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Tel qu’en sa sagesse l’éternité le maintient
Le Choc du Mois – N°46 – Novembre 1991
La philosophie n’était pas, pour lui, matière à dissertations plus ou moins spécieuses, mais un outil de travail : mieux comprendre la nature humaine pour mieux gouverner la cité.
Marc Aurèle fait partie de ces grandes figures de l'histoire qui ont été nimbées, au fil des siècles, d'une aura de légende. Très tôt fut accolée à son nom la flatteuse épithète "d'empereur philosophe". Deux siècles après sa mort, l'Histoire Auguste affirme : "Aujourd'hui même, on trouve dans beaucoup de maisons des statues de Marc Aurèle à côté des dieux pénates. Et quelques personnes ont assuré qu'il leur avait prédit en songe des choses qui leur sont arrivées." L'empereur Julien - qui, par le surnom d'Apostat, devait être marqué d'infamie par l'Eglise - imagine Marc Aurèle comparaissant devant le tribunal des dieux, qui se soucient d'apprécier les mérites comparés des grandes figures de l'histoire antique. Et il lui fait dire : "Imiter les Dieux, c'est avoir le moins possible de besoins et faire le bien au plus grand nombre possible." Les dieux, après avoir voté à bulletin secret, classent Marc Aurèle en tête, devant Alexandre, César, Auguste, Trajan, Constantin. L'honneur n'est pas mince...
Bien longtemps après, les modernes communient dans la même admiration. Avec un rien de mièvrerie, parfois. Ainsi Montesquieu : "On se sent en soi-même un plaisir secret lorsqu'on parle, de cet Empereur. On ne peut lire sa vie sans une espèce d'attendrissement : tel est l'effet qu'elle produit qu'on a meilleure opinion de soi-même, parce qu'on a meilleure opinion des hommes." Quant à Renan qui n'hésite pas à qualifier Marc Aurèle de "saint laïc" - c'est une pierre dans le jardin d'une Eglise restée très réticente à l'égard d'un persécuteur de chrétiens - il s'emballe : "Jamais culte ne fut plus légitime et c'est le nôtre encore aujourd'hui. Oui, tous tant que nous sommes, nous portons au cœur le deuil de Marc Aurèle, comme s'il était mort hier. Avec lui la philosophie a régné. Un moment, grâce à lui, le monde a été gouverné par l'homme le meilleur et le plus grand de son siècle. Il est important que cette expérience ait été faite. Le sera-t-elle une seconde fois ?"
Sur quoi repose cette légende dorée ? D'abord et avant tout sur ce message de sagesse et de sérénité qu'est le livre des Pensées de Marc Aurèle (1). Persuadé qu'il est possible, pour chacun, de "se retirer en soi-même", Marc Aurèle dialogue avec lui-même, s'interroge, médite et se donne des conseils, en tant qu'homme et en tant que souverain. Nous découvrons ainsi ce que Pierre Grimal appelle le "le paysage intérieur" de Marc Aurèle, "celui qu'il portait en lui". Réflexions et méditations qui nous montrent le maître de l'empire romain - c'est-à-dire, pour les contemporains, le maître du monde civilisé - s'interroger sur la condition humaine, la vie, la mort, l'ordre du monde, la nature, les divinités, les problèmes moraux relevant tant de la conduite personnelle que des comportements sociaux, la fortune (concept important dans la mentalité romaine, incluant la notion de destin) et, enfin, ces appâts qui font marcher, courir les hommes et qui s'appellent gloire ou richesse..
En s'élevant au-dessus du contingent, "il s'agissait pour lui, note Grimal, d'aller au-delà du voile des apparences et de découvrir l'essence, l'être réel des choses". Ce qui n'empêche pas, bien au contraire, d'ancrer la méditation dans les réalités du vécu quotidien: lorsque Marc Aurèle cite, longuement, Epicure racontant que la maladie dont il était affligé ne l'empêchait pas de conserver son entière liberté d'esprit, il subit lui-même l'assaut de maux susceptibles de gêner l'accomplissement de son devoir.
Philosophe ou penseur ?
En quête d'un équilibre intérieur, Marc Aurèle ne se soucie pas d'étaler de savantes références philosophiques. Il ne s'agit pas, pour lui, de rédiger un traité de philosophie mais de faire dialoguer sa raison et son âme, de la façon la plus personnelle qui soit : lui qui est si marqué par le stoïcisme se réfère fort peu aux grands classiques de la pensée stoïcienne. Nul étalage d'érudition : les Pensées n'étaient pas, estime Pierre Grimal, destinées à la publication et ces notes sans ordre apparent traduisent, avec fidélité, les préoccupations d'un homme honnête dont le destin a fait un empereur et qui veut exercer avec équité cette lourde fonction.
Une telle disposition d'esprit a été bien accueillie par ses contemporains. bien qu'il y eût, dans la mentalité populaire romaine, une certaine défiance vis-à-vis de la philosophie, souvent perçue comme une fumeuse, voire fumiste cuistrerie, destinée à épater les naïfs. Héritage, sans doute, d'un antique bon sens paysan refusant de se laisser duper par des jongleries intellectualistes. Cicéron lui-même, qui reconnaissait pourtant le caractère formateur, pour l'esprit, de la philosophie, n'affirmait-il pas, dans la République, que « les philosophes n'avaient été pour rien dans la naissance, la croissance et la grandeur de Rome » ? Sous Vespasien, qui éprouvait lui-même peu de sympathie pour les philosophes - au point de décréter, en 71, leur bannissement -, Quintilien, investi par l'empereur d'un véritable magistère sur l'enseignement officiel, dénonce vertement la philosophie, étant donné "que nul autre genre de vie n'est plus éloigné des devoirs civiques". Sous la plume de Mucien, ami et conseiller de Vespasien, la critique des philosophes se fait acerbe : "Pour peu que l'un d'eux ait laissé pousser sa barbe, haussé le sourcil, qu'il porte un manteau court rejeté en arrière sur ses épaules et aille nu-pieds, il déclare aussitôt qu'il est sage, et juste, et se donne de grands airs".
Il faut bien que Marc Aurèle soit apparu comme un philosophe d'une tout autre nature pour rallier les suffrages de ses contemporains. Ceux-ci avaient en effet compris que la philosophie n'était pas, pour lui, matière à dissertations plus ou moins spécieuses mais un outil de travail pour faire son métier le plus honorablement possible : essayer de mieux connaître, de mieux comprendre la nature humaine pour assumer au mieux le gouvernement de la Cité. D'où une certaine indulgence populaire, même lorsque l'empereur se laisse aller à lire ostensiblement un livre au cirque, alors que la foule se passionne et trépigne devant le spectacle de l'arène... On comprend mieux quel mérite eut Marc-Aurèle à se garder des fureurs et des passions, à maintenir une exigence de sérénité dans la conduite du pouvoir, lorsqu'on sait que sous son règne (161-180) se produisirent les premiers indices de la longue crise qui devait, après quelques phases de rémission, emporter l'empire romain.
Le règne d'Antonin (138-161), père adoptif de Marc-Aurèle, avait marqué l'apogée de la pax romana - cette paix romaine qui devait susciter, dans la suite des siècles, tant de nostalgie... Les premiers craquements se produisirent dès le début du règne de Marc Aurèle : en 162 le Parthe Vologèse III attaque l'Arménie, anéantit une armée romaine puis envahit la Syrie, tenue par des troupes romaines mal entraînées, victimes d'un relâchement tant physique que moral. Sans expérience militaire sérieuse, Marc Aurèle eut la sagesse de confier, pour rétablir la situation, le commandement de ses troupes à Avicius Cassius. Celui-ci sut reprendre en main et galvaniser les troupes dont il disposait. L'offensive des légions permit de refouler les Parthes et d'assurer la présence romaine sur les voies d'accès à la Babylonie, par l'installation de colonies en des points stratégiques.
Le philosophe devient soldat
Mais, dès 166, c'est la frontière du Danube qui craque à son tour sous la poussée germanique. Le risque d'un double front représente un danger nouveau, et peut-être mortel, pour l'Empire. Marc Aurèle se porta donc en personne sur le front danubien et combattit avec un courage qui provoqua admiration et émulation chez ses hommes. Comme tout grand chef, il savait que l'exemple personnel est le meilleur stimulant pour inciter des troupes aux plus grands sacrifices. En 175, l'offensive des Marcomans, des Quades et des Iazyges était enrayée. L'empereur était conscient de la nécessité de créer de nouvelles provinces-glacis sur le moyen Danube, pour renforcer le limes (ligne de défense fortifiée le long des frontières). Mais c'est lors de la guerre entreprise pour atteindre cet objectif qu'il mourut, à la tâche (17 mars 180). Cette mort au front était exemplaire : "Il avait, jusqu'à son dernier soupir travaillé à la défense et à l'agrandissement de l'Empire" (2).
Ce philosophe qui avait su se faire soldat devait rester présent dans la mémoire des hommes. Même si les auteurs ecclésiastiques lui reprochèrent, jusqu'à nos jours, la persécution dont furent victimes des chrétiens, à Lyon, en 177. Cette affaire est à vrai dire révélatrice d'une crise religieuse, intellectuelle et morale qui était alors en train de gagner le monde romain sous l'effet d'influences venues d'Orient. On constate, en effet, que les chrétiens de Lyon sont - leur nom l'indique - d'origine orientale. La diffusion du christianisme se heurte à des cultes rivaux, issus d'Orient eux aussi : en l60, le culte de Cybèle a été officiellement reconnu à Lyon. Dès lors, la tension monte, des troubles se produisent et Jean-Jacques Hatt interprète les événements de 177 comme "une sorte de règlement de comptes entre deux communautés religieuses rivales, toutes deux asiatiques, toutes deux fanatiques" (3).
Une attitude évidemment incompréhensible pour Marc Aurèle, lui qui était convaincu, rappelle Grimal, que "le bonheur et le salut appartiennent à ce monde". Et que le divin est à chercher d'abord en nous-mêmes.
François Fontaine, Marc-Aurèle, Editions de Fallois.
Pierre Grimal, Marc Aurèle, Fayard.
(1) Le titre, devenu traditionnel, ne remonte pas à Marc Aurèle lui-même, puisque celui-ci avait intitulé son ouvrage Pour moi-même.
(2) Pierre Grimal.
(3) J. J. Hatt, Histoire de la Gaule romaine, 1959.
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Un bâtisseur de la maison de France
Le Choc du Mois – N°65 – Juin 1993
Au temps où les instituteurs se sentaient tenus d'entretenir une mémoire nationale, le roi Philippe Auguste figurait parmi les grandes figures héroïsées par les manuels scolaires. Dans la glorieuse galerie allant de Vercingétorix à Napoléon, le Capétien était représenté sur le champ de bataille de Bouvines, à la tête de ses barons lourdement harnachés et des fantassins des milices communales. Imagerie destinée à nourrir l'imaginaire populaire national.
Mais cet imaginaire est-il si éloigné de la réalité historique ? C'est la question que se pose Gérard Sivéry, professeur à l'université Charles de Gaulle (Lille III), en consacrant une étude solidement documentée à ce souverain qui, constate-t-il, "est l'un de nos rois dont la mémoire collective a le mieux gardé le souvenir".
Philippe est tôt impliqué dans le monde de la grande politique : au printemps 1179, sentant la mort approcher, son père, le roi Louis VII, décide de faire couronner cet adolescent de 14 ans qui est son seul héritier. Ce faisant, Louis s'inscrit dans la tradition capétienne. Ses prédécesseurs ont tous, en effet, utilisé ce moyen simple - le couronnement du fils du vivant même du roi régnant - pour se protéger des aléas de l'élection. Car le roi de France est élu par les grands du royaume, censés représenter le peuple, et cette tradition, remontant aux Francs, peut, en principe, interdire à une famille de s'incruster sur le trône. Pour imposer, donc, une hérédité de fait, les Capétiens ont trouvé la solution élégante du couronnement anticipé. Soucieux de verrouiller la situation, le roi Louis VII entraîne sa cour vers Reims pour procéder à la cérémonie le 15 août, jour de l'Assomption (le culte marial est au cœur de la religiosité de l'époque). Or, un curieux incident se produit au cours du voyage, relaté par les Gesta Philippi Augusti Francorum Regis, dont les deux auteurs successifs furent un ancien médecin devenu moine de l'abbaye de Saint-Denis, Rigord, et Guillaume Le Breton, chapelain royal. Le cortège royal faisant étape à Compiègne, le jeune Philippe obtient de son père l'autorisation de chasser dans la forêt voisine. Ayant pénétré avec ses compagnons de chasse au cœur de la forêt, le prince tombe soudain sur "un sanglier merveilleux". Ayant signifié à son escorte que l'animal était pour lui, le futur roi se lance si fougueusement à sa poursuite que personne n'arrive à le suivre. Mais, au plus profond de la forêt, le sanglier s'évanouit. Dépité, Philippe veut revenir sur ses pas. Mais il se perd, tourne en rond pendant deux jours et une nuit, jusqu'à ce qu'un homme des bois au visage noirci de fumée et attisant un grand feu - charbonnier ou forgeron ? - lui indique le bon chemin pour sortir de la forêt.
