles. Gardés par des animaux monstrueux, au cœur d’un environnement impitoyable – la végétation devient prison mortelle pour l’imprudent voyageur ! – ils sont là pour exercer une tentation permanente, pour être le but qu’on ne peut atteindre, sinon par le rêve.
Le rêve de l’abondance est aussi celui de la libération – de toutes les formes de libération. Les tabous sont brisés lorsqu’on évoque ces pays lointains où règne la plus totale licence sexuelle. Le carcan mental imposé par le christianisme à l’Europe médiévale en matière de sexualité est – indirectement, mais efficacement – contesté par les descriptions idylliques de "sauvages" qui, à l’évidence ne connaissent pas le traumatisme mental qu’inflige l’idée du péché. La nudité – cette nudité jugée si infamante par les censeurs ecclésiastiques que sa représentation a été systématiquement bannie, en Europe, des œuvres d’art – est légitimée, dans les pays du lointain Sud, par le climat. Le roi du Malabar est décrit se déplaçant tranquillement nu, quelques grosses perles constituant sa seule parure.
D’autres interdits tombent : on considère comme normal que des peuples étranges se nourrissent sans se soucier de préparation culinaire. Ils vivent de la cueillette de baies, de fruits aux formes et aux couleurs étonnantes, mais aussi – et le lecteur occidental l’admet comme une évidence – de coprophagie et de cannibalisme.
Dans ces "mondes inversés", tout ce qui est prohibé en Europe devient un fait de nature paré de l’innocence originelle. Se profile ainsi, dès le XIVe siècle, le mythe du bon sauvage. Jean de Meung, dans le célèbre Roman de la Rose, chante la "vie de nos premiers parents", heureuses créatures qui ne connaissent pas encore la vie en société, source de toute corruption. Il y a là, quatre siècles à l’avance, des accents rousseauistes.
Dans un monde oriental naturellement vertueux se cachent les secrets de la régénération. En se baignant dans l’un des quatre fleuves qui sortent du Paradis terrestre, ou encore dans la fontaine de jouvence qui permet au Prêtre Jean de porter allègrement ses cinq cents ans d’âge, on peut retrouver, et préserver, une éternelle jeunesse. Rien n’est impossible aux pays qui abritent le phénix, l’oiseau sacré renaissant de ses cendres, et la licorne immaculée – cette licorne qui sera placée, en un geste votif, à la proue de tant de navires occidentaux.
Les rêveries de pseudo-géographes sont relayés par la littérature. Pétrarque, dans son De vita solitaria, décrit avec un bel optimisme les peuples de l’océan Indien : "Solitude, liberté, silence, calme et liberté d’esprit, sécurité, égalité des caractères, pas de cupidité, comme si leur mère la nature les allaitait d’incorruptibilité."
Gog et Magog
De telles perspectives séduisent jusqu’aux missionnaires : ces êtres sauvages qui se livrent, en toute innocence, aux joies impures du corps ne seront-ils pas spontanément séduits par la perspective de joies célestes autrement exaltantes ? Les bons pères qui iront moissonner des âmes dans les terres du Sud y découvriront, évidemment, des réalités plus amères…
Plus encore que le rêve africain, le rêve asiatique exerce une puissante fascination sur les imaginations médiévales. Jean de Mandeville découvre à ses contemporains les merveilles de l’Inde. Plus loin encore, à l’intérieur du continent asiatique, siègent des symboles redoutables. La mappemonde d’Esbtorf porte au-delà de l’esquisse très schématique des chaînes de montagnes de l’Asie centrale, un espace délimité par un mur crénelé, abritant deux étranges figures qui déchirent à pleines dents des quartiers de viande sanguinolente : ce sont Gog et Magog, se repaissant de chair et de sang humains. Au-dessus d’eux, la carte représente Adam et Eve, escortés par un serpent monstrueux, à plusieurs têtes, enroulé autour de l’arbre de la Connaissance. Le tout est dominé par un Christ triomphant.
L’Asie est la terre des Mongols, qui, explique le chroniqueur Mathieu Paris, sont le peuple de Gog et Magog. Ces créatures de Satan prennent leur plaisir à dévaster, à piller, à brûler, à violer. Ces monstres sucent le sang de leurs victimes – on reconnaît la force du mythe du vampire –, mangent hommes et chiens tout crus sans même prendre la peine de les tuer préalablement. Mathieu Paris, qui cherche une origine plausible à de tels monstres, estime doctement qu’ «on peut croire que ces Tartares sont les dix tribus qui ont méprisé la loi de Moïse, les sectateurs du Veau d’or, ceux qu’Alexandre le Macédonien s’efforça d’enfermer dans les montagnes sauvages de la mer Caspienne ». Ce qui n’empêchait pas quelques fins politiques, en Europe, d’envisager une alliance avec ces barbares, contre l’Islam, qui serait ainsi pris en tenaille…
Le royaume du froid
Afrique et Asie ne sont pas les seules terres de rêve. Les hommes du Moyen Age voient volontiers dans l’extrême nord de l’Europe un pays tout aussi magique que l’extrême sud ou de l’extrême est du monde. Dans ce royaume du froid vivent les peuples hyperboréens. On connaît mal les Lapons. Une Historia Norvegie, du XIIIe siècle, leur accorde la paternité des skis : "Ils attachent des planches de bois lisses sous leurs pieds, avec lesquelles ils peuvent galoper (sic) en transportant leurs femmes et leurs enfants sur des neiges épaisses, plus vite que les oiseaux."
Au-delà vivent les Amazones, les Cyclopes, dans un pays perpétuellement obscur, où l’océan est soit figé par la glace, soit parcouru de courants si violents qu’ils emportent irrésistiblement les embarcations vers des abîmes sans fond.
L’île sans nuit
Il existe, cependant, au milieu de ces désolations, une insula perdita, une "île perdue", qui est aussi l’île du bonheur, où il ne fait jamais nuit. Cette île est celle où saint Brandon, abbé d’un monastère irlandais, a accosté avec ses dix-sept moines, au VIe siècle, à l’issue d’une extraordinaire odyssée. Pendant sept ans, le saint homme et ses compagnons ont erré sur une embarcation très fragile, sans gouvernail et sans vivre. Ayant cru trouver une île, ils débarquèrent pour célébrer la messe de Pâques. Mais, au milieu de la cérémonie, l’île frémit. Elle n’était, en fait, que le dos de la baleine géante Sascondus, qui cherche depuis le début du monde à se mordre la queue. Rembarqués en hâte, les moines finirent par rencontrer des oiseaux dotés de la parole qui les conduisirent jusqu’à l’ "île perdue". On voit surgir, dans ce fantastique pseudo-chrétien, l’antique thème des îles Fortunées et le symbole païen de l’homme qui comprend, grâce à sa sagesse, le langage des oiseaux.
L’image que se font les hommes du Moyen Age des mondes inconnus est, ainsi, le fruit d’un syncrétisme où se mêlent souvenirs des mythologies païennes, obsessions bibliques et fantasmes d’un monde idéal, libéré des tabous chrétiens.
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Eléments – N°50 – Printemps 1984
La dénonciation de l’argent et de ceux qui le possèdent est fréquente chez les premiers chrétiens. L’Epître de saint Jacques est à cet égard révélatrice, dans ses accents apocalyptiques : "Eh bien ! maintenant, les riches ! Pleurez, hurlez sur les malheurs qui vont vous arriver. Votre or et votre argent sont rouillés, et leur rouille témoignera contre vous ; elle dévorera vos chairs ; c’est un feu que vous avez thésaurisé dans vos derniers jours" (1)
L’exemple vient de haut. Les Evangiles témoignent de l’aversion de Jésus pour le culte de l’argent. "Malheur à vous les riches, car vous avez votre consolation", dit-il dans Luc, 6, 24. Et plus loin (18, 24-25) : "Qu’il est difficile à ceux qui ont des richesses de pénétrer dans le Royaume de Dieu ! Oui, il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu" (2).
Cette condamnation de l’argent est liée aux aspects dualistes du christianisme primitif : "La morale chrétienne, qui souligne l’opposition entre la chair et l’esprit, entre l’Eglise et le monde, présente des tendances dualistes très affirmées. Elle encourage l’esprit d’ascèse et de mortification. On demande aux fidèles (…) de renoncer au "siècle" (…) de bannir le luxe et la recherche du gain" (3). Exaltation de la pauvreté et dénonciation de la richesse, source de péché – comme tout ce qui se relève d’un monde corrompu, intrinsèquement vicié par sa nature même – voilà qui a de quoi plaire aux déshérités et déracinés qui constituent l’essentiel des premiers groupes chrétiens. Au jour du Jugement, ce qui est au-dessus sera au-dessous, et ils contempleront avec jubilation, eux, les élus - élus parce que pauvres -, les affres de ceux qui, aujourd’hui, les dominent, les narguent et les écrasent de leurs richesses. Ceux qui ont de l’argent périront par l’argent, et ce sera justice.
Tout au long des siècles médiévaux, la suspicion à l’égard de l’argent se maintient au sein du catholicisme. Elle est particulièrement nette dans les milieux monastiques, où elle repose sur des fondements doctrinaux fréquemment rappelés. Pourquoi l’argent est-il le mal (au point que, parmi les trois vœux que prononce tout religieux, figure celui de pauvreté ?) Parce qu’il est l’expression d’une affirmation de l’homme, de sa volonté de puissance face à Dieu. La négation de l’argent, la pauvreté, sera donc une qualité de nature spirituelle bien plus que matérielle. Et l’analyse des mots utilisés, dans le christianisme, pour exalter la pauvreté, est à ce sujet très éclairante. En faisant référence aux sources bibliques, « une première approche du vocabulaire hébraïque, note Jean-Louis Goglin (4), insiste sur le passage d’une réalité économique et sociale à une attitude de l’âme. On part du concret, qui est une pénurie matérielle, pour accéder à une attitude toute d’humilité devant le Dieu d’Israël, et cette interprétation l’emporte ».
La figure biblique de Job est à ce point exemplaire. Lui qui "possédait 7000 moutons, 3000 chameaux, 500 paires de bœufs, 500 ânesses et une très nombreuse domesticité" (Job, 1, 3) est mis à l’épreuve par Dieu. Il perd tous ses biens, et voit même disparaître ses enfants. Il accepte la volonté divine dans un premier temps. Puis, frappé dans sa chair, il s’insurge contre le fait d’avoir été puni sans raison, lui qui a toujours été un juste. Enfin il retrouve la voie de l’humilité, il en vient à accepter ce qu’il ne peut comprendre, il renonce à demander des explications à Dieu, il s’en remet à Lui : il est devenu pauvre en esprit (et il en sera récompensé). Car c’est ce qui est le plus important, pour le Dieu biblique : que cet homme, victime d’une apparente injustice, fasse abstraction de lui-même, accepte, lui qui n’est rien – puisqu’il n’est qu’homme -, que Dieu soit Tout, au-dessus de toute logique, au-delà de toute raison, de toute justification.
L’argent, tout argent, en tant que signe d’une puissance qui peut se dresser contre Dieu, prétendre contester son omnipotence parce que capable d’agir sur les choses, sur l’ordre du monde, contient donc en germe la déviance suprême, le péché d’orgueil, le Veau d’or. L’argent est outil d’émancipation d’un homme qui, par lui, revendique sa capacité de créateur – et conteste donc tout à la fois sa nature de créature et le fait qu’il n’y ait qu’un seul créateur, le Tout-Puissant, Dieu d’Israël. L’argent, ainsi, est païen. L’argent maudit est, aussi, symbole et prix de la trahison : Judas est payé de "trente pièces d’argent" (Mathieu, 27, 3).
Le rejet de l’argent va donc caractériser, parmi les chrétiens, les purs – ceux qui refusent de transiger avec l’ordre d’un monde terrestre marqué par le péché. Ils sont conscients de constituer « l’avant-garde du peuple de Dieu, déjà parvenue aux portes du Royaume » (5) Dans le silence des cloîtres, on médite sur la nécessité du mépris du monde, ce contemptus mundi que prônent saint Anselme, Jean de Fécamp, Bernard de Morlaas et bien d’autres auteurs, s’appuyant à l’envi sur un Evangile de saint Jean dont on retient surtout la condamnation sans appel d’un monde marqué par le mal. Ermites retirés dans leurs solitudes forestières ou croisés en guenille partant vers Jérusalem (l’un des chefs improvisés de la "croisade populaire" est appelé, significativement, "Gautier Sans Avoir"), ils gagnent leur paradis par la rupture avec les biens matériels. Et si, au passage, la croisade populaire se livre à des pogroms, c’est bien sûr parce que les Juifs sont le peuple déicide mais aussi – et peut-être surtout – parce qu’ils sont les hommes de l’argent, ceux qui vivent par et pour le commerce de l’argent. Dans une société, notons-le, où l’argent (en tant qu’espèces) joue, depuis le haut Moyen Age, un rôle réduit dans l’économie. Mais peu importe la quantité de numéraire en circulation. C’est sa signification idéologique qui compte.
C’est ce qu’ont bien compris les groupes qui contestent une Eglise dont la richesse, alors même qu’elle en condamne le principe, s’étale avec impudence. "Pauvres de Lyon" (qu’on appellera bientôt "vaudois", du nom de leur fondateur), cathares languedociens, "Humiliés" de Lombardie : tous affirment vouloir vivre la pauvreté évangélique, mettre leurs pas dans ceux des Apôtres. Accusés d’hérésie, ces groupes sont persécutés : l’Eglise n’admet pas que l’on prétende pratiquer certaines valeurs en dehors des cadres qu’elle a tracés et qui lui permettent de canaliser et contrôler les "vocations". Par ailleurs il est hors de question de laisser les hérétiques s’emparer d’un thème aussi mobilisateur, aussi "porteur", dans les masses, de celui de la sainte pauvreté. Surgissent donc des "ordres mendiants", qui doivent incarner l’exigence de pauvreté replacée dans les cadres institutionnels de l’Eglise, en utilisant les formes d’action pratiquées par les hérétiques et qui frappent l’imagination des bonnes gens : vêtements d’une extrême simplicité, repas frugaux obtenus de la charité publique, etc. L'histoire des ordres mendiants sera cependant agitée : les Franciscains, en particulier, seront vite divisés sur l’acception que l’on doit donner au terme de "pauvreté" (faut-il ou non conserver le point de vue très rigoriste du fondateur, François d’Assise ? Et refuser, par exemple, la compromission qui consisterait, en jouant sur les mots, à accepter des donations faites non à des individus mais à la communauté ? Certains Franciscains, refusant de tricher, de transiger avec l’idéal originel de leur ordre, se verront acculés, du coup, à l’hérésie). Eternel dilemme, pour l’Eglise : comment prendre en mains une société si on n’y est pas pleinement immergée – avec toutes les adaptations que cela suppose ?
L’Eglise répond par l’ambiguïté, le compromis, quelquefois le paradoxe. En particulier lorsqu’il s’agit de prendre en compte l’homme d’argent par excellence, le marchand. Question brûlante, à partir du XIIIe siècle, où l’essor des villes, du grand commerce, d’une économie redevenue monétaire donne au marchand un rôle de premier plan (le fondateur des Franciscains, rappelons-le, était fils d’un riche marchand d’Assise ; Pierre Valdo, avant sa "conversion" qui allait le conduire à l’hérésie, était un puissant marchand lyonnais). Mais le problème est aussi vieux que le christianisme lui-même. Il est posé dès les premiers siècles de l’ère chrétienne, lorsque, l’Eglise se développant grâce à l’habile propagande d’intellectuels ralliés à sa cause, aux pauvres hères qui constituaient les premières recrues de la nouvelle secte sont venus s’adjoindre des hommes et des femmes de milieux aisés, voire opulents.
C’est à ceux-là que s’adresse un Clément d’Alexandrie, au début du IIIe siècle. En leur expliquant qu’il faut savoir interpréter les solennelles condamnations portées par Jésus contre les riches. Il faut se livrer à une exégèse. Par exemple, cette terrible phrase mentionnée dans Luc et Marc ("Il est plus facile à un chameau…") qui fait frissonner, dans l’auditoire de Clément, riches hommes d’affaires alexandrins et jolies femmes couvertes de bijoux… Eh bien, assure Clément, "il ne faut pas la prendre étourdiment à la lettre !" (6). Que les riches se rassurent : "L’effroi dont ils tremblent est dépourvu de fondement et il ne tient qu’à eux d’être reçus dans la joie du Seigneur !". Tout est affaire d’interprétation, du sens que l’on donne aux mots. Ainsi, quand Jésus répond à un riche qui lui demandait comment gagner la vie éternelle : "Vends ce que tu possèdes, distribue-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel ; puis viens et suis-moi". Restons calme, dit Clément, et évitons les contresens : "Que veulent dire ces mots ? Certains les prennent à la lettre et croient que le Maître nous ordonne d’abandonner tous nos biens et d’y renoncer définitivement, alors qu’ils veulent seulement extirper nos préjugés sur la richesse, notre passion, notre rage, notre angoisse, ces épines qui déchirent nos existences… Elle n’est point d’un grand exemple, cette pauvreté inconsidérée qui ne regarde pas à la vie éternelle. Les pauvres hères qui mendient et traînent sur nos routes, sans rien savoir de Dieu ni de sa justice, sur le seul motif de leur misère, de leur indigence et de leur dénuement absolu, seraient les plus heureux et les plus chrétiens des hommes et mériteraient seuls la vie éternelle ? Ce n’est point une grande innovation que de renoncer aux richesses et de les distribuer aux besogneux et aux indigents. Beaucoup l’ont fait avant la venue du Sauveur… Quel est donc ce précepte nouveau qui ne vient que de Dieu et qui donne la vie, miracle impossible aux anciens ?… Il veut que nous purifions nos âmes et nos cœurs des passions, que nous déracinions et jetions loin de nous les choses étrangères". Autrement dit – et en clair : ce qui compte c’est d’être pauvres "en esprit". Et bien sûr, de savoir faire de larges aumônes. Qui trouveront leur juste récompense. Clément engage sans complexe ses auditeurs à faire un judicieux calcul pour se réserver, grâce à leur argent (une partie de leur argent, n’exagérons rien…) une place parmi les élus : "O le beau commerce ! O le divin marché ! On achète l’immortalité pour de l’argent, on échange les biens caducs de ce monde contre une éternelle demeure dans les cieux !". Que les riches, complexés par leur richesse et soucieux de leur salut, s’en remettent aux conseils d’hommes d’Eglise qui sauront trouver la réponse adéquate à leurs préoccupations, qui seront leurs directeurs de conscience : "Il est par conséquent indispensable, vous qui vous enorgueillissez de votre puissance et de votre richesse, que vous choisissiez pour directeur un homme de Dieu qui fera office de maître de gymnase et de timonier".
On peut considérer que l’Eglise établit, dès la fin de l’Antiquité, vis-à-vis du monde de l’argent, le compromis qu’elle réalise par ailleurs avec le pouvoir d’Etat, à partir de Constantin – et avec le principe de la guerre et la figure du guerrier (7). C’est-à-dire qu’elle utilise un double langage (l’un ou l’autre étant privilégié, mis en avant, selon les circonstances, les opportunités). Ainsi, si l’on prend au pied de la lettre certains textes, l’Eglise met à l’index le marchand et "l’état de marchandise". Ces textes sont résumés par une phrase, souvent citée, qu’on peut relever dans une addition au décret de Gratien (8) : "Le marchand ne peut plaire à Dieu – ou difficilement". Jacques Le Goff (9) remarque : "Les documents ecclésiastiques – manuels de confession, statuts synodaux, recueils de cas de conscience – qui donnent des listes de professions interdites, illicita negocia, ou de métiers déshonorants, inhonesta mercimonia, y font presque toujours figurer le commerce". On s’appuie souvent sur une phrase d’une décrétale du pape saint Léon le Grand, qui affirme : "Il est difficile de ne pas pécher quand on fait profession d’acheter et de vendre". Saint Thomas d’Aquin estime que "le commerce considéré en lui-même, a un certain caractère honteux". Le marchand se retrouve sur la même liste d’infamie, établie par l’Eglise (et dont l’application se perpétuera, au moins en théorie, au-delà du Moyen Age), que les prostituées, jongleurs et comédiens, cabaretiers, chirurgiens, bouchers, soldats, etc.
Pourquoi cette mise en quarantaine ? Parce que le but du commerce est le gain, son motif la soif de l’argent. Le commerce, assure saint Thomas, "est blâmé à bon droit parce que de lui-même il satisfait à la convoitise du lucre qui, loin de connaître quelque borne, s’étend à l’infini". L’une des figures les plus caricaturées, dans la littérature médiévale, est celle du marchand qui ne vit que pour son or. Le héros du Credo de l’usurier, qui va mourir, fait apporter devant lui un amas de monnaies, qui sera sa dernière vision, et demande à être enterré avec son plus gros sac d’argent (c’est l’arrière-grand-père d’Harpagon…) ! A San Gimignano, les fresques réalisées par Taddeo di Bartolo représentent la danse des damnés, où les marchands sont en bonne place, leur argent dans les bras et torturés par des diables grimaçants.
Cupide, le marchand est tenté de pratiquer l’usure (l’Eglise entend par là toute transaction entraînant le paiement d’un intérêt). Or l’usure est formellement condamnée par les autorités ecclésiastiques, qui invoquent deux versets du Deutéronome (XXIII, 19-20) : "Tu n’exigeras de ton frère aucun intérêt ni pour argent ni pour vivres, ni pour aucune chose qui se prête à intérêt". (Les auteurs qui font référence à ce texte biblique oublient en général de citer le verset suivant : "A un étranger, tu feras des prêts à intérêt, mais à ton frère tu n’en feras pas"…). Reprenant à son compte l’opinion d’Aristote, saint Thomas, dans sa Somme théologique (question 78) dénonce l’auto-fructification de l’argent comme un acte contre nature, le bénéfice obtenu par le prêt à intérêt n’étant pas le fruit d’un travail. Par ailleurs – et c’est là une raison idéologiquement déterminante – par la pratique de l’intérêt on vend du temps (puisque c’est le laps de temps qui s’écoule entre le prêt et le remboursement qui produit, seul, la somme d’argent que représente l’intérêt). Or le temps ne peut, ne doit appartenir qu’à Dieu. On retrouve ici le vieil interdit biblique : l’homme qui revendique l’appropriation du temps, et aussi de l’espace – donc de l’histoire – blasphème à la face de Dieu.
Et pourtant, malgré injonctions et tabous, le marchand vit pour l’argent. Qu’il soit d’Arras – "on y aime trop l’argent", dit au XIIIe siècle Adam de la Halle –, de Florence – où Dante dénonce "une gent cupide, envieuse, orgueilleuse", vivant pour le seul florin, cette "fleur maudite" -, de Toulouse ou de Rouen, comme ces marchands étudiés par Philippe Wolff (10) et Michel Mollat (11), le négociant médiéval partage le point de vue de ce Florentin du XIVe siècle qui affirme sans complexe : "Ton aide, ta défense, ton honneur, ton profit, c’est l’argent". Dans la mentalité marchande qui s’affirme, l’argent est, selon la formule de Michel Mollat, "le fondement d’une société". D’où une morale où prévaut un égoïsme tranquille. "Tu ne dois pas servir autrui pour te desservir dans tes propres affaires" assure Paolo di Messer Pace da Certaldo. Et un individualisme qui rejette toute solidarité communautaire, qu’elle soit corporative, municipale ou même familiale. Lorsqu’il s’agit de choses sérieuses – c’est-à-dire de ses affaires – le bon marchand, le marchand efficace ne doit faire confiance à quiconque. Au XVe siècle, Léon Battista Alberti lui recommande de dissimuler à ses proches les tenants et aboutissants des opérations qu’il mène (attention aux confidences sur l’oreiller !) et lui conseille d’aménager dans sa maison portes et escaliers dérobés, pour dissimuler, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, la qualité des gens que l’on reçoit, clients, informateurs, complices plus ou moins avouables. Et puis foin de vains scrupules : tout est bon pour "faire de l’argent". Un Florentin du XIVe, auteur de Conseils au marchand, trouve une précieuse justification dans la Bible : "Les cadeaux rendent aveugles les yeux des sages et muette la bouche des justes" (Deutéronome, XVI, 19).
Il y a là, apparemment, de quoi étayer et justifier les prétentions de l’Eglise à l’égard des hommes d’argent. Mais il y loin des principes aux réalités. Car, dans les faits, l’Eglise participe pleinement au monde de l’argent. Nous avons vu, plus haut, quelle argumentation utilisait Clément d’Alexandrie. Ce prélat mondain, soucieux d’apaiser la conscience de ses riches fidèles, aura de nombreux successeurs. Illustre exemple : au IIIe siècle, Calixte, esclave chrétien qui deviendra pape, dirige pour le compte de son maître Carpophore une banque à clientèle chrétienne. Il n’a apparemment pas de complexes à recevoir des dépôts qui sont ensuite placés à intérêt auprès des juifs de Rome.
L’Eglise médiévale, certes, tonne contre l’usure (tout en utilisant largement les services, en particulier au moment de la papauté d’Avignon, d’usuriers juifs que leur religion met à l’abri des réglementations chrétiennes). Mais dans la vie quotidienne, elle n’intervient pratiquement pas contre les procédés usuraires, sauf lorsque ses intérêts sont en jeu. "Le plus souvent, note Jacques Le Goff, l’Eglise ferme les yeux" (12). Elle feint d’ignorer les multiples astuces trouvées par les marchands pour tourner l’interdit officiel. "Quand la lettre était respectée, l’Eglise acceptait plus facilement que l’esprit fût trahi. Tantôt l’intérêt payé par l’emprunteur était présenté comme un don volontaire, tantôt il prenait la forme d’une amende payée à l’expiration du délai de remboursement fixé exprès à une date trop rapprochée, amende forfaitaire payée annuellement en échange de laquelle les Lombards (13) recevaient une licence autorisant la pratique des opérations théoriquement interdites. Parfois l’usure était camouflée de telle sorte qu’il était très difficile de la déceler, comme dans le cas du change sec s’opérant à l’aide d’une lettre de change fictive mentionnant des opérations de change qui n’étaient pas réellement effectuées."
Cynisme intéressé. L’Eglise, riche, très riche, apporte une justification théologique à l’argent (qu’elle vilipende dans d’autres textes : la tradition du double langage). La monnaie est, écrit Thomas d’Aquin, "la mesure de la valeur des choses" ; elle sert, ajoute-t-il, d’intermédiaire des échanges, et elle est une réserve de valeur, "un lien pour l’homme entre le présent et l’avenir" - saint Albert le Grand en est d’accord, lui aussi. Il est significatif que, dans le mouvement d’expansion monétaire qui marque l’économie de l’Europe occidentale aux XIIe et XIIIe siècles, une place de premier choix soit occupée par les grandes seigneuries ecclésiastiques. L’exemple de Cluny, bien étudié par Georges Duby (14), est frappant. Dès le début du XIIe siècle, la grande abbaye bénédictine accumule de nouvelles ressources en monnaie, provenant des prestations annuelles en argent fournies par ses très nombreuses filiales (implantées en plusieurs pays d’Europe) et des aumônes en numéraire (à lui seul, le don annuel des rois espagnols procure une masse d’or valant au moins 400 livres clunisiennes…). De ces ressources métalliques, la plus grande partie n’est pas capitalisée : "Mieux vaut, disait l’abbé Hugues, dépenser l’or et l’argent que de les garder intacts et tout rutilants". Du coup, Cluny attire les marchands, qui viennent peupler l’active ville commerçante développée autour de l’abbaye. Les âpres critiques d’un saint Bernard, dénonçant l’opulence, le goût du luxe, l’âpreté au gain des clunisiens ne seront pas sans fondements…
Dans les grandes entreprises de défrichement, qui associent souvent plusieurs "entrepreneurs-promoteurs" - une maison religieuse et un seigneur laïc – (contrats de pariage), presque toujours le laïc apporte la terre et les droits de ban sur l’espace à défricher, tandis que les religieux fournissent l’argent (15). Elle-même puissance d’argent, l’Eglise s’appuie sur la force montante de la classe sociale qui incarne le pouvoir de l’argent – la bourgeoisie marchande. A la fin du XIe siècle, le pape Grégoire VII somme, sous menace d’excommunication, le roi de France Philippe Ier de rendre à des marchands italiens, peu scrupuleux, les marchandises qu’il leur a confisquées (16). C’est la première d’une longue liste de mesures par lesquelles l’Eglise prend sous son aile les marchands. Ainsi, en 1179, le concile de Latran, réglementant la trêve de Dieu, ordonne aux chevaliers de considérer comme intouchables, en priorité, les clercs et les marchands. En lutte contre la féodalité laïque et des souverains qui refusent la théocratie pontificale, le courant ecclésiastique incarné par Grégoire VII (et qualifié, de ce fait, de "grégorien") va "chercher des alliés dans le monde de l’argent, du commerce, auprès de marchands, puissances nouvelles" (Jacques le Goff). Autrement dit, l’Eglise joue la carte d’une nouvelle société, marquée par la montée en force de l’argent et des hommes d’argent, contre l’ancienne société terrienne et guerrière. C’est, bel et bien, une révolution culturelle. Et c’est aussi, pour reprendre l’expression de G. Le Bras (historien renommé et chrétien convaincu), "l’usure au service de l’Eglise".
L’Eglise participe d’ailleurs directement au commerce de l’argent : "De même que les monastères, pendant le Haut Moyen Age, avaient pu jouer le rôle d’établissements de crédit, ceux des abbés et des évêques qui possédaient des capitaux suffisants, faisaient au mépris des interdictions, office de prêteurs, d’usuriers. Tolérés souvent, ils agissaient parfois au grand jour (…) L’Eglise, de la compromission avec la féodalité, passa à la compromission avec le capitalisme" (17). On sait quel rôle de pionnier, en matière de techniques bancaires, a joué l’ordre du Temple (18). Et c’est le franciscain Luca Paciolo qui écrit le premier traité, en 1494, sur la comptabilité en partie double (19).