Marqué profondément par cette aventure, le prince tombe malade mais, à l'issue de cette épreuve, il est devenu "meilleur" et "plus curieux des affaires du royaume", assure Guillaume Le Breton. Celui-ci, bien entendu, a comparé le sanglier fautif au diable, qui aurait voulu ravir le futur roi à son peuple et à son royaume.
Gérard Sivéry voit bien qu'il y a dans cet épisode le thème de l'épreuve formatrice, pour un adolescent qui va devoir se conduire comme un homme - et comme un souverain ! Mais il n'aperçoit pas la dimension culturelle et mythique du récit. A l'évidence, il y a renvoi à de profondes et antiques racines celtiques. Le futur roi est entraîné vers une initiation-révélation (la nécessité, pour un souverain, de se dépasser), au cœur de la forêt sanctuaire, lieu de conservation et de perpétuation de la sagesse ancestrale, par ce sanglier qui était chez les Celtes l'animal consacré au dieu Lug, dieu du soleil levant, dieu "aux doigts de lumière", dieu éveilleur.
La référence à un imaginaire celtique, dans la biographie d'un roi de France, n'a rien d'étonnant, compte tenu de ce que sont les soubassements de la culture de l'Europe médiévale. Nous en avons confirmation dans la gestation même du futur Philippe Auguste. Son père, ayant longtemps espéré en vain la naissance d'un fils, put voir dans la grossesse de sa troisième épouse, Adèle de Champagne, un signe du ciel : "Amateur des romans de la Table Ronde et notamment de la légende du Saint-Graal, mêlée aux légendes arthuriennes, il vit en songe un fils qui tenait en main un calice et qui le présentait aux Grands du royaume". Belle image de syncrétisme pagano-chrétien...
Son sacrement et son couronnement ayant été retardés par l'incident relaté plus haut, Philippe reçoit finalement l'onction sacrale et la couronne le 1er novembre 1179 - c'est-à-dire le jour de la fête celtique de Samain christianisée en Toussaint. Hasard ? Rappelons que les hommes du Moyen Age ont un sens et un souci du symbolisme que nous avons, malheureusement, perdus. Très vite, le roi Philippe est confronté à des luttes de clans qui opposent de grands féodaux prétendant exercer leur influence sur la couronne. Et, parmi ces coteries, la moins dangereuse n'est pas celle du jeune roi... Le domaine royal est menacé d'encerclement par une dangereuse coalition qui se dessine, groupant le lignage champenois (qui contrôle les comtés de Champagne, Sancerre, Blois et Chartres), la maison de Flandre et celle de Hainaut (soit le Valois, le comté d'Amiens, l'Artois, la Flandre et le Hainaut).
En épousant Isabelle de Hainaut, Philippe fait coup double: il désagrège la coalition naissante et il unit son sang au sang carolingien, car la nouvelle reine de France a pour ancêtre Charles de Lorraine, compétiteur malheureux, en 987, d'Hugues Capet et oncle du dernier roi carolingien ainsi que de Judith, arrière-petite-fille de Charlemagne. Sous les règnes du fils et petit-fils de Philippe, Louis VIII et saint Louis, on ne manquera pas de rappeler le caractère hautement symbolique, en matière de légitimité, de l'union entre hérédité carolingienne et hérédité capétienne.
Si le mariage est une arme politique, il faut aussi manier l'épée pour rappeler à l'obéissance les vassaux insoumis, tel le comte de Sancerre, à qui l'on prend de vive force le château-fort de Châtillon. Enfin, il faut imposer l'autorité royale à des groupes de pression intervenant dans le domaine économique : après avoir, dès la première année de son règne, pris des mesures contre les juifs, Philippe les expulse en 1183, confisque leurs biens (le moine Rigord assure qu'ils possédaient la moitié de Paris) et met fin au monopole juif sur le marché aux grains situé jusqu'alors près de la cathédrale Notre-Dame, ce qui provoque le déplacement du centre commercial de Paris de l'île de la Cité vers le quartier des Halles, sur la rive droite de la Seine.
Ces diverses actions manifestent le souci qu'a le jeune roi d'accomplir au mieux son devoir de souverain car, nous dit le chroniqueur anglais Giraud Le Gambrien, il étaient soucieux "de restaurer le royaume de France tel qu'il était au temps de Charlemagne, dans son espace et sa rigueur". D'où le qualificatif que donne Rigord dans ses Gesta à son roi : il est Augustus, c'est-à-dire, "étymologiquement, celui qui augmente, qui accroît". La référence romaine qu'implique ce surnom "d'Auguste" est révélatrice : alors que l'Empire et la papauté se disputent l'héritage de la tradition romaine (l'Empire se dit "romain" tout comme l’Eglise se dit "romaine"), la France affirme que son roi, après tout, peut bien revendiquer lui aussi, à bon droit, une telle prestigieuse référence. D'autant qu'il reprend à son compte le vieux principe romain : l'Etat est là pour imposer la primauté de l’intérêt collectif contre les intérêts particuliers, quels qu'ils soient. Autrement dit, contre les féodalités de tout poil, le roi doit être solidaire de son peuple, de cette base populaire sur laquelle doit s'appuyer tout chef national pour pouvoir vaincre ceux qui ne pensent qu'à leur propre profit.
Alors que les bonnes âmes, soucieuses de tenir en tutelle le pouvoir royal, s'activent pour rompre l'union de Philippe et de son épouse, en 1187 la reine donne au roi un fils, Louis. Voilà la continuité de la lignée assurée. Et voilà le roi - ce roi qui a de peu dépassé ses 20 ans - convaincu qu'il lui appartient d'être ce décideur dont le pays a besoin.
Significativement, Philippe décide de ne pas donner de successeur au chancelier, disparu en 1185, et au sénéchal, mort en 1191. Ces grands officiers de la Couronne pouvaient être des écrans entre le roi et son peuple. Philippe a compris qu'il est vital, politiquement, de limiter strictement le pouvoir des membres de son entourage le plus proche. "Il veut, explique Gérard Sivéry, se libérer du carcan des usages féodaux". Il a trouvé la solution : s'appuyer sur les villes, les évêques et les abbés qui lui sont fidèles - ne serait-ce que parce que c'est leur intérêt bien compris... Alors même que le roi n'hésite pas à affronter la papauté, en particulier lorsque celle-ci veut intervenir dans ses démêlés conjugaux avec sa deuxième épouse, Ingeburge, il peut compter sur l'appui des prélats fidèles.
Cependant, le roi sait bien que le fondement de son pouvoir réel relève de la géopolitique. Philippe en effet est convaincu, à juste titre, que la puissance du souverain repose sur l'étendue et la richesse du domaine royal, qui lui fournit ses ressources en argent et en soldats. Il faut donc étendre, au maximum, la base territoriale du domaine royal. Ce devait être la ligne directrice de sa politique, tout au long de son règne.
Réaliste, Philippe sait attendre son heure. Le domaine capétien est menacé d'étouffement par les possessions, considérables, du roi d'Angleterre, ce Plantagenêt qui contrôle, de la Normandie à l'Aquitaine, tout l'Ouest du royaume. Philippe dresse d'abord contre le vieux roi Henri II ses fils révoltés. Puis, Richard Cœur de Lion étant devenu roi, il part avec lui à la croisade... tout en guettant en permanence l'occasion qui lui permettra de damer le pion à celui qui restera toujours plus un rival qu'un allié.
C'est pourtant face au frère et successeur de Richard, Jean sans Terre, que Philippe va obtenir de spectaculaires succès. A l'issue de longues confrontations, le roi de France, s'appuyant fort astucieusement sur les mécanismes du droit féodal que Jean n'a pas respectés, entre en conflit ouvert avec lui, au nom du respect des principes (Jean a humilié un de ses vassaux, qui a fait appel au roi de France puisque Jean doit l'hommage au Capétien pour ses possessions sises en France). Malgré l'alliance nouée entre le Plantagenêt et l'empereur germanique Otton de Brunswick, les armées françaises, qui ont à se battre sur deux fronts, sont successivement victorieuses à La Roche-aux-Moines (2 juillet 1214) et à Bouvines (27 juillet 1214). A côté des chevaliers, les communiers ont répondu à l'appel du roi. On leur fait confiance, en les plaçant aux avant-postes, où ils font merveille. A l'annonce de la victoire, le peuple de Paris fait la fête, pendant une semaine, jour et nuit. Même enthousiasme dans les communes rurales, où paysans et vignerons seront largement récompensés de leur contribution à la victoire nationale.
En éliminant le danger Plantagenêt, Philippe Auguste quadruple l'étendue du domaine royal : la riche Normandie et les riants pays de la Loire donnent au pouvoir capétien un accroissement spectaculaire de puissance. De plus, en laissant des chevaliers français se lancer à l'assaut du Languedoc, sous le pieux prétexte de la croisade contre les cathares, Philippe prépare la voie à ses successeurs : l'implantation capétienne dans les terres du sud permettra, au cours du XIIIe siècle, le débouché sur la Méditerranée.
Le règne de Philippe Auguste aura donc été celui d'un solide bâtisseur, tant sur le plan de l'organisation administrative du royaume que sur celui de la consolidation du pouvoir royal. En témoigne le fait que, le premier de la lignée capétienne, Philippe juge inutile de faire couronner de son vivant son fils Louis. L'héritage est désormais solide.
Gérard Sivery, Philippe Auguste, Plon.
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Le Choc du Mois – N°52 – Mai 1992
Qu'est-ce qu'une nation ? Question on ne peut plus actuelle, à l'heure où Alain Minc s'inquiète de la renaissance de l'idée nationale (1), et où il apparaît de plus en plus crûment que les "grandes questions de société" se ramènent toutes au problème de l'appartenance d'un individu à des communautés organiques. question que se posait déjà, en 1882, Ernest Renan.
Ernest Renan n'est pas un auteur à la mode. Raison de plus pour le lire, ou le relire. Car il pose les bonnes questions - même s'il n'apporte pas toutes les bonnes réponses.
Renan fut, en son siècle, un maître à penser ; son œuvre a laissé de profondes traces dans la culture française. Il unit en effet la quête du savoir et le besoin de croire, réconciliant en sa personne ces deux impératifs de la nature humaine.
Sa naissance dans une modeste famille bretonne, ses études au petit séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet avaient préparé Renan à une carrière d'Eglise. Mais, saisi par la fièvre du savoir, il accumule en quelques années une culture impressionnante, qui l'amène à douter des vérités trop établies, trop confortables, enseignées par l'Eglise. En lui naît un dialogue, qui ne cessera plus, entre science et religion. Renan affirme vouloir « la pure contemplation du beau et la recherche passionnée du vrai ». D'où le choix qu'il fait de se consacrer à l'histoire des religions (il publie, de 1863 à 1882, une monumentale Histoire des origines du christianisme). En faisant dialoguer science et foi, car pour lui la dynamique des contraires, l'harmonie des contrastes conduisent à la vérité. C'est très exactement ce principe qu'il applique à la définition de la nation.
Dans la filiation de Michelet
Au soir de sa vie, alors qu'il est au faîte de la consécration et des honneurs, Renan prononce en Sorbonne une conférence en forme de testament spirituel : Qu'est-ce qu'une nation ? (2), texte didactique dont la solide charpente rhétorique est conçue pour convaincre. Douze ans après la secousse de 1870, le traumatisme de la perte de l'Alsace-Lorraine, Renan convie les Français à s'interroger sur eux-mêmes.
D'où viennent-ils ? De loin. La naissance des nations remonte en effet, pour Renan, au Haut Moyen Age : "C'est l'invasion germanique qui introduisit dans le monde le principe qui, plus tard, a servi de base à 1'existence des nationalités." Certes, les Francs installés en Gaule romanisée étaient peu nombreux. Mais, sur fond de commune identité culturelle (remontant à la proto-histoire), Germains, Celtes et Latins ont créé une nation : "France devint très légitimement le nom d'un pays où il n'était entré qu'une imperceptible minorité de Francs. Au Xe siècle, dans les premières chansons de geste, qui sont un miroir si parfait de l'esprit du temps, tous les habitants de la France sont des Français."
Le phénomène décisif a été la fin du système carolingien : "Depuis la dislocation de l'Empire de Charlemagne, l'Europe occidentale nous apparaît divisée en nations."
Ainsi les nations sont filles de l'histoire. Mais quels sont leurs fondements ? La race ? La langue ? La géographie ? La religion ? Les intérêts ? Autant de raisons insuffisantes. Et Renan cisèle les formules devenues références classiques: "Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis [...] Avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple [...] L'existence d'une nation est un plébiscite de tous les jours."
Ce volontarisme va rester la marque de la définition française de la nation. Elle s'inscrit évidemment - et le contexte historique de l’après 1870 y est pour beaucoup - en contrepoint de la définition allemande, axée sur le déterminisme ethnique. En cela. Renan se fait continuateur de Michelet et de Fustel de Coulanges. Et sa conférence de la Sorbonne apparaît, onze ans après la publication de la Réforme intellectuelle et morale de la France (1871), comme la conclusion logique de cette œuvre phare de la pensée renanienne. Une pensée qui, pour Barrès, avait un défaut d'ancrage charnel. Certes, Renan avait bien écrit que "le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont fait ce que nous sommes" Mais il ne soulignait pas assez, au gré de Barrès, l'étroite dépendance qui unit, soude les morts aux vivants et l'individu à sa communauté populaire, cette union étant fondatrice de l'appartenance identitaire, de la nation. L'homme n'est rien, coupé de ses racines, sinon le fruit abstrait, la construction artificielle et stérile d'un intellectualisme desséchant ("L'intelligence, quelle petite chose à la surface de nous-mêmes !")
Un défaut d’ancrage charnel
Il faut donc, pour comprendre ce qu'est la nation, savoir que tout homme est déterminé par la communauté dont il est issu, dont il est le produit - un héritier qui doit tout à l'héritage. Un héritage génétique dont un Jules Soury, professeur de psychologie physiologique à l'Ecole des hautes études, s'est fait, avant Barrès, l'avocat. C'est en prenant conscience de cet héritage et en l'assumant que l'on peut, enraciné dans une nation, une terre, une langue, une culture, trouver sens et valeur à la vie. Ce que traduit Barrès en termes d'une grave et sombre poésie : "Le jour des morts est la cime de l'année [...] Le 2 novembre en Lorraine, quand sonnent les cloches de ma ville natale et qu'une pensée se lève de chaque tombe, toutes les idées viennent me battre et flotter sur un ciel glacé, par lesquelles j'aime à rattacher les soins de la vie à la mort [...] Certaines personnes se croient d'autant mieux cultivées qu'elles ont étouffé la voix du sang et l'instinct du terroir. Elles prétendent se régler sur des lois qu'elles ont choisies délibérément et qui, fussent-elles très logiques, risquent de contrarier nos énergies profondes. Quant à nous, pour nous sauver d'une stérile anarchie, nous voulons nous relier à notre terre et à nos morts [...] C'est peu de dire que les morts pensent et parlent par nous; toute la suite des descendants ne fait qu'un même être."
Les détracteurs de la nation, qui tiennent le haut du pavé médiatique, opposent volontiers Renan et Barrès. L'un serait "républicain", donc fréquentable, l'autre pas... C'est là habileté, rouerie de ceux qui, dans le cadre de la guerre culturelle - en attendant la guerre tout court - opposant nationalisme et cosmopolitisme, espèrent entretenir le clivage, factice, entre définition française, volontariste, et définition allemande, déterministe, de la nation. Ces deux définitions, en fait, se complètent, doivent se compléter. Car l'une sans l'autre ne peut atteindre le réel : l'homme est fait de corps et d'âme, et négliger, voire mépriser l'une des deux composantes condamne à verser soit dans le matérialisme, soit dans le spiritualisme. Or l'unité humaine est faite du dépassement, par l'harmonie, de ces contraires. Tant il est vrai que la nation est faite d'un peuple, dont l'homogénéité doit autant à la nature qu'à l'histoire. Un peuple qui aura un destin tant qu'il voudra rester une nation. Tant qu'il aura choisi de vivre. C'est-à-dire tant qu'il aura choisi de combattre. Les années qui viennent nous diront si le peuple français est digne de vivre.
(1 ) "C'est par exception que l'histoire a été congelée depuis 1945. Mais avec elle revient la nation, à la fois sous la pression du monde extérieur, et sous la poussée interne." La Vengeance des nations, Grasset, 1990.
(2) Qu'est-ce qu'une nation ? Textes de Renan, Barrès, Daudet, Gourmont, Céline présentés par Philippe Forest, Bordas, 1991.
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Pierre-Joseph Proudhon

"Il n'est pas possible de séparer le proudhonisme de la vie de Proudhon, écrit Jean Touchard (1) ; le proudhonisme c'est d'abord la présence d'un homme". C'est sans doute le côté le plus attachant de celui qui fut l'un des pères fondateurs du socialisme français : il a vécu, totalement, ses idées.
Né le 15 janvier 1809 à Besançon, Pierre-Joseph Proudhon avait pour parents un tonnelier (vigneron à ses heures) et une servante. Loin de cacher ses origines modestes, Proudhon a toujours affirmé qu'il entendait, à travers son œuvre, "travailler sans relâche... à l'amélioration intellectuelle et morale" de ceux qu'il se plaît à nommer "ses frères et ses compagnons". Homme du peuple, devenu par ses écrits la conscience de nombreux militants révolutionnaires, Proudhon se gardera toujours de succomber à la vanité qu'apporte trop souvent le succès intellectuel. A vingt-neuf ans, alors qu'il vient d'être choisi par l'Académie de Besançon comme bénéficiaire de la pension Suard (2), il écrit à son ami Ackermann : "Faites des vœux pour que ma fragilité humaine reste fidèle à ses serments et à ses convictions et ne se laisse point offusquer par un vain succès d'amour-propre" (3).
La France louis-philipparde, la France de Guizot proclame bien haut le primat des valeurs marchandes. Proudhon, qui est, du fait de son succès à l'Académie de Besançon, en position de jouer le bon jeune homme né pauvre mais plein d'avenir - s'il sait se couler dans le moule des "convenances" - refuse de se laisser happer par le système bourgeois : "Je vis parmi un troupeau de moutons. J'ai reçu les compliments de plus de deux cents personnes : de quoi pensez-vous qu'on me félicite surtout ? de la presque certitude que j'ai maintenant, si je le veux, de faire fortune, et de participer à la curée des places et des gros appointements ; d'arriver aux honneurs, aux postes brillants (...) Je suis oppressé des honteuses exhortations de tous ceux qui m'environnent : quelle fureur du bien-être matériel ! (...) Le matérialisme est implanté dans les âmes, le matérialisme pratique, dis-je, car on n'a déjà plus assez d'esprit pour professer l'autre" (4).
Résister aux tentatives de récupération et d'intégration par lesquelles la société bourgeoise détourne et exploite, avec art, les jeunes talents et les jeunes ardeurs révolutionnaires : c'est la constante préoccupation de Proudhon. Il s'en confie à son ami : "Ne donnerons-nous pas un jour le spectacle d'hommes convaincus et inexpugnables dans leur croyance, en même temps que résolus et constants dans leur entreprise. Prouvons que nous sommes sincères, que notre foi est ardente ; et notre exemple changera la face du monde. La foi est contagieuse ; or, on n'attend plus aujourd'hui qu'un symbole, avec un homme qui le prêche et le croie".
On a beaucoup écrit, beaucoup disserté sur Proudhon. Et certes, sa philosophie sociale, sa sociologie, sa doctrine sociopolitique méritent examen et restent, au moins partiellement, d'utiles éléments de réflexion, dont on a pu souligner l'actualité (5). Mais c'est sa foi, sa volonté révolutionnaires qui nous parlent, aujourd'hui, au premier chef. Sainte-Beuve, regrettant que Proudhon n'ait été "qu'un grand révolutionnaire" - et non point un philosophe au sens académique du terme - accuse sa trop riche nature : "Si l'on entre dans le jeu, dans le débat social avec une veine trop âpre de sentiments passionnés, intéressés, irrésistibles, on est plus un philosophe, on est un combattant. C'est surtout ce que fut Proudhon. Le philosophe qu'il était par le cerveau ou qu'il aurait voulu être était à tout moment dérangé, troublé, surexcité par le cri des entrailles. Il tenait trop de ses pères et de sa souche première par la sève, par la bile et par le sang. Il était trop voisin de sa terre nourrice, trop voisin, pour ainsi dire, des aveugles éléments naturels qui étaient entrés dans son tempérament puissant et dans sa complexion même".
Le caractère d'enracinement qui marque la personnalité et l'œuvre de Proudhon - on a pu parler, pour désigner sa doctrine, d'un "socialisme paysan" - semble ainsi à Sainte-Beuve rédhibitoire, car compromettant le libre essor de l'intellect. C'est, tout au contraire, ce qui donne au génie proudhonnien sa saveur et lui évite de tomber dans les spéculations utopiques, si en faveur au XIXe siècle. Ses souvenirs d'une jeunesse passée au milieu de paysans et d'artisans seront pour Proudhon un sûr garde-fou contre les théories déréalisantes. Leur évocation, qui exprime un naturalisme au panthéisme diffus, révèle un aspect trop méconnu de sa personnalité. Proudhon, qui a gardé les vaches de sept à douze ans, se souvient :
"Quel plaisir autrefois de se rouler dans les hautes herbes (...) de courir pieds nus sur les sentiers unis, le long des haies ; d'enfoncer mes jambes dans la terre profonde et fraîche ! Plus d'une fois, par les chaude matinées de juin, il m'est arrivé de quitter mes habits et de prendre sur la pelouse un bain de rosée. Que dites-vous de cette existence crottée, Monseigneur ? (6) Elle fait de médiocres chrétiens, je vous assure. A peine si je distinguais alors moi du non-moi. Moi, c'était tout ce que je pouvais toucher de la main, atteindre du regard, et qui m'était bon à quelque chose ; non-moi c'était tout ce qui pouvait me nuire et résister à moi".
Et, citant "les nymphes des prés humides" dont parle Sophocle, Proudhon ajoute : " Ceux qui, n'ayant jamais éprouvé ces illusions puissantes, accusent la superstition des gens de la campagne, me font parfois pitié. J'étais grandelet que je croyais encore aux nymphes et aux fées ; et si je ne regrette pas ces croyances, j'ai le droit de me plaindre de la manière dont on me les a fait perdre".
Le jeune sauvageot franc-comtois se transforme, à douze ans, en écolier studieux. Grâce à une bourse d'externat, il peut faire des études secondaires. Dans des conditions certes difficiles : le dénuement familial est tel qu'il doit, faute d'argent pour acheter les livres nécessaires, recopier les textes sur les livres des condisciples fortunés ; il lui faut, le plus, souvent s'absenter pour aider son père dans ses travaux. Dès qu'il a un instant, il se précipite à la bibliothèque municipale de Besançon, où la qualité et la quantité de ses lectures font l'étonnement du conservateur.
A dix-huit ans il doit interrompre ses études - la situation financière de la famille est alors catastrophique - et il devient typographe. L'imprimerie est, au XIXe siècle, un métier propice pour l'éclosion et la formation d'une conscience idéologique.
Engagé comme apprenti, Proudhon devient vite correcteur. Il maîtrise le latin aussi bien que le français, et on lui confie les épreuves de livres de théologie et de patristique, une Vie des Saints et une édition de la Bible. Il en profite pour apprendre, seul, l'hébreu. Puis il entreprend de faire, pendant deux ans, son "tour de France", selon la tradition du compagnonnage - cette aristocratie du monde ouvrier.
De retour à Besançon, Proudhon fonde avec un associé une imprimerie, qui périclite assez vite. D'où sa candidature à la pension de l'Académie de Besançon, qu'il obtient non sans mal, après avoir conquis, à vingt-neuf ans, le titre de bachelier. A l'évidence, certains flairent en ce jeune homme doué un fumet suspect, révolutionnaire. "Tout ce qu'il y a de dévots, de têtes bigotes et de prêtres dans l'Académie, est opposé à mon élection", écrit Proudhon à un ami.