L’Eglise a ainsi réalisé au cours des derniers siècles du Moyen Age, comme l’écrivent si pudiquement des auteurs chrétiens, "une certaine adaptation aux nouvelles conditions économiques" (20). Mais avec les siècles modernes, le rapport du christianisme à l’argent prend une nouvelle dimension. Par l’encyclique Vix pervenit de Benoît XIV (1745), reconnaissant la licité du prêt à intérêt, l’Eglise catholique entérine avec beaucoup de retard, au plan des principes, une réalité qu’elle vivait depuis des siècles.
Mais surtout le christianisme est désormais pleinement confronté au capitalisme – aux réalités du capitalisme et à la mentalité qui les sous-tend – mentalité qui "regarde le gain comme une fin en soi et l’accroissement de la richesse comme le but de la vie terrestre", et qui "n’envisage pas que la recherche des biens matériels puisse être un obstacle à l’entrée au paradis après la mort" (21). Se pose ici la question du rôle du protestantisme : est-il responsable, d’une certaine façon, de l’avènement d’un tel état d’esprit ? Le sujet a été débattu par de nombreux auteurs (22).
On sait que Marx fait commencer l’ère capitaliste au XVIe siècle (23). Le siècle de la Réforme serait, pour Max Weber, celui qui aurait aussi légitimé l’esprit capitaliste, essentiellement grâce à Calvin. Les calvinistes, acceptant le principe du prêt à intérêt, auraient justifié les activités lucratives par la notion de "vocation" et le dogme de la prédestination : en lui envoyant le succès en affaires, Dieu désigne clairement celui qu’il a décidé de ranger parmi ses élus. A un individualisme religieux correspond un individualisme économique et social.
W. Sombart attribue, lui, la source de l’esprit capitaliste au judaïsme. Avant lui, Ernest Renan écrivait déjà : "Le saint-simonisme et le mysticisme industriel et financier de nos jours sont sortis pour moitié du judaïsme" (24). Mais, fait remarquer Louis Rougier, le protestantisme n’est-il pas un nouveau judaïsme ? (25). Il semble conforté par certains auteurs juifs. Ainsi, assure Bernard Lazare, "la Réforme en Allemagne comme en Angleterre, fut un de ces moments où le christianisme se retrempa aux sources juives. C’est l’esprit juif qui triomphe ave le protestantisme". Et Henri Heine : "Un protestant, c’est un catholique qui quitte l’idolâtrie trinitaire pour marcher vers le monothéisme juif".
En fait, bien avant la naissance de la Réforme, certains catholiques avaient entrepris la justification idéologique du précapitalisme. Dans un poème qu’il consacre aux marchands, un chanoine de Tournai, au XIVe siècle, explique en quoi les nécessités du grand commerce international sont voulues par Dieu (26). Un exemple parmi tant d’autres… Par ailleurs, il faut rappeler que si Calvin accepte, sous certaines formes, le prêt à intérêt, nombre d’autres réformateurs – et Luther le tout premier – y sont hostiles. De plus la doctrine capitaliste du "laissez-faire" a fleuri dans les milieux du protestantisme puritain après Calvin. Il reste, cependant, que parce qu’elle a "en quelque sorte laïcisé la sainteté" (27), la Réforme a apporté avec elle une mentalité nouvelle. Et "pour triompher, le capitalisme avait, en tout cas, besoin de cette mentalité nouvelle comme il avait besoin de la réconciliation théologique entre la religion et l’argent qu’a apportée Calvin" (28). C’est en cela, sans doute, que le protestantisme mérite le plus d’être présenté comme un prolongement et une résurgence, au sein du christianisme, du vieux fond judaïque. Car, comme pour le marchand puritain de Boston, « pour le génie juif le profit économique (et sa maximisation) n’est rien d’autre que le substitut matériel de la récompense divine – au sens allégorique de la terre de Chanaan – ou, de façon réversible, la récompense divine, la métaphore du rapport d’échange mercantile » (29). Dieu est d’abord "un dieu comptable".
Aujourd’hui reste posée avec acuité la question des rapports entre argent et christianisme. Les vicissitudes des intérêts bancaires du Saint-Siège (30), spectaculairement mises en évidence par des scandales politico-financiers (krach du Banco Ambrosiano, mort mystérieuse de Roberto Calvi, etc.) contrastent étrangement avec les proclamations d’une "théologie de la libération", destinée aux peuples démunis du Tiers monde et qui en appelle au message d’un Christ pauvre parmi les pauvres. Mais est-ce un hasard si, au moment où le cardinal Joseph Ratzinger, préfet de la congrégation romaine pour la doctrine de la foi, dénonce avec violence les théologiens de la libération (31), le Père Juan Miguel Garrigues publie un livre où, au nom de l’anti-communisme est exaltée l’intrinsèque communauté de vue entre christianisme et capitalisme libéral ? (32). Le christianisme, depuis bientôt vingt siècles, oscille en permanence entre un idéal de détachement, d’ascèse, et la volonté de puissance de l’institution ecclésiale. Celle-ci l’a toujours, en dernier ressort, emporté.
Ainsi aujourd’hui triomphe le reagano-papisme. Au-delà des divergences – insurmontables - que l’on a avec eux quant à leur idéologie, on peut admirer la force morale des chrétiens qui, de François d’Assise ou de Vincent de Paul aux prêtres-ouvriers et aux prêtres-guerilleros, ont voulu vivre un christianisme en rupture avec l’argent alors que l’Eglise, leur Eglise, a depuis bien longtemps fait le choix inverse. Parce qu’il faut bien vivre, ont toujours expliqué les habiles… Vivre, mais à quel prix ? Au prix de son âme ? C’est cher payé.
1 - Epître de saint Jacques, traduction de la Société biblique de Jérusalem, Cerf, 1956.
2 - Même affirmation, mot pour mot, dans Marc 10, 23-25.
3- Marcel Simon et André Benoît, Le judaïsme et le christianisme antique, PUF, 1968.
4 - Jean-Louis Goglin, Les misérables dans l’Occident médiéval, Seuil, 1976.
5 - André Vauchez, La spiritualité du Moyen Age occidental, PUF, 1975.
6 - Le texte de Clément d’Alexandrie, Quel riche peut être sauvé ?, a été traduit par F. Quéré-Jaulmes dans Riches et pauvres dans l’Eglise ancienne, Grasset, 1962. Il est cité par Michel Clévenot, Les Chrétiens et le pouvoir, Fernand Nathan, 1981.
7 - Cf. Pierre Vial, L’idéologie de guerre sainte dans l’Europe médiévale et l’ordre du Temple, in Etudes et recherches, 2, automne 1983.
8 - On appelle décret de Gratien la collection de textes canoniques (le droit canon est l’ensemble des règles juridiques et des pratiques coutumières organisant la vie de l’Eglise) mise au point, vers 1140, par le moine camaldule Gratien, sous le nom de concordia discodantium canonum. Cette classification et synthèse de textes nombreux, divers – voire divergents -, émanant des conciles et des Pères de l’Eglise, est vite devenue la référence de base en matière de droit canonique. Elle a été mise à jour et complétée au XIIIe siècle.
9 - Jacques Le Goff, Marchands et banquiers du Moyen Age, PUF, 1962.
10 - Philippe Wolff, Commerces et marchands de Toulouse (vers 1350-vers 1450), Plon, 1954
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Michel Mollat, Le commerce maritime normand à la fin du Moyen Age, Plon, 1952
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Jacques Le Goff, op. cit.
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Les Lombards étaient, avec les Juifs, les spécialistes du commerce de l’argent.
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Economie domaniale et économie monétaire ; le budget de l’abbaye de Cluny entre 1080 et 1155 dans Annales. E.S.C., 1952.
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Cf. Georges Duby, L’économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiéval, 2 vol., Aubier, 1962.
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L’historien américain Roberto Lopez a montré le rôle déterminant joué par les monnayeurs dans le succès de Grégoire VII. Certains auteurs assurent que ce pape était l’arrière-petit-fils de Baruch le Banquier, Juif qui s’est fait baptiser, en 1030, à l’âge de soixante-dix ans. Au XIIIe siècle, le pape Innocent IV est, lui, issu de la grande famille marchande génoise des Fieschi.
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Jacques Le Goff, op. cit. H. Lüthy, La banque protestante en France, 1959-1960, note de son côté : « La condamnation dogmatique de « l’usure », trouée de toutes parts, se dégradait en manteau d’hypocrisie, charitablement jeté en manteau d’hypocrisie, charitablement jeté sur toutes les pratiques de l’usure vraie ».
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Cf. Jules Piquet, Des banquiers au Moyen Age : les Templiers. Etude de leurs opérations financières, Hachette, 1939. Et M.A. Tessier, Des comptables au Moyen Age : les Templiers dans Bulletin de la société de comptabilité en France, n° 222, mars 1968.
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Cf. Gérald Hervé, Le mensonge de Socrate, L’Age d’homme, 1984.
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Cent points chauds de l’histoire, Desclée de Brouwer, 1979. Les auteurs de cet ouvrage, au nombre d’une quarantaine, appartiennent aux « Equipes Résurrection », qui regroupent des catholiques militant en milieu universitaire.
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Jean Delumeau, Naissance et affirmation de la Réforme, PUF, 1968.
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Parmi les principaux : Werner Sombart, Le Bourgeois, 1913, traduc. franç. Payot, 1928, rééd. 1966 ; Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1904, trad. franç. 1964 ; R.H. Tawney, La religion et l’essor du capitalisme, 1926, trad. franç. 1951.
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Karl Marx, Le capital, éd. de la Pléiade, Gallimard, 1963
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Ernest Renan, L’Ecclésiaste, Calmann-Lévy, 1881.
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Le protestantisme et la philosophie de l’histoire, dans Mercure de France, janvier 1929.
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Cf. Jacques Le Goff, op. cit.
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Jean Delumeau, op. cit.
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Ibid.
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Gérald Hervé, op. cit.
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Les finances du Saint-Siège constituent depuis toujours ce que Charles Pichon appelle joliment « le royaume inconnu », au sein de l’organisation pontificale. Cf. Charles Pichon, Le Vatican, Fayard, 1960. Paul Poupard, recteur de l’Institut catholique de Paris et Pro-Président, à Rome, du Secrétariat pour les Non-Croyants, reconnaît (Le Vatican, PUF, 1981) l’absence totale d’information officielle, de source vaticane, aussi bien quant au contenu de l’administration financière qu’en ce qui concerne les sommes manipulées.
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Cf. Le Monde, 6 avril 1984.
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Juan Miguel Garrigues, L’Eglise, la société libre et le communisme, Julliard, 1984.
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Eléments – N°42 – Juin 1982
Le 11 janvier 1982, devant le comité central du parti communiste italien, Enrico Berlinguer dénonçait en ces termes le modèle soviétique du socialisme : "La praxis de transformation et de création d'idées et de faits nouveaux a été remplacée par une sorte de credo idéologique nommé marxisme-léninisme, conçu comme un corps de doctrine ossifié, quasiment métaphysique, destiné à garantir un type de structure économico-politique, un modèle universellement valable pour les différentes réalités". Et, en récusant cette scolastique socialiste, Berlinguer condamnait "la prédominance d'un dogmatisme obtus poussant jusqu'au fanatisme - risque auquel les conceptions égalitaristes sont particulièrement exposées, comme on l'a vu pendant des siècles de christianisme" (Le Monde, 13 janvier 1982). La controverse entre Soviétiques et communistes réformistes d'Europe du Sud (l'Espagnol Carrillo partage largement l'analyse de Berlinguer) a ainsi amené l'un des protagonistes à rappeler quelle profonde identité idéologique rapproche le christianisme et certaines formes de socialisme.
Il est deux grands types de socialisme. L'un est communautaire, organique, hiérarchique, réalitaire ; c'est un socialisme de producteurs, où dominent les devoirs de la personne à l'égard de la communauté. L'autre est massiste-individualiste, bureaucratique, égalitaire, utopiste et dogmatique; c'est un socialisme de consommateurs, où dominent les droits de l'individu sur la collectivité. C'est celui-ci qui s'est imposé électoralement en France depuis un an. Ses racines chrétiennes sont évidentes.
Le christianisme primitif se définit d'abord comme un modèle de contre-société, marqué par l'impératif égalitaire. "Les croyants mettaient tout en commun ; ils vendaient biens et propriétés et en partageaient le prix entre tous selon les besoins de chacun" (Actes des Apôtres, 2, 44-45). Ce "communisme évangélique" était, selon l'expression de Kautsky, "uniquement un communisme de consommation". Il exige le dépouillement des riches, qui sont dénoncés en tant que tels et sommés - s'ils veulent avoir une chance d'être sauvés - d'abandonner toute marque de supériorité. Les riches, les puissants - ceux qui "ont réussi" - sont condamnés par Jésus lui-même en des termes dépourvus d’ambiguïté : "Malheur à vous, les riches, car vous avez votre consolation. Malheur à vous, qui êtes repus maintenant, car vous aurez faim. Malheur à vous, qui riez maintenant, car vous connaîtrez le deuil et les larmes" (Luc, 6, 24-25).
Si les riches ne sont pas convaincus de la nécessité de céder volontairement leurs biens à la caisse commune, il est licite, pour les justes, d'en opérer la "récupération". L'Evangile de Luc (19, 33-34) montre les disciples de Jésus allant, sur son ordre, s'emparer d'un ânon attaché devant une maison, pour servir de monture à leur chef. Les maîtres de l'animal s'étonnant - "Mais de quel droit détachez-vous cet ânon ?" -, les disciples répondent, comme le leur a prescrit Jésus : "C'est que le Seigneur en a besoin". "En s'emparant du bien d'autrui, note Gérard Walter (1), pour les besoins de leur cause, les personnages du récit de Saint Luc ne faisaient que passer de la parole aux actes et mettre en application l'un des principes de la doctrine chrétienne".
C'est un esprit de haine de classe que développe un texte célèbre, L'Epître de saint Jacques, que Charles Guignebert considère "comme le manifeste de toute l'Eglise primitive de Jérusalem". Cette Epître, intégrée dans la collection des livres canoniques, affirme aux pauvres qu'eux seuls sont les justes, les élus, les aimés de Dieu, les "héritiers du Royaume". Ils doivent faire front contre les riches, coupables tout à la fois d'accaparement des capitaux, d'exploitation des ouvriers agricoles, d'abus des jouissances matérielles et, surtout, d'avoir assassiné Jésus-Christ. Ils vont payer, ces riches, au jour du Jugement...
Saint Jacques leur lance, avec jubilation : "Eclatez en pleurs, sanglotez sur les malheurs qui vont vous arriver. Vos richesses sont pourries, vos vêtements rongés de vers. Votre or et votre argent sont dévorés par la rouille, et leur rouille témoignera contre vous et dévorera vos chairs comme un feu. Vous avez thésaurisé dans les derniers jours ! Voici que crie le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont fauché vos champs, et les clameurs de ces moissonneurs sont parvenues aux oreilles du Seigneur des Armées. Vous avez mené sur terre une vie de mollesse et de volupté, vous vous êtes repus au jour de carnage".
Cet état d'esprit de haine de classe est antérieur au christianisme qui, sur ce point comme sur bien d'autres, a été l'héritier d'une tradition multiséculaire propre au pays qui l'a vu naître. Le prophétisme biblique, en effet, s'attaque avec virulence aux riches et aux puissants. Les prophètes n'ont pas de mots trop durs pour fustiger ceux qui "foulent à terre la justice", "oppriment le juste", vivent dans "des maisons de pierres de taille" - alors qu'une vie vertueuse se passe sous la tente, dans le nomadisme. Ces hommes et ces femmes qui vivent dans la débauche, l'Eternel en personne se chargera de les punir et sa vengeance sera terrible. Il les traitera comme "des brebis qu'on doit égorger" et, "le jour du carnage", personne ne sera épargné : "Préparez le massacre des fils à cause de l'iniquité de leurs pères." Toute la classe des possédants devra disparaître : "Aucun d'eux ne pourra se sauver en fuyant. Aucun d'eux n'échappera." Ils ne pourront se dérober à la colère du Dieu jaloux : "S'ils pénètrent dans le séjour des morts, ma main les en arrachera. S'ils montent aux cieux, je les ferai descendre. S'ils se cachent au sommet du Carmel, je les y chercherai et je les saisirai. S'ils se dérobent à mes regards dans les fonds de la mer, là j'ordonnerai au serpent de les mordre".
La juste punition des méchants s'accompagnera de l'avènement d'une société où les bons trouveront leur récompense, grâce une organisation sociale ayant pour principe essentiel, selon le prophète Isaïe, l'égalitarisme (cet égalitarisme que des communautés prophétiques pratiquaient déjà dix siècles avant la naissance du christianisme). Tous les peuples se rallieront alors au seul Dieu, le Dieu d'Israël, Jahvé. Le monde sera unifié par la parfaite égalité qui y régnera. "Voici l'idéal social du prophétisme juif une sorte de nivellement général qui fera disparaître toutes les distinctions de classe et qui aboutira à la création d'une société uniforme" (2).
Les psaumes eux aussi, après les livres des prophètes, exaltent la sainte pauvreté. Ce sont les pauvres - et eux seuls - qui doivent former « le peuple de Dieu », alors que le riche est un impie, qui ne craint pas Dieu. "Il n'y a au fond, note Isidore Loeb, qu'un seul sujet dans les Psaumes, la lutte du Pauvre contre le Méchant, et le triomphe final du Pauvre dû à la protection de Dieu qui aime le Pauvre et déteste le Méchant".
Une abondante littérature messianique juive fleurit pendant les deux siècles qui précèdent la naissance du christianisme. Inspiration religieuse et revendication sociale s'y expriment, étroitement mêlées. Est particulièrement caractéristique, à cet égard, le Livre d'Hénoch. Il annonce une ère nouvelle qui sera inaugurée par l'extermination des puissants de ce monde. Sont rangés parmi les "ennemis du peuple" tous les propriétaires, "ceux qui possèdent la terre". La révolution sera faite par un Messie : "Le Fils de l'Homme fera lever les rois et les puissants de leurs couches, et les forts de leurs sièges il renversera les rois de leurs trônes et de leur pouvoir... il renversera la face des forts il les remplira de honte : les ténèbres seront leur demeure et les vers seront leur couche." Le Seigneur "les livrera aux anges pour châtiment, afin qu'ils les punissent, eux qui ont opprimé ses enfants et ses élus." Le châtiment, infligé avec "des instruments de supplice, des chaînes de fer qu'on ne pourrait peser" aura lieu "dans une vallée profonde où un feu flamboie ». Les pauvres, eux, « se lèveront de la terre, ils cesseront de baisser la face, et ils revêtiront des vêtements de gloire".
Dans la nouvelle société sans classes, toute tension, tout affrontement auront disparu : " Il n'y aura ni fer pour la guerre, ni étoffe pour les cuirasses de la poitrine ; le bronze sera inutile, l'étain ne servira de rien et le plomb ne sera pas recherché. Toutes ces choses seront détruites et anéanties sur la face de la terre lorsque apparaîtra l'Elu".
On voit, donc, quelle filiation doctrinale unit un égalitarisme qui s'exprime, pendant dix siècles, au sein du judaïsme et celui qui anime les premières communautés chrétiennes, nées dans un monde où l'agitation fiévreuse du messianisme débouche sur des perspectives de bouleversement social. C'est un socialisme du ressentiment qu'expriment les textes bibliques, puis chrétiens. Un socialisme reposant sur une vision du monde dualiste, où s'opposent le Bien et le Mal, les "pauvres et justes" aux "puissants et pécheurs" (pécheurs parce que puissants). C'est, en fait, l'attachement aux biens de ce monde, la volonté d'appartenance à ce monde - pour s'y imposer - qui sont mis en accusation. "Ames adultères, tonne saint Jacques, ne savez-vous pas que l'amour du monde, c'est la haine de Dieu ? Celui-là donc qui veut être ami du monde se rend ennemi de Dieu" (Epître, 4, 4).
Cette phobie du monde et de l'esprit de puissance peut déboucher - et a, historiquement, débouché - soit sur le renoncement au monde (d'ou le développement, au sein du christianisme, du monachisme), soit sur la volonté de transformer radicalement le monde, en détruisant l'ordre ancien, l'ordre des méchants, pour lui substituer un ordre nouveau, l'ordre des justes. L'espérance d'un ordre nouveau, où le règne de la justice résulterait de la suppression des différences, a couru à travers les siècles. Et, sans cesse, ce socialisme égalitaire s'est justifié en faisant référence au christianisme. Ceci bien que l'Eglise ait été amenée rapidement à mettre entre parenthèses l'égalitarisme du christianisme primitif. Du jour, en effet, où le christianisme est devenu la religion officielle, unique et obligatoire de l'Empire romain finissant (3), la hiérarchie catholique, inspiratrice et tutrice du pouvoir politique, a dû justifier un ordre social dont elle était désormais partie prenante - tout en entendant le contrôler et le dominer. D'ou la nécessité pour l'Eglise, qui voulait reprendre à son compte et à son profit la tradition d'ordre héritée de Rome, de réprimer des mouvements et revendications égalitaires, fauteurs de troubles, dénoncés comme hérétiques - mais s'affirmant, eux, comme les purs héritiers du message évangélique (4).
Il faut noter, cependant, que l'Eglise n'a jamais renoncé à intégrer dans son message et ses institutions - sous des formes strictement canalisées et maîtrisées (5) - un "socialisme évangélique" qui, elle le sait bien, a toujours fasciné les déshérités, les marginaux et les consciences tourmentées. D'où une savante dialectique, visant à faire cohabiter une idéologie égalitaire et des institutions d'ordre et de hiérarchie - bref, à concilier l’inconciliable.
Ce savant et délicat équilibre est recherché, déjà, chez les grands auteurs des premiers siècles chrétiens. Les uns, en effet, chantent les vertus de l'égalitarisme, les autres justifient une société hiérarchisée. Appartiennent à la première catégorie les apologistes Justin, Aristide, Athénagore, qui voulant expliquer aux païens quels sont les principaux mérites des chrétiens, affirment que ceux-ci "se font un bonheur de mettre leurs biens en commun". Mieux, l'égalitarisme débouche, selon eux, sur l'internationalisme: toute distinction de race et de nationalité est indue pour un chrétien, puisque tous les hommes sont frères, et Lactance n'hésite pas à définir le patriotisme comme "un sentiment essentiellement hostile et malfaisant."
Saint Cyprien, évêque de Carthage, assure que "tout possédant a le devoir de partager ses biens avec tous les membres de la communauté". Saint Grégoire de Nazianze rappelle qu'il n'y avait, au début de l'humanité - et de par la volonté de Dieu - ni riches ni pauvres; cette ère de bonheur par l'égalité a pris fin du jour où les distinctions sociales, la division en classes, l'appareil coercitif de l'Etat ont été institués. Quant à saint Jean Chrysostome, il considère que la propriété privée a toujours son origine dans quelque crime ou injustice :"Dieu dans son origine n'a certainement pas fait l'un pauvre et l'autre riche; il a donné à tous le même sol pour le posséder. La terre étant donc commune à tous, pourquoi en possèdes-tu tant d'arpents, lorsque ton prochain n'en a même pas une motte ? C'est mon père, dis-tu, qui me les a légués. Et lui de qui les avait-il reçus ? De ses ancêtres, sans doute. Mais en remontant la ligne des successions, on trouve nécessairement toujours un commencement où l'iniquité est la source de toute propriété" (6). Il n'y a qu'une solution : "Ce caractère d'iniquité ne peut disparaître qu'en mettant les biens en commun avec tous".
Ces thèses égalitaires, développées par de grands noms des lettres chrétiennes, auraient dû normalement déboucher sur un mouvement communiste, renversant - ou en tout cas essayant de renverser - l'ordre existant, avec la bénédiction de l'Eglise. Il n'en a rien été, bien sûr. Dans le même temps, en effet, où certains Pères exaltaient l'égalitarisme, d'autres justifiaient dans leurs écrits la propriété privée, la hiérarchie sociale - c'est le cas, par exemple, de saint Irénée - ou, surtout, montraient qu'il faut distinguer les principes moraux et les réalités sociales. Clément d'Alexandrie, saint Ambroise, saint Basile n'ont pas de mots trop durs pour les riches - surtout lorsqu'ils parlent devant des pauvres. Mais ils ajoutent immédiatement qu'il faut faire confiance à l'Eglise pour que les choses changent. Il faut prendre son mal en patience, et ne pas vouloir, orgueilleusement - l'orgueil est le péché suprême - se faire justice soi-même, alors que le plan de Dieu répondra forcément aux exigences de la justice.
C'est dans l'œuvre de saint Augustin qu'apparaît le plus nettement la double préoccupation d'affirmer les principes égalitaires et d'en reporter leur application à la Cité céleste. La clef de la dialectique augustinienne - qui sera reprise tout au long du Moyen Age, et même au-delà, par les autorités ecclésiastiques - est dans la distinction qui sert d'argument central à La Cité de Dieu : il y a le royaume de la terre et il y a le royaume du ciel. C'est ce dernier seulement qui compte pour les vrais chrétiens, les déshérités. Ils doivent prendre en patience leurs malheurs terrestres - qui sont, d'ailleurs, une occasion de rachat, pour préparer leur salut - en sachant qu'un jour, plus tard, ils auront leur revanche : "Ceux qui souffrent maintenant auront alors la domination et ceux qui maintenant se vantent et s'enorgueillissent seront alors dans la dépendance." C'est, en somme, un "socialisme céleste" que promet saint Augustin au prolétariat.
Il reste que tous ceux qui, dans les siècles suivants, vont contester l'ordre social au nom de l'Evangile oublieront les prudences, les appels à la patience et à la modération des Pères de l'Eglise pour ne retenir que leurs déclarations de foi égalitaires, leur condamnation des possédants et de toutes les hiérarchies terrestres.
Ainsi, lors de la révolte des paysans anglais de 1381, John Ball prononce un sermon devant la foule des rebelles pour exalter le sens de leur combat. Toute son argumentation est bâtie autour d'une phrase célèbre : "Quand Adam bêchait et qu'Eve filait, où donc était le gentilhomme ?" Dieu, dit Ball, a créé les hommes égaux. Puis les méchants sont venus, qui ont introduit l'inégalité. Mais voici qu'enfin Dieu a permis que sonne l'heure de la libération du menu peuple, qui doit se conduire comme le sage laboureur dont l'Ecriture dit qu'il engrange le froment, mais arrache et brûle l'ivraie qui a presque étouffé le bon grain ; le temps de la moisson est venu et il faut détruire l'ivraie, c'est-à-dire les seigneurs, les hommes de loi, les grands et les puissants. Tous les hommes, à l'issue de cette épuration, seront placés sur le même rang - et telle est la volonté de Dieu. Bien entendu, John Ball et ses partisans - parmi lesquels les membres du bas clergé jouent un rôle important - citent abondamment les Actes des Apôtres et saint Ambroise pour justifier leur position. La masse des révoltés était constituée de paysans auxquels s'était joint le prolétariat londonien, "population excédentaire de mendiants et de chômeurs - en fait, toute une lie urbaine, vivant dans le dénuement, perpétuellement menacée de famine, et dont les vilains qui fuyaient la campagne accroissaient sans cesse la masse" (7). Ces gens étaient sensibles à l'annonce d'un Millenium égalitaire, garanti par des hommes qui, à l'évidence, parlaient au nom de Dieu.
Vingt ans plus tard naissait en Bohème un mouvement religieux et social qui devait, troubler profondément l'Europe pendant plusieurs décennies. Parti des vives critiques portées par Jean Hus contre les abus du clergé, le mouvement hussite - sous sa forme la plus extrême, celle des Taborites (8) - en vint à annoncer la venue d'une communauté des saints, qui devait marquer le retour à l'état de nature égalitaire. Mais cela ne pourrait se réaliser qu'après l'extermination des ennemis du Christ, des pécheurs - c'est-à-dire tous ceux qui s'opposaient aux Taborites. Ceux-ci, "anges vengeurs de Dieu et combattants du Christ devaient faire couler sans hésitation le sang des méchants. Car, disait un prédicateur taborite, "maudit soit l'homme qui empêche son épée de répandre le sang des ennemis de Dieu. Tout croyant doit se laver les mains dans ce sang". Reprenant à leur compte le thème d'une innocence originelle liée à la communauté des biens - et perdue par l'apparition de la propriété privée - les Taborites préconisaient la redécouverte du bonheur par le retour au socialisme. Propriété, autorité seront abolies : "Tous les hommes vivront ensemble comme des frères, aucun ne sera assujetti à autrui. Le Seigneur régnera, et le royaume sera rendu au menu peuple." Bien entendu, pour que le Millenium de la société sans classes puisse s'établir, il faut d'abord faire place nette : "Tous les seigneurs, tous les nobles et tous les chevaliers seront exécutés et exterminés dans les forêts comme des hors-la-loi." Le modèle socialiste devra être étendu, par le glaive, hors de Bohème, à toute la terre : "Les Fils de Dieu passeront sur le corps des rois, et tous les royaumes qui sont sous le ciel leur seront donnés".
L'échec des Taborites, anéantis militairement en 1434, n'empêcha pas leur doctrine de persister durablement. Le Millenium égalitaire est prêché en Bavière, à partir de 1476, par Hans Bohm, le "tambourinaire de Niklashausen" ; en Thuringe, dans les années 1520, par Thomas Münzer - qui enseigne que "les méchants n'ont aucun droit à vivre" ; à Münster, la "nouvelle Jérusalem" des anabaptistes, par le "roi" Jan Bockelson (9).
Le trait commun de tous ces mouvements est d'associer intimement le rêve d'un modèle de société égalitaire, socialiste, et l'enseignement évangélique. On retrouve cette association chez les Niveleurs anglais du XVIIe siècle. Et elle se prolongera jusqu'à nos jours ; retrouver un paradis perdu, société sans classes, comme l'a bien montré Jules Monnerot. Mais la référence explicite au christianisme reste, aux XVIIIe et XIXe siècles, présente chez nombre de socialistes.