L'inquiétude des "têtes bigotes" est fondée. En effet, Proudhon est plus soucieux de participer au combat des idées que de réussite économique. En publiant un mémoire sur une question mise au concours par l'Académie de Besançon - De l'utilité de la célébration du dimanche- Proudhon entre dans l'arène. Son mémoire est primé, mais on a jugé "inquiétantes" certaines des idées qui y étaient exprimées. Ce sera un tollé lorsque, fixé désormais à Paris, Proudhon y publiera, en 1840, Qu'est-ce que la propriété ? Ou recherches sur le principe du droit et du gouvernement. Car, pour attirer l'attention sur son livre, Proudhon a choisi la provocation. En mettant en relief, dans son texte, une formule choc : "La propriété, c'est le vol". Il a réussi au-delà de toutes espérances, puisqu'on ne retient en général de son œuvre que cette phrase incendiaire.
Commence alors pour lui une existence chaotique. Sommé de s'expliquer, il récidive en publiant un deuxième mémoire sur la propriété en 1841, puis un troisième en 1842. Celui-ci est saisi, Proudhon est poursuivi devant les assises du Doubs, et acquitté. En 1843, il se fixe à Lyon, où il travaille dans l'entreprise de batellerie de ses amis Gauthier. C'est pour lui l'occasion de voyager beaucoup, et de faire la connaissance des principaux socialistes de son temps : Pierre Leroux, Louis Blanc, Cabet, Victor Considérant, George Sand, Bakounine, Karl Marx. Les relations avec ce dernier s'aigrissent vite. Proudhon ayant publié, en octobre 1846, La philosophie de la misère, Marx répond, en juin 1847, par La misère de la philosophie.
Proudhon rompt avec le marxisme parce qu'il y voit un nouveau dogmatisme. Si le christianisme est "le système de la déchéance personnelle ou du non-droit", le communisme est "la déchéance de la personnalité au nom de la société". "Ne nous faisons pas, accuse Proudhon, les chefs d'une nouvelle intolérance, ne nous posons pas en apôtres d'une nouvelle religion, cette religion fut-elle la religion de la logique, la religion de la raison". D'où une critique contre tout systématisme, religieux ou laïcisé, qu'a bien résumée Henri de Lubac : "Dirigée d'abord et plus explicitement contre le ciel des religions, sa critique atteint par surcroît tout messianisme terrestre" (7).
Quand éclate la révolution de 1848, Proudhon regrette - il le note dans ses Carnets - qu'elle ait été faite sans véritable programme d'action. Ce programme, il va essayer de l'élaborer. Il collabore au Représentant du peuple, donnant jour après jour des articles d'économie politique, entrecoupés d'articles polémiques, dictés par l'actualité. Elu à l'Assemblée Nationale, il y prononce, après les sanglantes journées de juin, un violent discours contre la bourgeoisie.
Après l'arrivée au pouvoir de Louis-Napoléon, Proudhon publie contre lui plusieurs articles qui sont de véritables réquisitoires. Poursuivi, condamné, il est emprisonné de juin 1849 à juin 1852. Il en profite pour écrire Les confessions d'un révolutionnaire, Idée générale de la révolution et La philosophie du progrès, tout en continuant à collaborer régulièrement au journal Le Peuple, devenu en octobre 1849 La voix du peuple. En 1858 la publication De la justice dans la Révolution et dans l'Eglise - un livre "qui allait être considéré comme le manifeste de l'anticléricalisme français" (G. Gurvitch) - entraîne de nouvelles poursuites, et une condamnation à trois ans de prison. Réfugié en Belgique, Proudhon y reste jusqu'en 1862. Malade, il continue à écrire. Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la Révolution paraît en 1863. Des groupes socialistes se tournent vers lui, attendant conseils et consignes. Mais Proudhon, épuisé, meurt le 19 janvier 1865.
Il reste de son œuvre quelques enseignements fondamentaux. Tout d'abord, ce que Pierre Haubtmann appelle son "vitalisme" : une société, pour être viable, doit être "en acte", en perpétuelle évolution, avec pour moteur de cette évolution l'effort, l'action, la création. Ce "vitalisme" exprime la capacité créatrice, la puissance vitale du "travailleur collectif" qu'est le peuple des producteurs. Inspiré par une vision de la diversité infinie du monde en mouvement, Proudhon assure que la réalité sociale, la réalité humaine sont comprises dans un mouvement dialectique sans fin - et qu'il est bien qu'il en soit ainsi. "Le monde moral comme le monde physique reposent sur une pluralité d'éléments irréductibles. C'est de la contradiction de ces éléments que résulte la vie et le mouvement de l'univers" (8). Proudhon propose donc un "empirisme dialectique" (9).
Dans cette perspective, l'homme trouve, peut trouver, s'il en a la volonté la possibilité de se façonner et de façonner le monde. Il n'y a pas de fatalité : « L'auteur de la raison économique c'est l'homme ; l'architecte du système économique, c'est encore l'homme » (10).
L'argent de l'action de l'homme sur le monde - le moyen donc de construire un monde nouveau - c'est le travail. Il est pour Proudhon "le producteur total, aussi bien des forces collectives que de la mentalité, des idées et des valeurs" (11). "L'idée, affirme Proudhon, naît de l'action et doit revenir à l'action". Par le travail, l'homme s'approprie la création. Il devient créateur. Il se fait Prométhée. Métamorphose individuelle, mais aussi - et peut-être surtout – communautaire : la classe prolétarienne, sous le régime capitaliste, se fait Prométhée collectif : le travail, facteur d'aliénation dans le cadre d'un régime d'exploitation du travail par le capital, peut devenir le moyen - le seul moyen - d'une désaliénation future. L'émancipation du travail et du travailleur passe par l'élimination de la dictature que fait régner sur le système productif le capital spéculatif. D'où, en janvier 1849, l'essai d'organisation par Proudhon de la "Banque du peuple", qui devait fournir à un taux d'intérêt très bas les capitaux nécessaires aux achats de matières premières et d'outillage. L'évolution des événements fait capoter ce projet. Proudhon le reprend en 1855 et le présente au prince Napoléon. Il le conçoit comme une entreprise destinée à "ruiner la toute-puissance de la Banque et des financiers".
Un tel projet s'insère, chez Proudhon, dans une vision d'ensemble, que Jean Touchard qualifie "d'humanisme prométhéen". Lequel implique une nouvelle morale - "le problème essentiel à ses yeux est un problème moral" (12) -, reposant sur une définition neuve, révolutionnaire, du travail et du travailleur que l'on retrouvera, plus tard, chez Jünger.
Reposant aussi sur le refus des systèmes consolateurs : "Quand le Hasard et la Nécessité seraient les seuls dieux que dût reconnaître notre intelligence, assure Proudhon, il serait beau de témoigner que nous avons conscience de notre nuit, et par le cri de notre pensée de protester contre le destin" (13).
En faisant de l'effort collectif, volontaire et libre, la base même de la pratique révolutionnaire créatrice, Proudhon marque que l'idée de progrès, loin d'être un absolu, est relative et contingente. Elle dépend d'un choix, d'un effort, faute desquels elle échouera. Il n'y a pas de sens de l'histoire, et la révolution sera toujours à recommencer. Car "l'humanité se perfectionne et se défait elle-même". Proudhon voit donc dans la communauté du peuple, dans la communauté des producteurs, la force décisive. Une force qui doit s'organiser sur une base fédéraliste et mutualiste. Ainsi sera tenue en échec, et éliminée, cette forme de propriété oppressive - la seule qu'il condamne, en fait - qui repose sur la spéculation, les manipulations, les capitaux et les "coups" bancaires. Il s'agit en somme de rendre les producteurs maîtres des fruits de la production, en chassant le parasitisme financier.
Il ne faut accorder aucune confiance, pour ce faire, au suffrage universel : "Religion pour religion, écrit Proudhon, l'arme populaire est encore au-dessous de la sainte ampoule mérovingienne". Il n'y a rien à espérer de la politique : "Faire de la politique, c'est laver ses mains dans la crotte". Il faut que les travailleurs s'organisent, se transforment en combattants révolutionnaires, ne comptant que sur eux-mêmes. Il y a, chez Proudhon, une vision guerrière de l'action révolutionnaire. Il écrit d'ailleurs : "Salut à la guerre ! C'est par elle que l'homme, à peine sorti de la boue qui lui sert de matrice, se pose dans sa majesté et sa vaillance". (La Guerre et la Paix, recherches sur le principe et la constitution du droit des gens, Paris, 1861).
A un moment où les socialismes "scientifiques" d'inspiration marxiste se révèlent épuisés et battus en brèche par l'histoire, le courant socialiste français apparaît comme particulièrement neuf et fécond pour renouveler le débat d'idées en France. Il faut relire Proudhon.
P. Vial
(Eléments - Janvier 1981)

Notes:
(1) Jean Touchard, Histoire des idées politiques, T. 2, Paris, PUF, 1967.
(3) C.A. Sainte-Beuve, P. J. Proudhon. Sa vie et sa correspondance, Paris, 1947.
(4) Ibid., Lettre à Ackermann du 16 septembre 1838
(5) L'actualité de Proudhon (Actes du Colloque de l'Institut de sociologie a l'Université libre de Bruxelles), Bruxelles, 1967
(6) Proudhon adresse ce texte à l'évêque de Besançon.
(7) Henri de Lubac, Proudhon et le christianisme, Paris, Seuil, 1945.
(8) Jean Lacroix, Proudhon et la qualité d’homme, in Le Monde, 30 octobre 1980.
(9) Georges Gurvitch, Proudhon, Paris, PUF, 1965.
(10) P. J. Proudhon, Système des contradictions économiques ou philosophiques de la misère, 1946.
(11) Georges Gurvitch, op. cit.
(12) Jean Touchard, op. cit.
(13) C. A. Sainte-Beuve, op. cit.
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Préface à Ainsi parlait Zarathoustra
Traduction et commentaire Robert Dun
Art et Histoire d’Europe – 1988
Ces quelques lignes ne se veulent que témoignage personnel. Le hasard a voulu - mais y-a-t-il un hasard ? - que mon premier contact avec Nietzsche fût Ainsi parlait Zarathoustra. J'avais alors quinze ans. C'était sur les bancs d'un collège des bons Pères maristes. Cette lecture - clandestine - n'était bien sûr pas prévue au programme.
Ce fut une fulguration. Les hommes engagés ont souvent pour guides quelques livres-clés, qui ont tenu un rôle décisif au moment où beaucoup - pour ne pas dire tout - se joue pour certains, entre la quinzième et la dix-huitième année. Ainsi parlait Zarathoustra fut pour moi un de ces livres-là. J'en suis ressorti bouleversé. J'avais trouvé mon étoile polaire.
Mais j'étais vaguement conscient d'être resté trop souvent à la surface d'un tel texte, faute d'un guide sûr pour progresser à travers ce labyrinthe - ce mot étant pris ici dans son meilleur sens : celui d'un parcours initiatique. Aussi cette première lecture fut-elle suivie de beaucoup d'autres. Par fragments, car le texte de Nietzsche est de ceux qu'il faut aborder avec humilité, en s'en imbibant lentement l'esprit et l'âme, afin que s'effectue en soi une lente, patiente macération et transmutation spirituelle. Qu'il n'y ait pas ici d’ambiguïté : cette œuvre m'apparaissait non comme l'un de ces livres saints auxquels les sectateurs des religions monothéistes font sans cesse référence, en prétendant y trouver réponses à toutes leurs questions, mais bien au contraire - et c'est en cela qu'il m'exaltait - comme une permanente interrogation, un constant défi, une tenace invite à aller au-delà, à ne pas se contenter des acquis, réels ou illusoires, de la pensée, mais à remettre en question, à se remettre en question. Nietzsche-Zarathoustra l'affirme d'ailleurs explicitement : "C'est mal récompenser son maître que de rester toujours disciple".
Ainsi parlait Zarathoustra est donc devenu pour moi le fidèle compagnon d'une Queste commencée voici vingt-cinq ans. Un détail l'atteste : lorsque, en montagne, il importe de calculer au plus juste la charge du sac à dos, c'est le seul livre que j'emporte. Et il est rare que je l'oublie. Parce que lui conviennent l'air des hautes altitudes, les sources et la forêt, la forêt fraternelle à ceux de mon espèce. Et, autour d'un feu de camp, je ne sais meilleur enseignement à donner aux camarades assemblés que de lire quelques pages de ce livre.