Ainsi, au milieu du XVIIIe siècle, Morelly voit en Jésus la personnification même de l'idéal égalitaire. Pendant la Révolution, Gracchus Babeuf, le théoricien de la "République des Egaux", prône un communisme de la répartition : "Plus de propriété individuelle des terres, la terre n'est à personne... les fruits sont à tout le monde". Il cite Jésus avec une sympathie déférente : c'est, déjà, l'image du "camarade charpentier", qui aura tant de succès dans les mouvements utopistes du XIXe siècle. Albert Camus, dans L’homme révolté, note que les révolutionnaires du XIXe siècle ont "vécu comme les premiers chrétiens dans l'attente de la fin du monde et la parousie du Christ prolétarien".
C'est bien, en effet, dans une ambiance d'eschatologie sociale qu'ont vécu les hommes qui ont préparé et fait 1848 (10). Et, les lampions de la fête révolutionnaire une fois éteints, les militants poursuivis, sous la Deuxième République et le Second Empire, se consolent en se disant que Jésus revenant sur terre serait emprisonné, comme eux, pour subversion sociale. Friedrich Engels lui-même souligne dans ses écrits quelle parfaite analogie existe entre le christianisme primitif et le mouvement communiste contemporain.
C'est surtout au sein des socialismes utopistes français qu'est revendiquée la parenté avec le christianisme. Proudhon, "l'anti-utopiste par excellence" (11), écrit ironiquement en 1844 : "il se prêche, en ce moment, je ne sais combien d'évangiles nouveaux, évangile selon Buchez, évangile selon Pierre Leroux, évangile selon Lamennais, Considérant, Mme George Sand, Flora Tristan, évangile selon Pecqueur, et bien d'autres".
Ces "évangiles" ont en commun d'annoncer la promesse d'un âge d'or, par le retour à la "sainte égalité", qui recoupe l'attente chrétienne de la Parousie finale. Saint-Simon, en écrivant Nouveau christianisme, entend en appeler "au véritable esprit du christianisme". En soutenant une utopie d'organisation du travail par une ontologie, le saint-simonisme "veut être un christianisme primitif cumulé avec un christianisme final" (12). Le vieux comploteur communiste Buonarotti, qui essaye de ressusciter la "conspiration des Egaux", affirme vouloir retrouver les "bases primitives du christianisme dans sa pureté et dans l'esprit de son fondateur", car Jésus fut essentiellement "un généreux prédicateur d'égalité et de vertu".
Victor Considérant, en 1848, affirme que "l'Evangile du Christ, du prolétaire de Nazareth, est le vrai code de la démocratie". Dans la perspective mécaniste du Fouriérisme, un mécanisme providentiel, immanent à l'histoire, achemine l'humanité vers un progrès indéfini et inéluctable. Le bonheur social par l'abondance se fera à l'ombre de la croix. "Nous sommes les disciples du Christ, assure le fouriériste Victor Hennequin, nous demandons ce qu'il réclamerait s'il renaissait à notre époque (...) Chaque pas que nous faisons dans la science sociale est un pas qui nous ramène au christianisme, au christianisme du Messie et des apôtres ». Le socialisme est en somme le Verus Israël du christianisme. Le fouriériste Jacques Duval déclare parler « au nom des nouveaux croyants qui aspirent à réaliser et continuer le christianisme comme Jésus aspirait à réaliser et continuer le mosaïsme ». Les socialistes sont bien « les continuateurs du Christ".
Christianisme régénéré : tel se présente aussi l'icarisme, la doctrine de Cabet, qui entendait fonder, sous la forme de colonies communistes, les groupes précurseurs de la société idéale. En publiant en 1846 Le vrai christianisme, Cabet se réfère à Jésus, ce "prince des communistes". Il proclame: "Jésus-Christ est venu apporter une loi nouvelle, un nouveau principe social, un nouveau système d'organisation pour la société, qu'il appelait le règne du royaume de Dieu, la cité nouvelle (...) Notre communisme icarien est donc le vrai christianisme, nous sommes les vrais chrétiens, les disciples du Christ; c'est son évangile qui est notre code, et c'est sa doctrine qui est notre guide".
Pierre Leroux, très admiré par Lamartine, George Sand, Renan, a publié, entre autres œuvres, Du christianisme et de son origine démocratique. Il y évoque "ces deux grandes choses : l'Evangile et la Révolution". Et il écrit sans hésiter : "Jésus est le plus grand des économistes, et il n'y a pas de science véritable en dehors de sa doctrine".
Buchez donne la clef du lien logique qu'établissent les utopistes entre socialisme et christianisme lorsqu'il imagine, pour célébrer la victoire des idées de 1848, l'érection d'une colonne figurative, sur le terre-plein du Pont-Neuf, symbolisant l'ascension de l'humanité vers l'émancipation et portant une gigantesque croix. Ce monument affirmera qu'est désormais établie "en fait l'égalité civile, comprise dans le dogme de l'égalité devant Dieu". C'est bien le passage d'un égalitarisme céleste à un égalitarisme terrestre qu'assurent vouloir réaliser les socialistes utopistes. Fourier le dit clairement dans son livre Le Nouveau Monde industriel et sociétaire, en 1831 : "Je vous annonce évidemment un royaume des cieux qui adviendra dès ce monde, indépendamment du bonheur promis dans l'autre".
Cette laïcisation de l'égalitarisme évangélique sera reprise, bien sûr, par le marxisme. Celui-ci n'a pas eu de mots trop péjoratifs pour accabler les socialismes utopistes. Il n'empêche qu'il a en commun avec eux - quoi qu'il en dise - des racines chrétiennes. Les socialistes utopistes, eux, le reconnaissaient - et même s'en vantaient...
Il n'est pas sans intérêt de noter qu'aujourd'hui beaucoup de cadres du parti socialiste (certains ayant transité par le PSU) ont une solide formation chrétienne, acquise à la JEC ou dans des mouvements comme Vie Nouvelle. Quant à l'idéologie et au style du PS, on y trouve un mélange de marxisme et d'esprit quarante-huitard qui se traduit volontiers par un style prophétique, voire messianique (13), le triomphe électoral des Justes devant être défendu contre les entreprises des Méchants... Un Jean Poperen, un Louis Mermaz retrouvent facilement les accents vengeurs de saint Jacques pour dénoncer les "ennemis de classe".
L'Eglise de Vatican II, par ailleurs, annonce clairement sa volonté de retour à l'esprit du christianisme primitif, au message égalitaire de l'Evangile (style communauté de Taizé). En retrouvant ses racines idéologiques, l'Eglise renonce à la subtile distinction entre égalité devant Dieu et égalité dans la Cité des hommes qui lui a permis, pendant quinze siècles, de neutraliser le poison égalitaire.
Aujourd'hui comme jamais socialisme égalitaire et christianisme sont bien, décidément, les expressions complémentaires d'une même vision du monde.
(1) Gérard Walter, Les origines du communisme, Payot, 1975
(2) Ibid
(3) Le pas décisif, en ce sens, est franchi avec les édits de Théodose, à la fin du IVe siècle.
(4) Cf. Hérésies et sociétés dans l'Europe préindustrielle XIe-XVIIIe siècles, Colloque de Royaumont, Mouton, 1968.
(5) C'est le cas des Ordres mendiants, dont l'étude mériterait un développement que nous ne pouvons faire ici.
(6) On voit surgir, ici, une thèse révélatrice: c'est la notion même de patrimoine qui est contestée ; la possession d'un sol assurée par le droit du sang est jugée condamnable mais, au-delà, ce qui est condamné c'est l'enracinement d'une lignée en tant que vivante contradiction au rapport qui doit exister entre le chrétien et son dieu : un individu, seul, devant le dieu unique.
(7) Cf. Norman Cohn, Les fanatiques de l'Apocalypse, Julliard, 1962.
(8) Les Taborites tiraient leur nom d'une cité-modèle qu'ils avaient nommée Tabor - c'est-à-dire le Mont des Oliviers, sur lequel le Christ avait annoncé sa Parousie (Marc 13), d'où il est monté au ciel et où il devait réapparaître en majesté quand les temps seraient venus.
(9) Cf. Barret et Gurgand, Le roi des derniers jours, Hachette, 1981.
(10) Cf. J. Valette et al., 1848. Les utopistes sociaux, Sedes, 1981
(11) L'expression est de Jacques Valette
(12) H. Desroche, Socialisme et sociologie religieuse, 1965.
(13) Un chroniqueur du Progrès (4-1V-82), note avec malice : "Les réformes promises seront tenues, déclare-t-on au sommet, non sans une solennité presque religieuse, et comme si le catalogue du bonheur social, avait été dicté en vue de la Terre Promise"
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Identité – N°6 – Mars 1990
Médias et politiciens n’imaginent pas l’Islam autrement que sous l’angle d’un ensemble de peuples sous-développés en proie aux divisions internes et à l’immobilisme. Replacé dans l’histoire, l’Islam apparaît au contraire comme un monde en conflit perpétuel avec l’Europe. Depuis sa naissance, au VIIe siècle, jusqu’au XIXe siècle, des confins de la Russie jusqu’à l’Espagne, son opposition à notre continent, entrecoupée de périodes d’accalmie, n’a jamais cessé. Doué d’une prodigieuse capacité à absorber les peuples vaincus et même vainqueurs, tels les Turcs seldjoukides, l’Islam connaît actuellement un nouveau réveil. D’abord politique, celui-ci se traduit par le renvoi des Européens. Aujourd’hui, il s’accompagne d’un retour aux sources religieuses et culturelles ainsi que d’une violente prise de conscience anti-européenne.
Fouad Ali Saleh, Tunisien naturalisé français, chef des terroristes intégristes du Hezbollah dont les attentats ont fait à Paris, en 1986, treize morts et deux cent cinquante blessés, avait attiré à lui des volontaires en leur expliquant qu’il avait déclaré "la guerre sainte contre la France".
Cette guerre sainte, Fouad Ali Saleh l’a revendiquée avec exaltation, devant le tribunal, jetant haineusement à ses juges : "L’Occident crèvera de la main de l’Islam. Préparez vos cercueils ! A mort l’Occident ! On vous apportera la mort sur un plateau de feu" (Le Monde, 7 janvier 1990). Egarement passager, outrances dues à un moment d’énervement ? Il n’en est rien, puisque, pendant un mois, audience après audience, Fouad Ali Saleh a annoncé systématiquement l’Apocalypse à ceux qui n’accepteraient pas la domination de l’Islam : "Vous serez sanctionnés, sans pitié, jusqu’à l’extermination du dernier blanc de la planète […]. Vous serez sans repos" (Le Monde, 30 janvier).
La logique de la guerre sainte
Contrairement à ce que voudraient nous faire croire les médias français, cette position n’a rien d’aberrant par rapport à la tradition islamique. Elle correspond en effet au devoir qu’à tout bon musulman de gagner à l’Islam, par tous les moyens, les Infidèles. Le prophète Mahomet a donné l’exemple en faisant savoir à ses premiers disciples, à Médine, qu’il avait reçu mission de prendre l’épée et de conduire les croyants à la bataille pour détruire tous ceux qui refuseraient d’obéir à la loi de l’Islam.
La guerre sainte (jihâd) a un objectif externe – soumettre les incroyants pour étendre l’Islam à tout l’univers – et interne – souder entre eux les musulmans (ce qui signifie le "fidèles") dont l’hétérogénéité va croissant, en raison de la diversité de leurs origines, au fur et à mesure que s’étend la conquête islamique. Le pèlerinage à La Mecque a été conçu dans cette optique d’unification, par le brassage des ethnies venues toutes affirmer leur soumission (c’est le sens du mot islam) au dieu de Mahomet. Mais, note Jacques Heers, "cette communion spirituelle s’affirme aussi lors des combats pour la foi. Mahomet parlait du devoir de témoigner les armes à la main et promettait la récompense éternelle, le paradis d’Allah, aux hommes morts en défendant l’Islam contre les Infidèles (1)".
Il s’agit d’ailleurs de guerres essentiellement offensives, puisque la logique du monothéisme musulman veut que l’Unique Vérité – la volonté d’Allah, transmise par Mahomet – s’impose un jour à l’humanité tout entière. La guerre sainte, que Mahomet commença lui-même en attaquant et pillant, à partir de Médine, les caravanes de Mecquois, coupables de ne pas vouloir reconnaître la valeur de sa révélation, continue très logiquement de nos jours – et devra continuer jusqu’à la victoire finale, totale, de l’Islam. Car le Coran justifie le jihâd par une vision typiquement dualiste de l’univers et des forces qui s’y affrontent : "Ceux qui croient combattent dans le sentier de Dieu, et ceux qui mécroient combattent dans le sentier du Rebelle. Eh bien, combattez les amis du Diable" (sourate IV, 76).
La religion fondée par Mahomet a apporté à l’expansionnisme arabe une justification : les nomades sémites, fascinés depuis longtemps par leur voisinage avec les riches et raffinées civilisations des empires perse et byzantin, ont quitté leurs déserts pour aller planter l’étendard du Prophète sur les métropoles des Sassanides (Ctésiphon, la capitale, succombe dès 634, deux ans après la mort de Mahomet), tandis que les Byzantins doivent lâcher le Proche Orient, de la Syrie à l’Egypte, entre 636 et 642. Par contre, il fallut plus de trente ans, à partir de 670, pour soumettre vaille que vaille les montagnards de l’Aurès, entraînés par une héroïne légendaire, la Kâhina : les Berbères manifestèrent d’ailleurs ensuite, en chaque occasion – et jusqu’à nos jours -, leur volonté d’autonomie et leur identité culturelle.
Vers l’est, l’empire musulman s’étendit, sous les califes ommayades, en Afghanistan (651), en Transoxiane (674) puis jusqu’au Turkestan chinois, au Pendjab et au Sind (cours inférieur de l’Indus) en 711.
A cette date, un duel multiséculaire est engagé entre l’Islam et l’Europe : la conquête de l’Espagne permet en effet aux musulmans de prendre pied sur le continent européen, par l’ouest, tandis qu’à l’est, les Byzantins, s’ils ont dû céder, en Asie, de nombreux territoires, ont défendu avec acharnement Constantinople : assiégée de 674 à 680, puis en 716-717, la grande cité résista victorieusement. Cette résistance permit à l’empire byzantin de maintenir, pendant mille ans, le précieux héritage gréco-romain (on sait que l’empire romain finissant ayant été divisé en deux parties, l’une occidentale, l’autre orientale, seule cette dernière put revendiquer la continuité historique de Rome après la disparition de l’empire romain d’Occident, en 476 – même si Charlemagne, puis les empereurs germaniques s’affirmèrent, eux aussi, les héritiers spirituels de la romanité).
La reconquête
En 711, l’Espagne wisigothique fut perdue par ses divisions internes : le pouvoir étant convoité tant par Rodrigue que par Akhila, celui-ci n’hésita pas à appeler les musulmans du Maghreb pour terrasser son rival – quitte, ensuite, à perdre lui-même le trône : vieille histoire du loup dans la bergerie…Terrible leçon qui sera trop souvent oubliée au fil des siècles : la meilleure arme de l’Islam a toujours été la désunion des Européens.