Un livre qu'on a envie, d'ailleurs, de partager, comme on partage, au bout de l'étape, le quignon de pain et la gourde d'eau. Et c'est ce partage, fraternel, que j'ai découvert un jour avec Robert Dun. Celui-ci bénéficiait d'une longue et profonde intimité avec l'œuvre de Nietzsche. Il a été pour moi un précieux compagnon (au sens étymologique du mot, "celui avec lequel on partage le pain" - et, ici, le pain spirituel) pour pénétrer toujours plus avant dans la compréhension et la communion d'une œuvre dont on n'a jamais fini d'explorer la richesse. Mais, plus encore que d'autres textes, c'est Ainsi parlait Zarathoustra qui fut au centre de nombre de nos conversations.
Je parlais tout à l'heure de fulguration, lors de la découverte d'un tel message. Il n'est pas sans importance que Nietzsche ait lui-même fait état, pour rendre compte des conditions dans lesquelles il a écrit son livre, d'un phénomène de surgissement, rapide et violent de l'inspiration. Certes, il s'écoule près de quatre ans entre août 1881, où se produit la conception fondamentale de l'œuvre - l'idée de retour éternel - alors que Nietzsche marchait "à travers bois" (il le raconte dans Ecce homo), et la fin de sa rédaction, en février 1885. Mais l'écriture proprement dite s'est faite en quelques jours, comme si Nietzsche se libérait, par brèves et brusques saccades, d'une sève portée longtemps en lui : le livre premier est rédigé entre le 1er et le 10 février 1883, le livre second entre le 26 juin et le 6 juillet 1883, le livre troisième du 8 au 20 janvier 1884 et le quatrième en janvier-février 1885. Certains endroits inspirent tout spécialement Nietzsche. Ainsi, une des parties capitales du livre, Des vieilles et des nouvelles tables, fut, au dire de Nietzsche lui-même, "composée au cours de la très pénible montée de la gare au merveilleux nid d'aigle maure d'Eze" (Robert Dun a installé le long de ce raide sentier, il y a plus de dix ans, des panneaux qui portent en quatre langues des pensées de Nietzsche).
C'est en inspiré que Nietzsche a écrit Ainsi parlait Zarathoustra. Il décrit ainsi, dans Ecce homo, cet état où il se juge "une incarnation, un porte-voix, le médium de forces supérieures" : "La notion de révélation, si l'on entend par là que tout à coup, avec une sûreté et une finesse indicibles, quelque chose devient visible, audible, quelque chose qui vous ébranle au plus intime de vous-même, vous bouleverse, cette notion décrit tout simplement un état de fait. On entend, on ne cherche pas; on prend sans demander qui donne ; une pensée vous illumine comme un éclair, avec une force contraignante, sans hésitation dans la forme - je n'ai jamais eu à choisir. Un ravissement dont l’énorme tension se résorbe parfois par un torrent de larmes, où les pas, inconsciemment, tantôt se précipitent, tantôt retentissent ; un comportement "hors-la-loi" ; où l’on garde la conscience la plus nette d’une multitude de frissons ténus irriguant jusqu’aux orteils ; une profondeur de bonheur où le comble de la douleur et de l'obscurité ne fait pas contraste, mais semble voulu, provoqué, mais semble être couleur nécessaire au sein de ce débordement de lumière : un instinct des rapports rythmiques, qui recouvre d'immenses étendues de formes - la durée, le besoin d'un rythme ample, voilà presque le critère de la puissance de l'inspiration, et qui compense en quelque sorte la pression et la tension qu'elle inflige... Tout se passe en l'absence de toute volonté délibérée, mais comme dans un tourbillon de sentiments de liberté, d'indétermination, de puissance, de divinité...".
"Divinité" : le mot est lâché. C'est bien de cela, sans doute, qu'il s'agit avant tout. Ainsi parlait Zarathoustra est un appel au sacré. C'est pourquoi il trace un sûr chemin à ceux qui, en quête de leur destin, se mettent à l'écoute du chant du monde.
"On n'a jamais fini de lire Nietzsche" écrit avec raison Robert Dun. Et c'est plus vrai encore pour Ainsi parlait Zarathoustra que pour les autres œuvres de Nietzsche. Leçon d'exigence, d'intransigeance, ce livre est destiné aux hommes qui, refusant les miasmes des basses terres, veulent respirer à haute altitude. Et qui refusent le facile confort - c'est-à-dire la mollesse et la démission - de la société bourgeoise. "Qui sait respirer l'air de mes écrits, dit Nietzsche, sait que c'est un air des hauteurs, un air mordant. Il faut être fait pour y vivre, sans quoi le péril est grand d'y prendre froid. La glace est proche, la solitude effrayante - mais comme les choses y baignent paisiblement dans la lumière ! Comme on y respire librement ! Combien de choses on y sent au-dessous de soi !".
Mon ami Jean Mabire, lorsqu'il veut exprimer toute la défiance qu'il a envers quelqu'un, dit volontiers : "Celui-là, je ne ferais pas la guerre à ses cotés". Je tenais à le dire ici : Robert Dun est de ces hommes - de ces rares hommes - aux côtés desquels je ferais la guerre. C'est un sûr compagnon de route et de combat. C'est aussi un homme habité par cette flamme intérieure qui fait vivre quelques-uns d'entre nous. Ecoutez sa voix. A travers elle, c'est Nietzsche qui nous parle. Et qui nous annonce que la fin d'une ère - l'ère chrétienne - est proche ; mais qu'aussi, peut-être, va poindre une nouvelle aurore. Si nous le voulons.
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Rencontre avec Saint-Loup – Les Amis de Saint-Loup – Paris 1991
J'ai découvert Saint-Loup en décembre 1961. J'avais dix-huit ans et me trouvais en résidence non souhaitée, aux frais de la Ve République, pour incompatibilité d'humeur avec la politique qui était alors menée dans une Algérie qui n'avait plus que quelques mois à être française. On était à quelques jours du solstice d'hiver - mais je ne savais pas encore, à l'époque, ce qu'était un solstice d'hiver, et ce que cela pouvait signifier. Depuis, j'ai appris à lire certains signes.
Lorsqu'on se retrouve en prison, pour avoir servi une cause déjà presque perdue, le désespoir guette. Saint-Loup m'en a préservé, en me faisant découvrir une autre dimension, proprement cosmique, à l'aventure dans laquelle je m'étais lancé, à corps et à cœur perdus, avec mes camarades du mouvement Jeune Nation. Brave petit militant nationaliste, croisé de la croix celtique, j'ai découvert avec Saint-Loup, et grâce à lui, que le combat, le vrai et éternel combat avait d'autres enjeux, et une tout autre ampleur, que l'avenir de quelques malheureux départements français au sud de la Méditerranée. En poète - car il était d'abord et avant tout un poète, c'est-à-dire un éveilleur - Saint-Loup m'a entraîné sur la longue route qui mène au Grand Midi de Zarathoustra. Bref, il a fait de moi un païen, c'est-à-dire quelqu'un qui sait que le seul véritable enjeu, depuis deux mille ans, est de savoir si l'on appartient, mentalement, aux peuples de la forêt ou à cette tribu de gardiens de chèvres qui, dans son désert, s'est autoproclamée élue d'un dieu bizarre - "un méchant dieu", comme disait l'ami Gripari.
J'ai donc à l'égard de Saint-Loup la plus belle et la plus lourde des dettes - celle que l'on doit à qui vous a amené à dépouiller le vieil homme, à bénéficier de cette seconde naissance qu'est toute authentique initiation, au vrai et profond sens du terme. Oui, je fais partie de ceux qui ont découvert le signe éternel de toute vie, la roue, toujours tournoyante, du Soleil Invaincu.
Chaque livre de Saint-Loup est, à sa façon, un guide spirituel. Mais certains de ses ouvrages ont éveillé en moi un écho particulier. Je voudrais en évoquer plus particulièrement deux - sachant que bien d'autres seront célébrés par mes camarades.
Au temps où il s'appelait encore Marc Augier, Saint-Loup publia un petit livre, aujourd'hui très recherché, Les Skieurs de la nuit. Le sous-titre précisait "Un raid de ski-camping en Laponie finlandaise". C'est le récit d'une aventure, vécue au solstice d'hiver 1938, qui entraîna deux Français au-delà du Cercle polaire. Le but ? "Il fallait, se souvient Marc Augier, dégager le sens de l'amour que je dois porter à telle ou telle conception de vie, déterminer le lieu où se situent les véritables richesses".
Le titre du premier chapitre est, en soi, un manifeste "Conseils aux campeurs pour la conquête du Graal". Tout Saint-Loup est déjà là. En fondant en 1935, avec ses amis de la SFIO et du Syndicat national des instituteurs, les Auberges laïques de la Jeunesse, il avait en effet en tête bien autre chose que ce que nous appelons aujourd'hui "les loisirs" - terme dérisoire, et même nauséabond, depuis qu'il a été pollué par Trigano.
Marc Augier s'en explique, en interpellant la bêtise bourgeoise : "Vous qui avez souri, souvent avec bienveillance, au spectacle de ces jeunes cohortes s'éloignant de la ville, sac au dos, solidement chaussées, sommairement vêtues et qui donnaient à partir de 1930 un visage absolument inédit aux routes françaises, pensiez-vous que ce spectacle était non pas le produit d'une fantaisie passagère, mais bel et bien un de ces faits en apparence tout à fait secondaires qui vont modifier toute une civilisation ? La chose est vraiment indiscutable. Ce départ spontané vers les grands espaces, plaines, mers, montagnes, ce recours au moyen de transport élémentaire comme la marche à pied, cet exode de la cité, c'est la grande réaction du XXe siècle contre les formes d'habitat et de vie perfectionnées devenues à la longue intolérables parce que privées de joies, d'émotions, de richesses naturelles. J'en puise la certitude en moi-même. A la veille de la guerre, dans les rues de New York ou de Paris, il m'arrivait soudain d'étouffer, d'avoir en l'espace d'une seconde la conscience aiguë de ma pauvreté sensorielle entre ces murs uniformément laids de la construction moderne et particulièrement lorsqu'au volant de ma voiture j'étais prisonnier, immobilisé pendant de longues minutes, enserré par d'autres machines inhumaines qui distillaient dans l'air leurs poisons silencieux. Il m'arrivait de penser et de dire tout haut il faut que ça change... cette vie ne peut pas durer".
Conquérir le Graal, donc. En partant, à ski, sac au dos, pour mettre ses pas dans des traces millénaires. Car, rappelle Marc Augier, "au cours des migrations des peuples indo-européens vers les terres arctiques, le ski fut avant tout un instrument de voyage ». Et il ajoute « En chaussant les skis de fond au nom d'un idéal nettement réactionnaire, j'ai cherché à laisser derrière moi, dans la neige, des traces nettes menant vers les hauts lieux où toute joie est solidement gagnée par ceux qui s'y aventurent".
En choisissant de monter, loin, vers le nord, au temps béni du solstice d'hiver, Marc Augier fait un choix initiatique. "L'homme, rappelle-t-il, retrouve à ces latitudes, à cette époque de l'année, des conditions de vie aussi voisines que possible des époques primitives. Comme nous sommes quelques-uns à savoir que l'homme occidental a tout perdu en se mettant à l'abri du combat élémentaire, seule garantie certaine pour la survivance de l'espèce, nous avons retiré une joie profonde de cette confrontation. [...] Les inspirés ont raison. La lumière vient du nord... [...] Quand je me tourne vers le nord, je sens, comme l'aiguille aimantée qui se fixe sur tel point et non tel autre de l'espace, se rassembler les meilleures et les plus nobles forces qui sont en moi".
Dans le Grand Nord, Marc Augier rencontre des hommes qui n'ont pas encore été pollués par la civilisation des marchands, des banquiers et des professeurs de morale.
Les Lapons nomades baignent dans le chant du monde, vivent sans état d'âme un panthéisme tranquille car ils sont « en contact étroit avec tout un complexe de forces naturelles qui nous échappent complètement, soit que nos sens aient perdu leur acuité, soit que notre esprit se soit engagé dans le domaine des valeurs fallacieuses. Toute la gamme des croyances lapones (nous disons aujourd'hui « superstitions » avec un orgueil que le spectacle de notre propre civilisation ne paraît pas justifier) révèle une richesse de sentiments, une sûreté dans le choix des valeurs du bien et du mal et, en définitive, une connaissance de Dieu et de l'homme qui me paraissent admirables. Ces valeurs religieuses sont infiniment plus vivantes, et, partant, plus efficaces que les nôtres, parce qu'incluses dans la nature, tout à fait à portée des sens, s'exprimant au moyen d'un jeu de dangers, de châtiments et de récompenses fort précis, et riches de tout ce paganisme poétique et populaire auquel le christianisme n'a que trop faiblement emprunté, avant de se réfugier dans les abstractions de l'âme". Le Lapon manifeste une attitude respectueuse à l'égard des génies bienfaisants, les Uldra, qui vivent sous terre, et des génies malfaisants, les Stalo, qui vivent au fond des lacs. Il s'agit d'être en accord avec l'harmonie du monde " Passant du monde invisible à l'univers matériel, le Lapon porte un respect et un amour tout particuliers aux bêtes. Il sait parfaitement qu'autrefois toutes les bêtes étaient douées de la parole et aussi les fleurs, les arbres de la taïga et les blocs erratiques... C'est pourquoi l'homme doit être bon pour les animaux, soigneux pour les arbres, respectueux des pierres sur lesquelles il pose le pied".
C'est par les longues marches et les nuits sous la tente, le contact avec l'air, l'eau, la terre, le feu que Marc Augier a découvert cette grande santé qui a pour nom paganisme. On comprend quelle cohérence a marqué sa trajectoire, des Auberges de Jeunesse à l'armée européenne levée, au nom de Sparte, contre les apôtres du cosmopolitisme.
Après avoir traversé, en 1945, le crépuscule des dieux, Marc Augier a choisi de vivre pour témoigner. Ainsi est né Saint-Loup, auteur prolifique, dont les livres ont joué, pour la génération à laquelle j'appartiens, un rôle décisif. Car, en lisant Saint-Loup, bien des jeunes, dans les années 60, ont entendu un appel. Appel des cimes. Appel des sentiers sinuant au cœur des forêts. Appel des sources. Appel de ce Soleil Invaincu qui, malgré tous les inquisiteurs, a été, est et sera le signe de ralliement des garçons et des filles de notre peuple en lutte pour le seul droit qu'ils reconnaissent - celui du sol et du sang.
Cet enseignement, infiniment plus précieux, plus enrichissant, plus tonique que tous ceux dispensés dans les tristes et grises universités, Saint-Loup l'a placé au cœur de la plupart de ses livres. Mais avec une force toute particulière dans La Peau de l'aurochs.
Ce livre est un roman initiatique, dans la grande tradition arthurienne. Saint-Loup est membre de ce compagnonnage qui, depuis des siècles, veille sur le Graal. Il conte l'histoire d'une communauté montagnarde, enracinée au pays d'Aoste, qui entre en résistance lorsque les prétoriens de César - un César dont les armées sont mécanisées - veulent lui imposer leur loi, la Loi unique dont rêvent tous les totalitarismes, de Moïse à George Bush. Les Valdotains, murés dans leur réduit montagnard, sont contraints, pour survivre, de retrouver les vieux principes élémentaires, se battre, se procurer de la nourriture, procréer. Face au froid, à la faim, à la nuit, à la solitude, réfugiés dans une grotte, protégés par le feu qu'il ne faut jamais laisser mourir, revenus à l'âge de pierre, ils retrouvent la grande santé : leur curé fait faire à sa religion le chemin inverse de celui qu'elle a effectué en deux millénaires et, revenant aux sources païennes, il redécouvre, du coup, les secrets de l'harmonie entre l'homme et la terre, entre le sang et le sol. En célébrant, sur un dolmen, le sacrifice rituel du bouquetin - animal sacré car sa chair a permis la survie de la communauté, il est symbole des forces de la terre maternelle et du ciel père, unis par et dans la montagne -, le curé retrouve spontanément les gestes et les mots qui calment le cœur des hommes, en paix avec eux-mêmes car unis au cosmos, intégrés – réintégrés - dans la grande roue de l'Eternel Retour.
De son côté, l'instituteur apprend aux enfants des nouvelles et drues générations qui ils sont, car la conscience de son identité est le plus précieux des biens "Nos ancêtres les Salasses qui étaient de race celtique habitaient déjà les vallées du pays d'Aoste". Et le médecin retrouve la vertu des simples, les vieux secrets des femmes sages, des sourcières : la tisane de violettes contre les refroidissements, la graisse de marmotte fondue contre la pneumonie, la graisse de vipère pour faciliter la délivrance des femmes... Quant au paysan, il va s'agenouiller chaque soir sur ses terres ensemencées, aux approches du solstice d'hiver, et prie pour le retour de la lumière.
Ainsi, fidèle à ses racines, la communauté montagnarde survit dans un isolement total, pendant plusieurs générations, en ne comptant que sur ses propres forces - et sur l'aide des anciens dieux. Jusqu'au jour où, César vaincu, la société marchande triomphante impose partout son "nouvel ordre mondial". Et détruit, au nom de la morale et des Droits de l'homme, l'identité, maintenue jusqu'alors à grands périls, du pays d'Aoste. Seul, un groupe de montagnards, fidèle à sa terre, choisit de gagner les hautes altitudes, pour retrouver le droit de vivre debout, dans un dépouillement spartiate, loin d'une "civilisation" frelatée qui pourrit tout ce qu'elle touche car y règne la loi du fric.
Avec La Peau de l'aurochs, qui annonce son cycle romanesque des patries charnelles, Saint-Loup a fait œuvre de grand inspiré. Aux garçons et filles qui, fascinés par l'appel du paganisme, s'interrogent sur le meilleur guide pour découvrir l'éternelle âme païenne, il faut remettre, comme un viatique, ce testament spirituel.
Aujourd'hui, Saint-Loup est parti vers le soleil. Au revoir, camarade. Du paradis des guerriers, où tu festoies aux côtés des porteurs d'épée de nos combats millénaires, adresse-nous, de ton bras dressé vers l'astre de vie, un fraternel salut. Nous en avons besoin pour continuer encore un peu la route. Avant de te rejoindre. Quand les dieux voudront.
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Eléments – n° 56 - Hiver 1985
"Ah bon, vous êtes contre la religion ?" C’est ce que s’entend dire habituellement toute personne affirmant son refus du christianisme. Contre-sens révélateur du conditionnement des esprits réalisé par seize siècles de matraquage idéologique : il ne saurait y avoir, pour un Européen, d’autre religion que le christianisme. C’est ce que, déjà, remarquait Eckermann au sujet de Goethe : "Ses contradicteurs l’ont souvent accusé de ne pas avoir de foi. C’est simplement qu’il n’avait pas la leur parce qu’elle était trop petite pour lui. S’il voulait leur expliquer la sienne, ils en seraient étonnés mais surtout incapables de comprendre."
Aujourd’hui encore, les sectateurs de Jésus s’emploient à caricaturer ceux qui, récusant leurs croyances, entendent cependant être des hommes de foi et de religion. Comme les bûchers de l’Inquisition sont difficilement rallumables – et c’est bien malheureux, soupirent certains intégristes – il reste comme arme, contre les païens (1), la bonne vieille recette de la diffamation : les non-chrétiens sont, forcément, des athées – il faut mettre dans le même sac les saucissonneurs du vendredi saint et ceux qui font monter dans le ciel de juin la flamme du solstice, les derniers adhérents de l’Union rationaliste et ceux qui vont méditer sur le secret de l’être en écoutant les sources nichées au cœur des forêts. C’est pour apporter sa contribution à la lutte contre ce bourrage de crâne, contre cette escroquerie intellectuelle et spirituelle, que Sigrid Hunke a écrit La Vraie Religion de l’Europe.
Combien de commentateurs, plus ou moins honnêtes – et plutôt moins que plus – ont refusé de comprendre que le "Dieu est mort" de Nietzsche n’était jamais que le "diagnostic, historiquement daté, de la disqualification que subissent les représentations religieuses spécifiquement chrétiennes" ? Nietzsche, en lançant une formule qui semble provocatrice – et qui l’est au meilleur sens du mot, pour provoquer un réveil de la véritable tradition religieuse européenne – "veut redéfinir des liens religieux nouveaux qui ne seront pas d’inspiration chrétienne". Mais, comme toujours, pour avoir une pleine compréhension de la crise spirituelle que nous vivons, il faut avoir une démarche généalogique, commencer par le commencement.
Le commencement, c’est le surgissement dans les sociétés européennes d’un mental étranger, né en Orient, hanté par un Dieu terrible et jaloux, le Dieu biblique pour qui "les desseins du cœur de l’homme sont mauvais dès l’enfance" (Genèse, 8, 21). Dans cette sombre vision du monde, le mythe du péché originel est à la base des rapports de l’homme à Dieu. Le dualisme qui en découle est sans appel, puisque fondé ontologiquement : le Créateur et la créature ne sont pas de même essence. D’où un système religieux où, pour être pleinement exaltée, la grandeur de Dieu suppose l’abaissement et la sujétion extrêmes de l’homme, un homme mauvais car appartenant à une nature, à un monde d’ici-bas eux-mêmes marqués intrinsèquement par le mal. Les créatures ne sont rien, le Créateur est tout. Vision pessimiste forgée chez des peuples en butte à un environnement naturel hostile, perçu comme une "vallée de larmes" à laquelle on ne peut échapper qu’en accédant à un autre monde.
Ces éléments de croyance, présents dans le judaïsme (2), vont être incorporés dans le christianisme naissant par Paul qui, comme on le sait, a joué un rôle décisif dans l’élaboration des concepts doctrinaux de base de la nouvelle religion et dans leur expansion (3). Paul insiste sur la fonction rédemptrice du Christ et sur la seule issue, pour l’homme qui cherche à se libérer d’un monde pécheur : le salut éternel. Mais il est bien entendu, rappelle-t-il à ses fidèles, que "ce salut ne vient pas de vous, il est un don de Dieu" (Ephésiens, 2, 8). Car l’homme ne peut rien par lui-même, prisonnier qu’il est par un corps marqué, irrémédiablement, par le péché – ce corps que l’homme pieux traîne comme un boulet : "Malheureux homme que je suis, s’écrie Paul. Qui me délivrera de ce corps mort ?" (Romains, 7, 18-24). Seule la grâce divine peut permettre à l’homme de franchir l’insondable fossé qui le sépare du monde céleste. Augustin, évêque d’Hippone, pousse jusqu’au bout cette logique de la grâce, jusqu’à la prédestination : Dieu sauve, parmi les hommes, qui il veut bien et bien entendu les raisons de son choix sont insondables.
Les porte-parole de la vrai religion de l’Europe.
Ainsi se met en place, dans l’Eglise des premiers siècles, une idéologie qui recueille d’ailleurs et intègre les éléments incontestablement dualistes présents dans l’œuvre de certains penseurs grecs. Parménide, Pythagore, Platon surtout, ont en quelque sorte préparé le terrain au christianisme, ce qui permettra à certains Pères de l’Eglise d’affirmer que les philosophes, bien qu’ayant vécu plusieurs siècles avant le Christ, étaient en somme chrétiens sans le savoir…
Erigée en institution, l’Eglise est confrontée à la nécessité d’adapter son message aux peuples auxquels elle s’adresse. Or, en Europe, ces peuples sont rétifs à un dualisme nettement tranché. C’est pourquoi l’Eglise va développer un dualisme qu’on peut qualifier de mitigé. C’est le cas tout au moins de l’Eglise séculière, l’Eglise engagée dans le siècle – à charge pour le monarchisme, un monarchisme d’ailleurs né en Orient, d’incarner, en principe, un strict refus des contacts avec un monde pervers. Quant à ceux, tels les Cathares, qui voudraient défendre un dualisme strict (et qui d’ailleurs affirment être, de ce fait, les seuls vrais et bons chrétiens), ils seront dénoncés comme hérétiques (4). Mais l’hérésie, c’est aussi et surtout tous ceux qui, loin de reprocher à l’Eglise, comme le font les Cathares, de n’être pas assez dualiste, l’accuse au contraire de l’être beaucoup trop. C’est à ces "hérétiques" que s’intéresse Sigrid Hunke et l’un de ses principaux mérites est d’établir la filiation spirituelle qui unit au fil des siècles les porte-parole de "la vraie religion de l’Europe", en une longue chaîne dont les maillons sont ces écrivains, philosophes, poètes, mystiques et savants qui ont osé se dresser contre le dualisme chrétien.
Pélage nie tranquillement le péché originel.