Dans la foulée de leurs succès en Espagne, les musulmans ont envahi le royaume des Francs, franchissant les Pyrénées à partir de 714 et lançant des raids dans le sud-ouest et le sud-est, en profitant des complicités de certains chefs locaux, comme le duc de Provence Mauront. Charles Martel, maire du palais – et, à ce titre, chef effectif des forces franques -, arrêta avec ses guerriers les musulmans à Poitiers (732) : on comprend que, dans la suite des temps, cette bataille ait pris valeur de symbole. Déjà, un contemporain de cet événement décisif, l’Anglo-saxon Bède le Vénérable, reprend la rédaction de son Histoire pour y ajouter que « les Sarrasins qui avaient dévasté la Gaule furent punis de leur perfidie ». Quelques années plus tard, un chrétien anonyme vivant à Cordoue écrit un poème où, décrivant la bataille, il montre d’un côté les Sarrasins et, de l’autre, « les gens d’Europe ». Ce chroniqueur, remarque Pierre Riché, "a pris conscience de l’opposition qui existe entre deux mondes et deux civilisations, d’un côté les Arabes musulmans, de l’autre ceux qu’il appelle, dans un autre passage, les Francs, les gens du Nord, les Austrasiens qui représentent les peuples européens (2)".
L’affrontement entre l’Europe et l’Islam ne devait plus cesser. Au IXe siècle, les Aghlabides, qui ont commencé à partir de 827 la conquête de la Sicile, lancent des expéditions de pillage sur les côtes de Provence et d’Italie. Marseille dévastée en 838 et 848 (de nombreux habitants sont emmenés en esclavage), Arles pillée en 842, Tarente prise vers 840, la Campanie attaquée dans les années suivantes… Tragique litanie. Rien ne semble pouvoir arrêter les assaillants : débarqués en 846 à l’embouchure du Tibre, ils remontent le fleuve et vont piller Saint-Pierre-du-Vatican. L’abbé du Mont-Cassin doit payer rançon pour éviter le même sort. Il fallut que l’empereur carolingien Louis II et l’empereur byzantin Basile Ier oublient leurs griefs (3) pour que, grâce à la coordination de l’armée franque et de la flotte byzantine, la base de Bari fut reprise aux musulmans, en 871.
Mais il faudra longtemps encore pour se débarrasser des Sarrasins (4). Le pape Jean VIII (872-882) se lamente : "Les Sarrasins se sont abattus sur la terre comme des sauterelles et pour narrer leurs ravages il faudrait autant de langues que les arbres du pays ont de feuilles." Car, en Campanie, républiques urbaines, gouverneurs byzantins et princes lombards sont plus préoccupés de s’opposer entre eux que de se liguer contre le musulman. Il faudra donc attendre l’arrivée des Normands, dans les veines desquelles bouillonne encore le sang viking, pour que soit libérée l’Italie du Sud : à l’issue de trente années de guerres incessantes (1061-1091), Roger Guiscard chasse les musulmans de Sicile. Son fils, Roger II, couronné roi de Sicile en 1130, crée un état puissant et va traquer les musulmans jusque dans leurs bases d’Afrique du Nord, contre lesquelles il lance des raids efficaces. Décisif retournement de situation : l’Europe n’est plus acculée à la défensive mais opère de vigoureuses contre-attaques.
Celles-ci vont prendre une dimension hautement symbolique avec les croisades. Pendant deux siècles, (XIIe et XIIIe), la fleur de la chevalerie européenne ira donner le meilleur d’elle-même sur les champs de bataille de Palestine, de Syrie, d’Egypte et d’Asie mineure. Dès la première croisade (1095-1099), Normands, Lorrains, Rhénans, Champenois, Bourguignons, Picards, Toulousains, Flamands alignèrent côte à côte leur ost pour se lancer dans une exaltante aventure. Face à un Islam redynamisé par un mouvement de "réveil" - comme il s’en produisit régulièrement au cours de l’histoire – provoqué par des Turcs seldjoukides qui s’étaient emparés du califat abbasside en 1078, "ces nomades, sunnites intransigeants, reprirent la guerre sainte avec une fougue analogue à celle des premiers musulmans (5)".
Un affrontement multiséculaire
L’union sacrée fur malheureusement temporaire : hormis la troisième croisade, qui vit s’unir le Français Philippe-Auguste, l’Anglais Richard Cœur de Lion et le germanique Frédéric Barberousse, jamais les Européens ne parvinrent à se grouper pour un combat commun. D’où, pour sauver l’honneur "franc" (6), la constitution de ces institutions très originales que furent les ordres militaires : Templiers, Hospitaliers, Teutoniques se vouèrent à défendre pied à pied les positions de Terre sainte – en un combat désespéré, compte tenu de l’écrasante disproportion numérique qui jouait en faveur des musulmans.
Mais le combat le plus exemplaire fut livré en Espagne. Un combat de huit cents ans… Au moment de l’invasion musulmane, des membres de l’aristocratie wisigothe s’étaient repliés, au nord, dans les montagnes des Asturies. A partir de ce bastion de résistance, Alphonse Ier (739-757) harcela l’ennemi par une guérilla incessante et reprit le contrôle de la Galice, du nord du Portugal et d’une trentaine de ville (dont Porto, Salamanque, Avila, Ségovie). C’était le début de la Reconquista, jalonnée par la construction de châteaux forts (la Castille leur doit son nom) et l’établissement, sur les terres reprises, de colons-soldats. Le royaume de Leon et Castille occupe Tolède en 1085, tandis que le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle attire nombre de chevaliers français qui mettent leur épée au service de la Navarre et de l’Aragon. Pour ces hommes, le paradis est à l’ombre des épées – selon la belle formule d’un chevalier du XXe siècle. Rodrigo Diaz de Vivar (le Cid), quant à lui, donne comme mot d’ordre à ses hommes : "il faut vivre de nos épées et de nos lances."
On retrouve de nombreux Français dans l’armée qui, avec l’aide des ordres militaires espagnols (Santiago, Calatrava, Alcantara), regroupe en 1212 Castille, Aragon et Navarre – dont les rois ont eu la sagesse d’oublier leurs rivalités, face à la menace des Almohades, de fanatiques musulmans venus, d’Afrique du Nord, relancer le Jihâd en Espagne. La grande victoire de Las Navas de Tolosa marque une étape décisive dans la Reconquista : les musulmans sont dès lors cantonnés en Andalousie, d’où ils seront enfin chassés en 1492 par Isabelle et Fernand, les "rois catholiques".
Vers une nouvelle reconquête ?
L’Islam, ensuite, est porté à bout de bras par le Turc, enhardi par la prise de Constantinople (1453). En Méditerranée, les Barbaresques sont cette "puissance malfaisante" à cause de laquelle "il n’y a plus, désormais, de sécurité sur les mers familières (7)". Contre eux, les chevaliers de Malte font des prodiges d’héroïsme. Mais il faut une coalition européenne pour remporter la grande victoire navale de Lépante (1571) sur les Turcs, qui ont occupé la Hongrie en 1526 et menacé Vienne en 1529.
Au XVIIe siècle, nouvelles alertes : une armée ottomane entre en Silésie en 1663, assiège Vienne en 1683. Alors les Européens se groupent – y compris les Russes – en une Sainte Ligue. C’est le début d’une série de reculs pour les Turcs : au XVIIIe siècle, grâce aux coups de butoir des Autrichiens et des Russes, Bucarest et Belgrade redeviennent européennes. Le sabre de l’Islam est émoussé.
Définitivement ? Ce mot n’a pas de sens en histoire. Surtout lorsqu’il s’agit d’une foi qui a lancé, au fil des siècles, des millions d’hommes à l’assaut de l’Europe. Les militants intégristes jettent, aujourd’hui, en défi : "L’armée de Mahomet est de retour, nous sommes de retour (8)." La seule question qui se pose, ici et maintenant, aux Européens est donc celle-ci : l’esprit de reconquête est-il, lui aussi, de retour ?
1 - Jacques Heers, Précis d’histoire du Moyen Age, PUF, 1968.
2 - Pierre Riché, Les Carolingiens, Hachette, 1983.
3 - Les Byzantins admettaient mal que les Francs osent porter le prestigieux titre impérial, dont le monopole leur semblait dû.
4 - Ce sont les « fils de Sarah », femme d’Abraham.
5 - Guy Devailly, L’Occident du Xe siècle au milieu du XIIe siècle, Armand Colin, 1970.
6 - Ce terme désigne, chez les musulmans, tous les Européens.
7 - Gaston Zeller, Histoire des relations internationales, tome II, Hachette, 1961.
8 - Claire Brière et Olivier Carré, Islam, guerre à l’Occident ?, Autrement, 1983.
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Eléments - N° 44 – Janvier 1983
Le président Giscard d’Estaing a déclaré un jour, pour ramasser sa pensée politique en une formule claire, qu’il entendait être "un bon gestionnaire de l’entreprise France". Cette phrase aurait pu être prononcée, voici un siècle et demi, par le roi Louis-Philippe. Elle résume parfaitement la conception qu’a le libéralisme du pouvoir politique : il est souhaitable que le politique se subordonne à l’économique, la fonction de productivité prenant le pas sur la fonction souveraine ou, plus exactement, éliminant la notion même de souveraineté pour lui substituer celle de la décision gestionnaire. (L’évolution de la langue est toujours significative : le terme de "décideur", devenu à la mode dans les milieux politiques, vient des milieux d’affaires). L’inversion des valeurs est réalisée : en termes duméziliens, la troisième fonction siège en lieu et place de la première fonction (dont la notion même, celle de souveraineté sacrale, a été progressivement éliminée des mentalités).
On est ici au point d’aboutissement d’un processus séculaire, commencé avec la montée du pouvoir économique de la bourgeoisie marchande médiévale – qui s’accompagne déjà de prétentions politiques (au XIVe siècle, l’épisode d’Etienne Marcel est significatif) – mais dont l’étape décisive a été, au siècle dernier, l’orléanisme.
Etudiant le phénomène orléaniste, René Rémond note que c’est "à cette forme de pensée bourgeoise" que remonte l’idée, aujourd’hui admise, des libéraux aux sociaux-démocrates, selon laquelle "l’Etat doit tenir le rôle d’un bon père de famille, et le gouvernement gérer la maison de France comme une maison de commerce" (1).
La révolution de 1830 a mis au pouvoir une bourgeoisie qui considère qu’elle doit continuer l’évolution engagée en 1789 – c’est-à-dire établir une échelle de valeurs politiques, sociales culturelles en tête desquelles figure la réussite économique, qui justifie toutes les autres.
Le personnel orléaniste se recrute dans la haute bourgeoisie, dans ces "dynasties bourgeoises" bien décrites par Emmanuel Beau de Loménie et dont les Guizot, les Casimir Périer sont des illustrations typiques. Mais cette haute bourgeoisie prend soin d’asseoir son pouvoir sur une base sociologique qui s’élargit dans une France touchée par les premiers effets – mêmes timides – de l’industrialisation : la moyenne et la petite bourgeoisie. Celles-ci sont flattées de porter l’uniforme de la garde nationale – cette armée de guerre civile (2) – alors que les ministres de Louis-Philippe, le "roi bourgeois", sont étroitement liés aux détenteurs du pouvoir financier : "Au sortir des séances de la Chambre, les ministres vont désormais chez les banquiers" (3). C’est chez le banquier Laffitte que, lors de la révolution de 1830, les députés hostiles à Charles X ont formé une commission de gouvernement (le 29 juillet) et il était de ceux qui, deux jours plus tard, conduisirent Louis-Philippe à l’Hôtel de ville.
Si personnel politique et haute banque sont étroitement imbriqués, l’orléanisme, préconisant cette doctrine de juste milieu qui annonce l’affirmation giscardienne selon laquelle "la France veut être gouvernée au centre", lie son destin à la classe moyenne. Celle-ci, note Tocqueville dans ses Souvenirs, "se logea dans toutes les places, augmentant progressivement le nombre de celles-ci et s’habitua à vivre presque autant du Trésor public que de sa propre industrie… Maîtresse de tout comme ne l’avait jamais été et ne le sera peut-être jamais aucune aristocratie, la classe moyenne, devenue le gouvernement, prit un air d’industrie privée".
L’arrivée sur le trône de la dynastie des Orléans correspond donc au triomphe de la bourgeoisie : "déjà détentrice de la richesse, en possession du monopole de l’instruction, elle concentre désormais dans sa main tous les signes et attributs de la puissance (…) L’orléanisme n’est pas autre chose que le régime et la pensée politique qui correspondent au règne de la bourgeoisie : régime d’intérêts par définition, et pensée asservie à la justification de ces intérêts" (4)
Pensée ? "L’orléanisme, estime Thibaudet, ce n’est pas un parti, c’est un état d’esprit". Et il ajoute : "Il ne représentait pas une idée, il n’était que contre les idées". On a là une clef très importante pour la compréhension de l’orléanisme et de ses succédanés libéraux – y compris les plus contemporains. Au nom de l’efficacité, on se méfie des idées car "elles divisent" - puisqu’elles obligent à faire des choix reposant sur des principes ! -, on les méprise, on les refuse. Seules comptent la prise puis la détention du pouvoir. La doctrine est remplacée par l’esprit de maffia. Aussi le régime de Louis-Philippe apparaît-il à la jeune génération – la génération romantique – quinze ans après l’épopée napoléonienne, comme "le comble de la platitude". La France napoléonienne vivait au rythme des communiqués de la Grande Armée. La France louis-philipparde vit au rythme des cotations de la Bourse. "Aussi ses adversaires, remarque René Rémond, ont-ils beau jeu de dénoncer ce régime sans idéal, sans convictions et sans grandeur". Ayant érigé l’opportunisme en principe, "la monarchie de juillet est trop souvent le règne de la médiocrité satisfaite et triomphante : le compromis pacifique tourne à la compromission, la conciliation se monnaie en sordides tractations" (5).
Pourtant, il serait abusif de dire que l’orléanisme n’a pas de principes, pas d’idéologie. Avant de se retrouver à la tête du pouvoir d’Etat, des hommes comme les rédacteurs du Globe et de La revue française (Guizot, le duc de Broglie, Barante, Villemain, Cousin) ont exprimé les conceptions politiques orléanistes, conceptions qui seront réaffirmés, de 1830 à 1948, dans le doctoral Journal des Débats.
Au cœur de ces conceptions, il y a le refus de l’Etat souverain. La notion de l’Etat qu’ont les orléanistes, les compétences et les attributions qu’ils lui accordent sont marquées par une vision perpétuellement réductionniste du politique, qu’il faut surtout dépouiller de toute aura sacrée, de toute prétention à une dimension spirituelle, religieuse, sacrale du pouvoir. Il faut effacer des esprits (comme si c’était possible !) une "certaine idée de la France" - et, donc, du pouvoir qui guide la communauté du peuple – incarnée par l’aventure napoléonienne. Celle-ci avait voulu être le cadre d’émergence d’une nouvelle aristocratie guerrière, sur laquelle se serait appuyée une souveraineté restaurée. Le tout reposant sur une communauté populaire galvanisée par de grands desseins, par la promesse d’un grand destin, inscrit dans l’histoire en lettres de sang. Or, dans le temps même où Louis-Philippe cherche à récupérer à son profit la légende napoléonienne, en faisant revenir à Paris les cendres de l’empereur, la philosophie politique orléaniste est l’antithèse de celle que continue à symboliser la grande ombre qui dort aux Invalides.