Le premier de tous est Pélage. Au début du Vème siècle, ce Breton (ce qui signifie à l’époque, qu’il est né dans les îles Britanniques) ose défier les ténors de l’idéologie chrétienne, Jérôme et Augustin. Lui, un laïc – et c’est une première raison qu’ont les ecclésiastiques de lui dénier le droit à la parole – nie tranquillement le péché originel (ce qui revient à saper la base même de l’édifice chrétien). L’homme naît, affirme-t-il, exempt de péché. Bien plus, il peut vivre sans péché – s’il en a la volonté suffisante. Pélage heurte ainsi la doctrine de la prédestination, qu’il juge scandaleuse puisqu’elle nie le libre arbitre de l’homme et lui refuse toute responsabilité. Le fatalisme qu’entraîne le caractère imprévisible, incompréhensible d’une grâce divine distribuée sans que l’on connaisse les critères de sa distribution (mais y en a-t-il ?) est, pour Pélage, incompatible avec la quête de la perfection, perfection qui, "produit d’un tel perpétuel effort, d’une constante aspiration, d’un constant dépassement et d’une constante métamorphose, est un bien que l’on possède à la seule condition de toujours le reconquérir". L’homme n’est pour Augustin qu’impuissance et déchéance. Pour Pélage il est, tout au contraire, le lieu sacré de la rencontre entre le divin et le monde. "Je crois, assure-t-il, qu’il est des hommes en qui Dieu habite." Et, à une jeune fille qui lui demandait des conseils spirituels : "Tu peux définir toi-même ton destin." Les âmes fortes se construisent elles-mêmes : "Tes richesses spirituelles, personne ne peut te les donner hormis toi-même." Cela va de pair avec une allègre célébration du monde : Dieu n’exige pas, ne peut exiger que "nous refusions de voir les joies de la vie, les merveilles de la nature et la beauté de tous les êtres".
On est évidemment loin des lamentations sur la "vallée de larmes"… C’est ce qui fait dire à Henri-Irénée Marrou, auteur d’une Histoire de L’Eglise de l’Antiquité tardive (Seuil, 1985) (5), que la doctrine de Pélage a un "aspect humain, trop humain", que sa théologie est "d’un optimisme abusif" ; en effet – et voilà qui est impardonnable – "telle qu’il la conçoit, la sainteté ne se rapproche-t-elle pas singulièrement de l’idéal stoïcien ?"
On comprend qu’Augustin ait entrepris une lutte sans merci contre Pélage : "A travers Augustin et Pélage, note Sigrid Hunke, s’opposent deux optiques religieuses, deux conceptions du monde et de soi totalement différentes." Non sans difficulté, car le pélagianisme recueillait de nombreux suffrages en Occident – il correspondait en effet à une disposition d’esprit traditionnelle chez les Européens. L’Africain Augustin obtînt que la pensée de Pélage fût mise hors la loi. Elle allait cependant courir, implicitement ou explicitement, au sein de toute l’histoire de la pensée européenne. Les Italiens Caelestius et Julian, les Francs Cassian et Vincent, le Hollandais Erasme, l’Anglais Shaftesbury, le Suisse Pestalozzi, les Allemands Kant, Fichte et Goethe, le Français Teilhard de Chardin, les Russes Berdiaev et Théophane reprendront à leur compte la bonne nouvelle apportée par Pélage : l’âme de l’homme ne peut être prisonnière du Dieu jaloux, totalitaire, de la Bible. "L’homme libre et conscient de lui-même, écrit Théophane (un évêque de l’Eglise orthodoxe !), est maître de son propre intérieur".
"Tout est en Dieu et Dieu est en tout"
Jean Scot Erigène, au IXe siècle, apporte une nouvelle dimension à la "vraie religion de l’Europe". il résume en effet le principe de base de la spiritualité européenne (ce que l’on pourrait appeler l’immanence du divin) en une formule qui ressurgira périodiquement : "Tout est en Dieu et Dieu est en tout" Erigène – cet écossais de culture grecque qui est incontestablement le plus grand penseur de l’époque carolingienne – assimile Dieu et la vie. "Dans le plus petit arbre, remarque Sigrid Hunke, le moindre bouquet, l’astre solaire ou le chant de l’oiseau, les vagues et les coquillages, les herbes et la semence qui germe, Dieu se manifeste à lui." Dieu, c’est le perpétuel mouvement de la vie, l’éternel devenir – ce qu’exprime, du néolithique à l’art médiéval, le vieux symbole européen de la roue solaire. Dieu, pour Erigène, "se meut et s’incarne en toutes choses, devient continuellement tout en tout." L’éternel recommencement est la loi suprême : "En fait, il n’est pas de créature physique en possession de la force vitale qui ne retourne à l’origine de cette force car la fin ultime de la vie est son commencement, et son issue n’est autre que son origine dont elle est partie et à laquelle elle aspire toujours à revenir." La grandeur divine, loin d’avoir besoin, pour s’affirmer, de réduire l’humain à un état de sujétion, trouve au contraire tout son sens en s’incarnant en l’homme. Pour être, Dieu a besoin des hommes – ces hommes qui sont porteurs de forces divines.
Protégé du roi des Francs Charles le Chauve, qui l’admire, aime à s’entretenir avec lui et le nomme précepteur des enfants de la cour, Jean Scot peut considérer avec flegme les dénonciations qui le visent : deux synodes l’accusent d’être hérétique et son traité De Praedestinatione est condamné comme "une élucubration de Satan".
Sa fécondité intellectuelle sera de grande portée. Jacques Paul – qui fait au passage un étonnant contre-sens en qualifiant son œuvre de platonicienne – remarque que l’enseignement de Jean Scot "intervient dans toutes les élaborations médiévales qui ont quelques relents de panthéisme" (6). On comprend que le pape Honorius III ait solennellement rappelé, en 1225, la nocivité d’une telle pensée pour l’orthodoxie chrétienne. Car l’enseignement d’Erigène a, quasi clandestinement, franchi les siècles. Au XIIe et au XIIIe siècles, de grands esprits s’y réfèrent : Bernard de Chartres, Alain de Lille, Hildebert de Lavardin (évêque du Mans), Gilbert de la Porrée (évêque de Poitiers), Hildegarde de Bingen (abbesse de Ruppertsberg), Honorius de Regensburg, Othon de Freising. Ce dernier, petit-fils de l’empereur Henri IV et oncle de Frédéric Barberousse, est un des plus actifs intellectuels gibelins : rapprochement logique entre les idées de Jean Scot et le gibelinisme, puisque celui-ci refuse la coupure entre spirituel et temporel, sacré et souveraineté politique, qui veut imposer la papauté.
Amaury de Bène, célèbre maître de la faculté de Théologie de Paris, prêche la sanctification du monde et l’union intime du divin et de la nature humaine. Après sa mort, son cadavre est condamné à être exhumé et quatorze de ses disciples – dont treize ecclésiastiques – sont condamnés à être brûlés vifs. Mais le grain est semé. En France, en Allemagne, en Flandre, en Suisse, en Lombardie naissent des communautés que l’on désignera souvent sous le nom de "frères et sœurs du libre esprit". "Les partisans d’Amaury, note Sigrid Hunke, représentent la première grande communauté de pensée non chrétienne à l’intérieur du monde chrétien. Jusqu’alors, de telles tendances ne s’étaient développées qu’au sein de petits groupes fermés dans les Flandres et la Lombardie. Cette fois, à Paris, des ecclésiastiques et des laïcs vivent dans le secret de leur âme une croyance religieuse tout à fait hors de l’Eglise et de la religion chrétienne."
Ce phénomène de sécession spirituelle revêt une importance historique de première grandeur. Mais l’historien démocrate-chrétien Jean Chelini lui consacre, dans son Histoire religieuse de l’Occident médiéval (A. Colin, 1968) – censée être un ouvrage de référence pour les étudiants historiens débutants – en tout et pour tout huit lignes… Vieille tactique du mur du silence, sur un sujet qui gêne. Au XIIIe siècle, le pape Honorius III avait ordonné que soient brûlés tous les exemplaires du livre de Jean Scot intitulé De divisione naturae – un livre, dit la bulle pontificale, "grouillant de vermine et infestée d’hérésie". Mais il est difficile de tuer les idées. Grégoire XIII doit mettre l’ouvrage de Jean Scot à l’index librorum prohibitorum (liste des livres interdits par la Congrégation du saint Office à tout bon chrétien, leur lecture, leur simple détention et a fortiori leur diffusion étant passibles de graves sanctions). Le livre figurera à l’Index jusqu’à la dernière publication officielle de celui-ci, en 1948…
Est-il utile de dire qu’une telle condamnation est la meilleure des incitations, pour des esprits libres, à découvrir une œuvre ? L’expérience spirituelle d’Erigène – l’unité profonde de Dieu, du monde et de l’homme – sera partagée par Maître Eckhart, Nicolas de Cues, Paracelse, Marsile Ficin, Pic de la Mirandole, Léonard de Vinci, Campanella, Henry More, Teilhard de Chardin, pour ne citer que quelques noms. Et Giordano Bruno, ce dominicain brûlé vif à Rome en 1600 et qualifié par le pape de "prince des hérétiques" - grandiose et redoutable compliment –, Giordano Bruno, qui affirme : "Le royaume de Dieu est au fond de nous-même !"
L’homme, porteur de divin, parce que forme suprême de toutes les forces actives du cosmos : c’est ce message que reprennent à leur compte Herder, au XVIIIe siècle, et Goethe, qui résume ainsi le fondement moniste de la "vraie religion de l’Europe" : nous ne connaissons l’âme qu’à travers le corps et Dieu à travers la nature. C’est le message de Faust : il faut accomplir la divinité intérieurement, en tant que réalisation de soi, et extérieurement comme action créatrice par laquelle l’homme "revêt la forme vivante de la divinité." Quant à Hegel, un Dieu impliquant une vision dualiste du monde est pour lui inacceptable, Dieu ne pouvant être que principe , non de dissociation : "Son être est union, tandis que le Dieu des Juifs signifie séparation, exclut toute libre union et ne laisse pas d’autre issue que la domination et l’esclavage."
Le dualisme veut, par définition, la séparation, l’opposition de la matière et de l’esprit. Vue du monde desséchante, mutilante, par laquelle l’homme, dit Teilhard de Chardin, a "failli périr de faim". Ce jésuite, scientifique de réputation internationale, "le plus grand prophète religieux de notre temps" selon Sigrid Hunke, n’hésite pas à braver de front la vieille malédiction chrétienne de la matière lorsqu’il écrit : "Trempe-toi dans la Matière, fils de la Terre, baigne-toi dans ses nappes ardentes, car elle est la source et la jeunesse de ta vie !" Il ajoute – et c’est la clé de sa pensée : "Matière et Esprit : non point deux choses, - mais deux états d’une même Etoffe cosmique…"
De Maître Ekhart à Teilhard de Chardin
L’immédiateté de Dieu en l’homme ("Dieu et moi, nous sommes un", dit Maître Ekhart ; et aussi : "Si je n’étais pas, Dieu ne serait pas non plus"), Dieu compris comme unité des contraires (Hölderlin : "C’est eux, eux qui nous ont accordé le feu divin, eux les Dieux, qui nous font aussi le don de la souffrance sacrée") : ce sont les lignes de force que l’on retrouve chez ceux qui, des auteurs médiévaux à Saint-Exupéry et à Teilhard, jalonnent l’histoire de cette pensée et de cette foi que Sigrid Hunke appelle, à juste titre, la religion de l’Europe. Une religion qui, vieille de quelques millénaires, peut être un élément décisif dans l’éveil d’une conscience européenne enfin libérée des vieux tabous judéo-chrétiens.
Dans la crise du monde contemporain, le facteur religieux joue un rôle majeur. "Depuis deux millénaires, écrivait Teilhard, la terre n’a peut-être jamais eu un besoin aussi urgent d’une nouvelle foi, elle n’a peut-être jamais été aussi libre des anciennes formes et prête à la recevoir." Nous vivons le temps du nihilisme, étape sans doute rendue inévitable par un dualisme chrétien qui a "déclaré la guerre à la vie, à la nature, à la volonté de vivre" (Nietzsche). Mais il faut maintenant, dit Sigrid Hunke, "sauver le sens du sacré dans une société à qui la religion chrétienne n’a plus rien à dire, et qui pense pouvoir se passer purement et simplement de la dimension religieuse". Or "c’est dans le domaine religieux qu’auront lieu les mutations les plus profondes, c’est là que se fera la décision, le tournant".
Malraux, naguère, ne disait pas autre chose… Les Européens ont un héritage religieux qui les appelle tout à la fois à retrouver leurs racines et à partir à la conquête des étoiles. Il nous appartient, à nous païens, d’apporter à nos peuples cette bonne nouvelle. Nous en qui vibre la voix du grand messager : "Et si quelque chose vous pousse à partir sur les mers, vous les émigrants, c’est aussi qu’il y a en vous une foi" (Nietzsche, Le Gai Savoir).