L’orléanisme refuse les grands desseins… parce qu’ils coûtent chers. Vision d’épicier : "la bourgeoisie française, dont les députés reflètent avec fidélité les préjugés et les goûts, s’est forgé l’idéal d’un gouvernement à bon marché : l’expression se rencontre alors couramment dans les controverses". C’est la "transposition à la conduite des affaires publiques des procédés que les bourgeois pratiquent pour gérer leurs propres affaires : ils entendent faire prévaloir dans les finances publiques les maximes d’économie, de prudence et d’équilibre, qu’eux-mêmes appliquent avec succès dans leurs entreprises ou leur négoce (…) L’honneur, principe des sociétés monarchiques ou aristocratiques, pâlit devant le prestige de l’argent épargné" (6).
Guizot, ministre de l’Intérieur, puis de l’Instruction publique, des Affaires étrangères (1840-1847), enfin Président du Conseil (1847-1848) – qu’on peut considérer à bon droit comme l’orléaniste type – a, en 1847, ces paroles révélatrices devant la Chambre des députés : "la société nouvelle est aujourd’hui prépondérante, victorieuse ; elle a fait ses preuves ; elle a pris possession du terrain social ; elle a conquis en même temps et les institutions et la dynastie qui lui conviennent et qui la servent (…) Oui, toutes les grandes conquêtes sont faites, tous les grands intérêts sont satisfaits (…) Pour réussir dans ce qui est la véritable tâche de notre temps, nous n’avons besoin que de deux choses ; de stabilité d’abord, puis de bonne conduite dans les affaires journalières, naturelles du Gouvernement (…) La stabilité et la bonne conduite dans la vie de tous les jours, voilà les seuls vrais, les seuls grands intérêts de la France d’aujourd’hui".
Les mêmes termes reviennent sous la plume des doctrinaires – ceux que l’on appelle "les idéologues" - qui s’efforcent de justifier les positions orléanistes. Tracy et Daunou – des noms aujourd’hui quelque peu oubliés – mais aussi Benjamin Constant, Madame de Staël, Jean-Baptiste Say s’accordent à demander que l’Etat soit cantonné dans un rôle aussi limité que possible. Ils ont tous, note Girard, "ce goût d’un gouvernement modeste, d’un gouvernement dépouillé de prestige, je dirai d’un gouvernement en prose, « désacralisé », diraient les sociologues modernes, au service des gouvernés et dont le domaine soit le plus réduit possible. L’essentiel pour eux, ce sont les affaires privées" (7).
Cette priorité donnée aux affaires privées conduit tout naturellement à contester, à rogner le domaine des intérêts publics. En matière financière, il est hors de question d’accorder à la collectivité plus que le strict minimum : l’orléanisme est réfractaire à l’impôt, à l’inflation (qui peut, dans une politique volontariste, financer de grands travaux et investissements collectifs), à toute limitation de la propriété privée (la notion même de propriété nationale, de droit supérieur de la communauté populaire sur les individus est rejetée avec horreur). De même, "les soldats sont un mal nécessaire, il en faut le moins possible, et le moins payés possible" ; car "la guerre est le plus coûteux des luxes" (8). Les soldats, qui ne produisent pas de biens matériels mais en consomment beaucoup, sont pour Jean-Baptitste Say "les frelons de la ruche". Sous-jacente, il y a la vieille rancœur – mêlée de crainte – du marchand à l’égard du guerrier.
Par contre, l’orléanisme porte au pinacle le commerce. Tracy déclare : "Le commerce est toute la société". Le commerce, d’ailleurs, est générateur de paix. D’où l’enthousiasme pour le libre-échange, le refus systématique de tout ce qui peut, de près ou de loin, ressembler à une politique autarcique.
Si la dure loi des échanges écrase ceux qui sont au bas de la société, l’Etat ne peut et ne doit pas intervenir. Il y a une solution toute trouvée : l’émigration. Ils trouveront certainement ailleurs de meilleures conditions… Très logiquement, les orléanistes sont de grands admirateurs des Etats-Unis, où s’épanouissent, affirme Tracy, "la liberté, l’égalité, les lumières et l’aisance". L’orléanisme justifie la grande saignée que va connaître l’Europe du XIXe siècle par l’émigration, en prônant la solution de l’irresponsabilité : puisqu’on ne peut nourrir tous les membres de la communauté populaire, laissons-les partir – ou plutôt, incitons-les à partir. La notion même de communauté populaire, avec le devoir de solidarité qu’elle implique, est bien entendu absente d’un tel raisonnement.
Enfin – et c’est l’aboutissement d’une logique – l’orléanisme est malthusien. Say, Tracy affirment qu’il vaut mieux avoir moins d’hommes pour vivre mieux. Ils placent en priorité des objectifs d’un peuple ce que nous appelons aujourd’hui le niveau de vie. Le refus d’une forte natalité est directement lié au refus, pour un peuple, d’un destin faustien, d’une volonté de puissance s’inscrivant dans l’histoire. Il n’est de richesse que d’hommes. L’orléanisme, lui, ne conçoit pas d’autre richesse que celle qui se mesure en termes monétaires.
Les différents principes de l’orléanisme reposent tours sur une élimination de la notion de souveraineté qui s’était maintenue, malgré les aléas, dans les sociétés européennes jusqu’au XIXe siècle (sauf en Angleterre). Duvergier de Hauranne, en 1838, affirme dans ses Principes du gouvernement représentatif : "Le roi règne, mais ne gouverne pas". Il y a, derrière cette formule, la négation du sens de l’Etat romano-germanique, venu de l’Antiquité et transmis, à travers le Moyen Age, à l’Europe moderne. C’est cette négation qu’ont repris à leur compte, aujourd’hui, les néolibéraux, héritiers fidèles de l’orléanisme.
1 - René Rémond, Les droites en France, Aubier, 1982.
2 - La répression des insurrections, à Lyon en 1831 et 1834, à Paris en 1832 et 1834, a été sanglante. Dans son roman « Les Lurons de Sabolas », Henri Béraud a évoqué avec force les insurrections lyonnaises. Ajoutons que ce n’est pas un hasard si Thiers, le bourreau des Communards en 1871, est un parfait représentant de l’orléanisme.
3 - René Rémond, op. cit.
4 - Ibid.
5 - Ibid.
6 - Ibid.
7 - Louis Girard, Le libéralisme en France de 1814 à 1848 : doctrine et mouvements, CDU, 1970.
8 - Ibid.
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Identité - n°15 – Janvier 1992
L’histoire, plus que toute autre discipline scientifique, échappe rarement au parti pris. Depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, d’Hérodote à François Furet, elle aura servi de multiples causes, avouables ou non. Aussi l’étude et l’enseignement de l’histoire ont-ils été colonisés en France en France par nombre d’historiens et de professeurs qui se recommandaient officiellement du marxisme et qui continuent encore aujourd’hui à donner de l’histoire une interprétation économiste et partisane, avec pour unique référence la lutte des classes, laquelle sous-estime les phénomènes identitaires et dénonce le rôle des nations au nom de l’internationalisme de classe. Il en résulte une grave amnésie collective sur les origines de la France et les racines culturelles du peuple français qui nuit à la prise de conscience du sentiment national et à la cohésion de la communauté. C’est dire si l’étude et l’enseignement de l’histoire constituent deux domaines clefs qui nécessiteront dans l’avenir une remise en ordre par l’élimination des vieux clichés marxistes.
"Je suis venu à l’histoire par le marxisme. La génération qui a eu seize dix-sept ans à la libération, qui est passée tout à fait in extremis dans la Seconde Guerre mondiale, a rencontré le marxisme comme un phénomène naturel […]. Je ne le renie pas le moins du monde […]. Le marxisme est une des références principales de mon horizon historique." Ainsi s’exprimait, dans Le Magazine littéraire de mars 1986, François Furet.
L’imprégnation marxiste
Ce spécialiste de l’histoire de la Révolution française a été "l’incontournable" référence, en matière de travaux historiques, dans les milieux officiels et les allées du pouvoir, à l’occasion du bicentenaire de 1789. Bien sûr, après sa période marxiste pure et dure (il a été membre du Parti communiste de 1947 à 1956), Furet s’est reconverti dans le confortable, dans la soft idéologie des droits de l’homme, bon chic bon genre, en créant en 1982, avec Pierre Rosanvallon et Roger Fauroux, la Fondation Saint-Simon (où se retrouvent grands industriels, hauts fonctionnaires et spécialistes de la communication), puis en dirigeant, à partir de 1984, l’Institut Raymond Aron. Mais comme il le dit lui-même, il "ne renie pas le moins du monde" le marxisme.
La trajectoire de ce carriériste, sa réussite mondaine survenant après une période de militantisme communiste à la Sorbonne, éclairent ainsi trois phénomènes clefs.
Premier phénomène : l’intelligentsia libérale a été imprégnée de schémas mentaux qui découlent d’une conception marxiste de l’histoire.
Le premier explique le second, c’est-à-dire la victoire socialiste de 1981, la vieille droite ayant été désarmée mentalement, intellectuellement, par des socialo-communistes qui avaient pris le pouvoir culturel avant, et afin de prendre le pouvoir politique.
Enfin, cette colonisation idéologique du camp libéral par la vision marxiste de l’histoire s’explique, sur le fond, par le dénominateur commun, au plan idéologique, des socialistes et des libéraux : le primat de l’économisme. Furet est de ceux qui font, au nom de cette prestigieuse discipline scientifique qu’est, pour le grand public, l’histoire, la naturelle liaison entre des socialistes et des libéraux qui s’opposent, sur le devant de la scène, pour amuser le bon peuple, mais s’accordent sur l’essentiel, à savoir ce social libéralisme ou libéral socialisme qui s’appelle la social-démocratie (illustrée tant par un Jacques Delors que par une Simone Veil). Dans cette perspective, l’histoire se voit assigner une fonction : apporter une caution intellectuelle à une idéologie.
Furet garde ainsi de sa formation marxiste le thème d’un mouvement ascendant de l’histoire de l’humanité vers le "progrès". Un progrès qui suppose la disparition des obstacles dressés sur son chemin – et, bien sûr, en priorité, de cet obstacle majeur qu’est la nation, le sentiment national. "L’accent mis sur l’universalité des droits tend à miner, se réjouit Furet, la version historique de la nation, et même la valeur suréminente de l’idée nationale dans la vie collective."
On a là l’explication de l’analyse historique que fait Furet lorsqu’il distingue, dans son interprétation de la Révolution française, deux époques : celle de la "bonne Révolution" de 1789, marquée par le thème, cosmopolite, des droits de l’homme, et celle de la "mauvaise Révolution" de 1792-1793, marquée par le thème, nationaliste celui-là, de la patrie en danger. La vision marxiste d’une histoire marchant vers l’internationalisme est relayée par une version qui – alors même qu’elle est mise en avant au nom d’un rejet du marxisme ! – en est, en réalité, proche parente. Rien de plus significatif, à cet égard, que la position d’un Bernard-Henri Lévy : "Il y a de bonnes sorties du marxisme. Et il y a de mauvaises sorties. Toute la tâche des intellectuels sera bien sûr d’indiquer la moins mauvaise des voies. Pour aller très vite, vous avez d’un côté l’option populiste (ou nationaliste) qui devient de plus en plus présente. Vous avez en face l’option universaliste démocrate (1)."
On comprend, du coup, que nombre de manuels scolaires d’histoire continuent à véhiculer la vulgate marxiste, comme au plus beau temps où, pour être bien vu à l’Université, il fallait réciter le catéchisme marxiste, sous la forme diluée, "acceptable", du messianisme des droits de l’homme. Ce qui est d’autant plus pernicieux qu’ainsi de jeunes élèves – et même de moins jeunes – subissent ainsi un conditionnement mental sans disposer des éléments, du contrepoison, leur permettant de résister et de se protéger. Alors même que, tant à l’échelle européenne que française, le marxisme est en pleine déroute politique, il peut encore provoquer de considérables dégâts au plan intellectuel, en inspirant un conformisme fondé sur quelques clichés bien sommaires, indéfiniment répétés. Par exemple, que l’exploitation de l’homme par l’homme, le rapport exploiteurs-exploités passe aujourd’hui par le rapport autochtones-immigrés. Double avantage : on suscite un sentiment de culpabilité chez les indigènes français pour les désarmer moralement, et on mise sur un néo-prolétariat, composé d’immigrés, pour se constituer une nouvelle clientèle politique et pouvoir ainsi, en lui donnant le droit de vote, s’accrocher au pouvoir.
Son échec patent, sur tous les plans, lui ayant donné un coup de vieux, le marxisme ne peut plus faire du triomphalisme, comme c’était le cas dans les décennies d’après-guerre. Il doit désormais s’avancer masqué, banalisé. Là est le vrai danger : à la manière de M. Jourdain, de nombreux élèves formés – disons plutôt déformés – par un enseignement partisan, orienté, font du marxisme sans le savoir. Et deviendront ainsi des hommes et des femmes tels que le système marchand les aime, c’est-à-dire des êtres réduits à la seule fonction de producteurs-consommateurs, prisonniers d’un univers mental purement matérialiste.
Le matérialisme historique
En prenant l’histoire comme vecteur privilégié de leur message, les marxistes suivent la trace de leur prophète-fondateur. Celui-ci a mis en effet au centre de son système le matérialisme historique. On sait que Marx a été, pendant ses années de formation, imprégné par la philosophie de Hegel qui était le système de pensée dominant dans l’Allemagne des années 1830-1840. Or Hegel définit sa "philosophie de l’esprit" comme la mise en évidence de la prise de conscience de l’esprit à travers l’histoire universelle. Il envisage l’histoire dans une perspective téléologique : "nous devons chercher dans l’histoire un but universel, le but final du monde." L’évolution de l’esprit va dans le sens d’un progrès et la raison se dirige vers une fin ultime : "L’aspect changeant que revêt l’esprit est essentiellement un progrès" (La Raison dans l’histoire). En somme, l’histoire universelle correspond à un processus lent, obscur, douloureux, par lequel l’humanité passe de l’inconscient au conscient.
Alors même qu’il prend ses distances avec Hegel en écrivant, en 1843, sa Critique de la philosophie du droit de Hegel, Marx reprend à son compte le thème d’un mécanisme-clef de l’histoire qui lui donne sens et finalité. Mais c’est, pour lui, l’évolution de l’infrastructure économique d’une société qui conditionne tout : les forces productives et les rapports de production sont la "base concrète" sur laquelle "s’élève une superstructure juridique et politique, à laquelle correspondent des formes de conscience sociale". Autrement dit, "le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie sociale, politique et intellectuel en général" (préface à La Contribution à la critique de l’économie politique, 1859).
Marx voit l’histoire comme une succession de différents types de société, chacun caractérisé par les modes de production qui lui sont propres : "A grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d’époques progressives." Et il définit chaque mode de production par les rapports de production qui le sous-tendent. Ainsi, "le mode de production capitaliste ne se produit que là où le détenteur des moyens de production et de subsistance rencontre sur le marché le travailleur libre qui vient y vendre sa force de travail ; et cette unique condition historique recèle tout le monde nouveau".
L’histoire étant rythmée par des étapes correspondant, chacune, à un type de rapports de production, avec une évolution ascendante, a donc un sens, une finalité : "Les rapports de production bourgeois, écrit Marx, sont la dernière forme contradictoire du processus de production sociale […]. Avec cette formation sociale s’achève donc la préhistoire de la société humaine."
Cette "préhistoire" aura servi à préparer la naissance du monde communiste. Au terme d’une longue évolution multimillénaire, marquée par de douloureuses contradictions, l’histoire accouchera d’une société idéale, toute de paix fraternelle et d’abondance. Raymond Aron a fait remarquer, à juste titre, qu’on est là en présence d’un prophétisme qui s’inscrit, en réalité, dans la logique eschatologique du monothéisme qu’il prétend supplanter. Le nouveau messie qu’est le prolétariat annonce la bonne nouvelle de ce paradis qu’est la société sans classes. Aron n’a pas hésité à voir en une telle doctrine un nouvel "opium du peuple".
Certains auteurs ont voulu laver Marx de l’accusation de déterminisme en assurant qu’il évite d’y tomber grâce à l’introduction, dans son analyse, du concept de praxis (pratique sociale). Mais, en lisant Marx, on voit bien que le matérialisme historique postule, inévitablement, un déterminisme social : "Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent dans des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté" (préface à La Contribution à la critique de l’économie politique, I, 4-5). On ne saurait être plus clair.
Le caractère dogmatique du marxisme allait donner naissance, pendant la période stalinienne, à une histoire officielle qui a quelque chose de caricatural : le moteur de l’histoire étant la lutte des classes, toute interprétation historique doit obligatoirement passer par cette grille. Ironie : par rapport à ce schéma, la notion même de marxisme-léninisme contient, par définition, une contradiction interne, puisque Lénine fait reposer la prise du pouvoir sur l’action d’une minorité décidée, d’une élite politique consciente et organisée (le Parti) et non sur le libre jeu d’une évolution fatale du capitalisme (celui-ci devant provoquer, selon Marx, par ses contradictions internes, sa propre disparition !).
L’histoire fabriquée et enseignée dans le système stalinien déforme les faits en fonction des besoins de l’heure : l’historiographie soviétique reconstruit le passé par rapport au présent. Les éditions successives de la très officielle Histoire du Parti communiste de l’URSS subissent retouches sur retouches, les événements étant systématiquement revus et corrigés, des personnages escamotés (ce passage à la trappe correspondant aux purges successives qui éliminent les déviationnistes ou supposés tels).
La condamnation de Staline par Kroutchev, après le XXe Congrès, ne libère pas pour autant l’histoire en URSS. Un silence pudique entoure tout ce qui a trait aux atrocités de la collectivisation forcée, aux déportations massives, aux exécutions en chaîne. Le Parti communiste restant omniscient, par définition, il est hors de question de procéder à une révision de l’histoire qui ferait supposer – sacrilège – que le Parti ait pu se tromper… Cette histoire stérilisée, détruite par le dogme, reste en place sous Brejnev.
Marxisme et « histoire nouvelle »
On est aujourd’hui évidemment effaré en constatant qu’une telle déformation – on peut même parler de destruction pure et simple – de l’histoire n’ait pas empêché de jeunes historiens français, de talent, d’être fascinés par le marxisme. François Furet, dont nous avons vu l’itinéraire, faisait en effet partie de cette génération qui semblait devoir donner au Parti communiste, à la fin des années quarante, des cadres intellectuels de haut niveau. Citons, entre autres, Emmanuel Leroy-Ladurie, Annie Kriegel, Maurice Agulhon, Denis Richet, Jacques Ozouf, Alain Besançon, etc.
Pendant plus de vingt ans, le ton fut donné, dans le microcosme universitaire, par des enseignants qui professaient ouvertement le marxisme ou en étaient, parfois même inconsciemment, imbibés : "Toute l’histoire économique, qui s’est édifiée en France, entre 1945 et 1965, est marquée simultanément par l’esprit des Annales et par un "marxisme diffus" […]. Les concepts centraux du marxisme (tout particulièrement ceux de "mode de production" et "d’idéologie") sont utilisés implicitement dans de grands livres récents, même si la terminologie classique du marxisme n’y est pas adoptée et même si l’on s’y garde de toute référence explicite au matérialisme dialectique (2)." Guy Bois, historien marxiste, constate avec quelque triomphalisme combien le marxisme a pénétré l’historiographie contemporaine : "son influence s’étend bien au-delà des historiens dits « marxistes » ou se prétendant tels. Par de multiples voies, il a imprégné la production historique, spécialement en France (3)."
Guy Bois n’hésite d’ailleurs pas à affirmer que l’histoire nouvelle (cette étiquette racoleuse recouvrant une entreprise de médiatisation et d’autopromotion conduite par des historiens de l’école des Annales (4)) développe des thèses issues du marxisme. C’est là un débat important puisque, au-delà de son caractère publicitaire destiné à susciter de gros tirages en librairie, la nouvelle histoire a apporté un renouvellement méthodologique certain en élargissant le champ de l’historien à des domaines nouveaux, par exemple les mentalités. En utilisant les apports de la démographie, de l’ethnologie, de l’économie, etc., pour constituer un champ véritablement interdisciplinaire. De plus, l’introduction du "quantitatif", du "sériel", de la "longue durée", a apporté des outils analytiques incontestablement précieux pour renouveler, élargir les grilles d’interprétation dont dispose l’historien. Avec, cependant, une grave ambiguïté, et un danger : la place donnée au quantitatif peut devenir telle chez certains auteurs qu’elle en devient "monopolistique" (pour utiliser un terme classique du vocabulaire marxiste !). Il y a alors un grave dérapage. Dont se réjouissent les historiens marxistes, comme Guy Bois, qui entendent bien tirer la couverture à eux en assurant que les thèses centrales et les caractères majeurs de l’histoire nouvelle sont en germe dans le marxisme.
Cette revendication en paternité peut paraître d’autant plus crédible que les pionniers de l’école des Annales, puis leurs fils spirituels de la "nouvelle histoire" ont pu sembler donner des arguments à cette thèse. On trouve effectivement l’influence implicite de Marx chez un Marc Bloch. Le marxiste Pierre Vilar est, lui, catégorique : le principal mérite de Bloch et de Lucien Febvre, les pères fondateurs de cette école des Annales qui devait imposer son hégémonie sur la corporation des historiens de l’après-guerre, c’est d’avoir su revenir à certains enseignements majeurs de Marx. Labrousse, Braudel, Le Goff ont fait effectivement allégeance, à l’occasion, en disant leur dette à l’égard du marxisme.
Mais il ne faut pas en tirer, comme le font les historiens marxistes, des conclusions abusives : la "nouvelle histoire" n’est pas, ne peut pas être marxiste. Car, si elle étudie les variations dans le long genre, en dépassant l’événementiel, elle s’interdit toute conception globale de l’histoire et, par conséquent, l’a priori qui voudrait que tous les éléments d’une société eussent une évolution homogène. Les "nouveaux historiens", dont certains ont flirté – pour ne pas dire plus – avec le marxisme, se méfient aujourd’hui de ces systématisations réductrices, de ces déterminismes, de ces unilatéralismes dont le marxisme est la plus exemplaire illustration : tout au contraire, "ils aiment les explications plurielles, les interrelations dialectiques entre les diverses instances du réel, la mise à jour des multiples codes qui régissent la vie sociale […] (5)."
Une tentation surmontée
Un bon exemple de la tentation marxiste subie par un grand historien – mais aussi, et surtout, de la façon dont il s’en est libéré – est fourni par Georges Duby. L’exemple est d’autant plus probant que Duby est l’un des maîtres, incontestablement, de l’histoire médiévale et que son œuvre, très novatrice, fait référence au plan international (6).
Duby, au début des années soixante-dix, était fortement influencé par le marxisme. Il reconnaît, en parlant d’un livre publié en 1973 : "L’architecture de Guerriers et Paysans repose presque entièrement sur les concepts de classe et de rapport de production. J’y use, par exemple, d’un modèle, celui de la lutte des classes, que Marx a forgé en observant la société de sont temps (7)." Cette expérience a démontré à Duby les risques d’une telle démarche, qui est apparue peu pertinente, et il a su en tirer profit : "Parce que ce transfert révélait des discordances et l’inadéquation du modèle, il me fit percevoir plus clairement les caractères originaux et les mécanismes de la seigneurie."
La grille de lecture qu’implique le dogmatisme marxiste conduit l’historien à une impasse, car le marxisme est, fondamentalement, un réductionnisme. Et Duby récuse tout réductionnisme : "J’affirme […] ne pas croire […] que l’on puisse distinguer "en dernière instance" le plus déterminant des facteurs dont procède l’évolution des sociétés humaines. »
Les mentalités ne constituent, dans l’optique marxiste, qu’une superstructure. Or le rôle des mentalités dans l’évolution, en profondeur et sur le long terme, des sociétés est un des acquis de l’historiographie récente qu’il faut porter au crédit de cette école historique dont Duby est l’un des plus prestigieux représentants. C’est là une belle démonstration de la faillite du marxisme en tant qu’outil de travail scientifique appliqué à la recherche historique.
3- Jaques Le Goff (dir.), La Nouvelle Histoire, Retz, 1978.
4 - Créée par Lucien Febvre et Marc Bloch en 1929, la revue Annales d’histoire économique et sociale est devenue un centre actif d’influence, pour la diffusion d’une conception pluridisciplinaire de l’histoire. En prenant en 1946 le titre d’Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, la revue entend élargir son domaine d’investigation à la totalité des faits qui constituent une civilisation.
5 - Guy Rourdé et Hervé Martin, op. cit.
6 - Saint Bernard : l’art cistercien, le Temps des cathédrales, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, le chevalier, la femme et le prêtre sont des œuvres majeures, des maîtres livres.
7 - Georges Duby, l’histoire continue, éd. Odile Jacob, 1991.
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L'originalité de cet emblème national fascine depuis le XlXème siècle historiens, héraldistes et artistes. Le trident a fait l'objet d'écrits nombreux, de valeurs plus qu'inégales, et malheureusement limités, la plupart du temps, à l'évolution de l'emblème sur le territoire purement ukrainien.
La démarche inverse nous a paru être une occasion intéressante de passer en revue divers problèmes historiques, symboliques et religieux touchant à l'ensemble des peuples de couche indo-européenne : l'origine et le sens premier du trident ukrainien ne se laissent entrevoir qu'au terme d'une étude comparative et diachronique à la fois.
La complexité des formes et des usages du trident pendant la période kyivienne (IXème - Xllème siècles), exclut qu'il ait pu être un simple insigne dynastique ou de tribu. Non seulement les Princes ruthènes, mais aussi leurs gouverneurs, et jusqu'aux artisans sur leurs œuvres, ont dessiné, gravé, peint ou sculpté des emblèmes qui ont survécu dans l'enluminure des manuscrits religieux jusqu'au XVlIème siècle, puis comme décoration des habitations carpathiques jusqu'à nos jours. On connaît des tridents (ou bidents à deux pointes) sur des monnaies et des sceaux des armes, des objets usuels, des bijoux comme ceux des Princes Volodymyr ler (980-1015), Svjatopolk le Maudit (1015-1019) et Jaroslaw le Sage (1019-1054).
La spécificité du trident a fait naître de nombreuses théories quant à son origine. La plupart d'entre elles ne reposent que sur un ou deux tridents anciens soigneusement sélectionnés, et pour cette raison, ne sauraient expliquer l'ensemble des formes de l'emblème, notamment l'alternance des variantes à deux ou à trois pointes. On a voulu voir dans le trident - entre autres - un oiseau, un monogramme princier, un objet quelconque stylisé (hache, ancre...), une plante... En réalité, l'étude des tridents les plus anciens montre que le problème est double : l'idée d'un emblème en forme de fourche se trouve déjà dans la décoration de divers objets slaves ou proto-slaves remontant au Vllème et Vlème siècles de notre ère, et a des racines plus profondes encore dans le sud de l'Ukraine. Sur cette idée s'est greffée, à une époque indéterminée, et à la suite de contacts avec des artistes grecs ou scythes hellénisés, une forme qui nous parait frappante, mais qui était extrêmement répandue dans l'Antiquité gréco-romaine pour représenter le trident de Neptune-Poséidon.
Or, d'une comparaison avec la symbolique de diverses ethnies issues de la souche unique indo-européenne, il ressort que le trident représente, dans la plupart de leurs religions anciennes, une idée complexe mais unique : celle de la force vitale. Citons, à titre d'exemples : le trident de Poséidon, qui représentait au départ, non la domination des mers mais les forces telluriques, primitives et redoutables. Chez les Hindous, le trident symbolise le grand Dieu Vichnou. Les germains voyaient dans la fourche le symbole de l'éclair. Mais surtout, les Scythes, avec lesquels les Slaves primitifs se trouvèrent en contact prolongé durant l'Antiquité, adoraient le trident comme représentation de l'Arbre de Vie, et de la force mystérieuse qui est à l'origine du monde.
Il nous est malheureusement impossible ici de développer une démonstration complète. Mais nous pensons que les Slaves héritèrent le trident de leurs ancêtres indo-européens, et qu'ils en firent probablement le symbole d'un concept religieux (la force vitale, la régénération...) ou d'un Dieu (peut être Rid, créateur du monde et protecteur de la continuité du clan). Son sens s'affaiblissant avec le temps, le trident devint progressivement un emblème dynastique dans la dynastie kyivienne, tout en continuant à être vénéré dans de larges couches de la population. Finalement l'État ukrainien, en l'adoptant en 1918 comme armoiries nationales, a renoué avec une tradition multi-millénaire inscrite au plus profond de notre mémoire consciente ou inconsciente. Les ennemis de l'Ukraine, qui pourchassent le trident comme si sa seule forme contenait tous les germes de la subversion, ne s'y sont d'ailleurs pas trompés !
Au terme de ce survol géographique et chronologique, le trident ukrainien n'a peut-être pas livré tout son mystère. Du moins entrevoit-on le sens qu'il pouvait avoir pour ses premiers utilisateurs, avant que sa signification ne s'affaiblisse et ne passe du domaine religieux au domaine politique, puis purement artistique. Nombre d'autres symboles ont connu la même évolution.
Curieusement, le XXème siècle a été témoin d'un renversement complet de cette évolution. Tiré de l'oubli, le trident est redevenu un emblème politique vivant, sujet à des variations aussi nombreuses que par le passé. Et l'acharnement mis à le proscrire après la chute en 1921, de l'État ukrainien indépendant, en a fait par réaction l'objet d'un véritable culte au sein du mouvement nationaliste identitaire.
Le Trident est redevenu le symbole d'un idéal, de notre idéal.
Source : Jaroslaw et Antin Lebedynsk
« Échanges », revue franco-ukrainienne
Numéro 53 de juillet 1983