1 - On sait qu’un débat porte sur la validité et l’opportunité de ce mot : voir Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ?, Albin Michel, 1981, p. 17. Depuis, de nouvelles pièces ont été versée au dossier, en particulier en ce qui concerne l’étymologie et la signification première du mot, dans le cadre du Bas-Empire romain. Ce n’est pas le lieu ici de traiter de ce débat et nous utilisons par conséquent ce mot par commodité, comme référence commune à nombre d’Européen qui aujourd’hui, tout en récusant le christianisme, entendent s’inscrire dans une tradition religieuse spécifique (d’ailleurs antérieure de beaucoup au christianisme).
2 - Le peuple d’Israël a intégré, au fur et à mesure qu’il se forgeait une religion nationale très originale, des apports religieux divers, parmi lesquels figure le mythe du péché originel. Ce fondement d’une vision dualiste du monde est attribué par Sigrid Hunke aux Hourrites. Ce point mériterait une discussion quelque peu spécialisée qu’on ne peut aborder ici.
3 - Comme le rappelle Louis Rougier (La genèse des dogmes chrétiens, Albin Michel, 1972), les Evangiles ignorent le péché originel.
4 - Le heurt entre le dualisme mitigé de l’Eglise et le dualisme clairement affirmé de certains mouvements hérétiques n’est pas abordé par Sigrid Hunke, et c’est dommage, car il nous semble être un des aspects majeurs des vicissitudes de la pensée dualiste en Europe.
5 - Texte publié une première fois en 1963 dans le tome I de la Nouvelle histoire de l’Eglise (Seuil). Le livre de Marrou est, en fait, une défense et illustration de la ligne catholique officielle en matière de doctrine.
6 - Jacques Paul, Histoire intellectuelle de l’Occident médiéval, Armand Colin, 1973.
7 - Sigrid Hunke, La Vraie Religion de l’Europe, Labyrinthe.
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"Détruire des forêts ne signifie pas seulement réduire en cendres des siècles de croissance naturelle. C’est aussi un fonds de mémoire culturelle qui s’en va."
Robert Harrison résume bien, ainsi, l’enjeu plurimillénaire, le choix de civilisations que représente la forêt, avec ses mythes et ses réalités (1). Une forêt omniprésente dans l’imaginaire européen.
L’inconscient collectif est aujourd’hui frappé par la destruction des forêts, due à l’incendie, aux pluies acides, à une exploitation excessive. Un être normal – c’est-à-dire quelqu’un qui n’est pas encore totalement conditionné par la société marchande – ressent quelque part au fond de lui-même, quelle vitale vérité exprime Jean Giono lorsqu’il écrit de l’un de ses personnages : "Il pense : il tue quand il coupe un arbre !"
Le rapport de l’homme à la forêt est primordial. Il traduit une vision du monde, le choix d’un système de valeurs. Car la forêt, symbole fort, porte en elle des références fondamentales. "Une époque historique, écrit Harrison, livre des révélations essentielles sur son idéologie, ses institutions et ses lois, ou son tempérament culturel, à travers les différentes manières dont elle traite ou considère ses forêts." Dans la longue mémoire culturelle des peuples, la place donnée – ou non – aux forêts est un repère qui ne trompe pas.
Pour étudier la place des forêts dans les cultures et les civilisations, depuis qu’il existe à la surface de la terre des sociétés humaines, Harrison prend pour guide une grille d’analyse forgée par un Napolitain du XVIIIe siècle, Giambattisto Vico, qui résume ainsi l’évolution de l’humanité : "Les choses se sont succédé dans l’ordre suivant : d’abord les forêts, puis les cabanes, les villages, les cités et enfin les académies savantes" (La Science nouvelle, 1744).
Ainsi, les forêts seraient à l’origine la matrice naturelle d’où seraient sortis les premiers hommes. Lesquels, en s’affranchissant du milieu forestier pour ouvrir des clairières, en se regroupant pour construire des cabanes, auraient planté les premiers jalons de la civilisation, c’est-à-dire de la conquête de l’homme sur la nature. Puis, d’étape en étape, de la ruralité au phénomène urbain, de la rusticité à la culture savante, de la glèbe aux salons intellectuels, l’humanité aurait réalisé son ascension. On voit bien, ici, s’exprimer crûment cette conception tout à la fois linéaire et progressiste de l’histoire, qui triomphe au XVIIIe siècle avec la philosophie libérale des Lumières pour nourrir, successivement, l’idéologie libérale et l’idéologie marxiste. Mais cette vision de l’histoire plonge ses racines très loin, dans cette région du monde qui, entre Méditerranée et Mésopotamie, a donné successivement naissance au judaïsme, au christianisme et à l’islam, ces trois monothéismes qui sont définis, à juste titre, comme les religions du Livre.
Tu ne planteras pas…
Religions du Livre, de la Loi, du désert. C’est–à-dire religions ennemies de la forêt, car celle-ci constitue un univers à tous égards incompatible avec le message des fils d’Abraham. La Bible, est, à ce sujet, sans ambiguïté. Dans le Deutéronome, Moïse ordonne à ses errants dont il veut faire le Peuple élu de brûler, sur leur passage, les bois sacrés que vénèrent les païens, de détruire ces piliers de bois qui se veulent image de l’arbre de vie : "Mais voici comment vous devez agir à leur égard : vous démolirez leurs autels, briserez leurs stèles, vous couperez leurs pieux sacrés, et vous brûlerez leurs idoles." L’affirmation du Dieu unique implique l’anéantissement des symboles qui lui sont étrangers : "Tu ne planteras pas de pieu sacré, de quelque bois que ce soit, à côté de l’autel de Yahvé ton Dieu que tu auras bâti."
Cet impératif sera perpétué par le christianisme, du moins en ses débuts lorsqu’il rencontre sur son chemin, comme principal obstacle, la forêt et ses mythes. Très vite, l’Eglise pose en principe un face à face entre les notions de paganisme, sauvagerie et forêt (sauvage vient de sylva), d’un côté, et christianisme, civilisation et ville, de l’autre. Quand Charlemagne entreprend, pour se faire bien voir d’une Eglise dont il attend la couronne impériale, une guerre sainte en Saxe, bastion du paganisme, il donne pour première consigne à ses armées de détruire l’Irminsul, ce monument qui représente l’arbre de vie et qui est le point de ralliement des Saxons. Le message est clair : pour détruire la capacité de résistance militaire des païens, il faut d’abord éliminer ce qui donne sens à leur combat. Calcul erroné, puisqu’il faudra, après la destruction de l’Irminsul, encore trente ans de massacres et de déportations systématiques pour imposer la croix. Les clercs entourant Charlemagne n’avaient pas compris que pour les Saxons comme pour tout païen, les dieux vivent au cœur des forêts, comme le constatait déjà Tacite chez les Germains de son temps. Autrement dit, tant qu’il reste un arbre debout, le divin est présent.
La forêt-cathédrale
La soumission forcée des Saxons n’aura pas fait disparaître pour autant la spiritualité liée aux forêts. Car le christianisme a dû, contraint et forcé, s’adapter à la mentalité européenne, récupérer et intégrer les vieux mythes qui parlaient encore si fort, au cœur des hommes. Cette récupération s’exprime à travers l’architecture religieuse : "La cathédrale gothique, note Harrison, reproduit visiblement les anciens lieux de culte dans son intérieur majestueux qui s’élève verticalement vers le ciel et s’arrondit de tous côtés en une voûte semblable à celle des arbres rejoignant leurs cimes. Comme des ouvertures dans le feuillage, les fenêtres laissent pénétrer la lumière de l’extérieur. En d’autres termes, l’expression forêt-cathédrale recouvre davantage qu’une simple analogie, car cette analogie repose sur la correspondance ancienne entre les forêts et la résidence d’un dieu" (2).
L’Eglise s’est trouvée, au Moyen Age, confrontée à un dilemme : contre le panthéisme inhérent au paganisme, et qui voit le divin partout immergé dans la nature, il fallait décider d’une stratégie de lutte. Réprimer, pour extirper, éradiquer ? C’est la solution que préconisent de pieuses âmes, comme le moine bourguignon Raoul Glaber : "Qu’on prenne garde aux formes si variées des supercheries diaboliques et humaines qui abondent de par le monde et qui ont notamment une prédilection pour ces sources et ces arbres que les malades vénèrent sans discernement." En favorisant les grands défrichements des XIIe et XIIIe siècles, les moines ont un objectif qui dépasse de beaucoup le simple intérêt économique, le gain de nouvelles surfaces cultivables : il s’agit avant tout, de faire reculer ce monde dangereux, car magique, qui abrite fées et nymphes, sylves et sorcières, enchanteurs et ermites (dont beaucoup trop ont des allures rappelant fâcheusement les hommes des chênes, les anciens druides). Brocéliande est, comme Merlin, "un rêve pour certains, un cauchemar pour d’autres".
Faut-il, donc, détruire les forêts ? Les plus intelligents des hommes d’Eglise comprennent, au Moyen Age, qu’il y a mieux à faire. Le culte de saint Hubert est chargé de faire accepter la croix par les chasseurs. Les "chênes de saint Jean" doivent, sous leur nouveau vocable, fixer une étiquette chrétienne sur les vieux cultes du solstice qui se pratiquent à leur pied. On creuse une niche dans l’arbre sacré pour y loger une statuette de la Vierge (nouvelle image de l’éternelle Terre Mère). Devant "l’arbre aux fées" où se retrouvent à Domrémy Jeanne d’Arc et les enfants de son âge, on célèbre des messes. La plantation du Mai, conservée, sera compensée par la fête des Rameaux (qui vient remplacer la Fête de l’arbre que célébraient, dans le monde romain, les compagnons charpentiers pour marquer le cyclique et éternel retour du printemps).
Saint Bernard, qui a su si bien, comme le rappelle Henri Vincenot (3), perpétuer les traditions celtiques, assure tranquillement devant un auditoire d’étudiants : "Tu trouveras plus dans les forêts que dans les livres. Les arbres et les rochers t’enseigneront les choses qu’aucun maître ne te dira." Cet accueil et cette intégration, par le syncrétisme, d’une nature longtemps perçue, par la tendance dualiste présente dans le christianisme, comme le monde du mal, du péché, est poursuivi par un saint François d’Assise. "C’était en accueillant la nature, constate Georges Duby, les bêtes sauvages, la fraîcheur de l’aube et les vignes mûrissantes que l’Eglise des cathédrales pouvait espérer attirer les chevaliers chasseurs, les troubadours, les vieilles croyances païennes dans la puissance des forces agrestes" (4).
La perpétuation du symbole de l’arbre et de la forêt se fera, à l’époque moderne, par la plantation d’arbres de la Liberté (5), les sapins de Noël, la branche verte placée par les compagnons charpentiers sur le faîtage terminé de la maison…
L’arbre comme source de vie
Mais, référence culturelle par excellence, la forêt reste, jusqu’à nos jours, un enjeu idéologique et l’illustration d’un choix de valeurs. Quand Descartes, dans son Discours de la méthode, compare l’autorité de la tradition à une forêt d’erreurs, il prend la forêt comme symbole d’un réel, foisonnant et touffu, dont il faut s’abstraire, en lui opposant la froide mécanique Raison. "Si Descartes se perd dans la forêt – le monde historique, matériel - , ne nous étonnons pas qu’il se sente chez lui dans le désert (…) C’est l’esprit désincarné qui se retire de l’histoire, qui s’abstrait de sa matière et de sa culture" (6). Ajoutons : de son peuple.
Inversement, en publiant leurs célèbres Contes et légendes du foyer, les frères Grimm, au XIXe siècle, entendent redonner, par le biais de la langue, un terreau culturel, un enracinement à la communauté nationale et populaire allemande. Or, significativement, la forêt est omniprésente dans leurs contes, en tant que lieu par excellence de ressourcement.
L’arbre comme source de vie. Présent encore parmi nous grâce à une œuvre qui a, par bien des aspects, valeur initiatique, Henri Vincenot me confiait un jour : "Il y a dans la nature des courants de forces. Pour reprendre des forces, c’est vrai que mon grand-père s’adossait à un arbre, de préférence un chêne, et se pressait contre lui. En plaquant son dos, ses talons, ses mains contre un tronc d’arbre, il ne faisait rien d’autre que de capter les forces qui vivent et montent en l’arbre. Il ne faisait qu’invoquer, pour y puiser une nouvelle énergie les puissances de la terre, du ciel, de l’eau, des rochers, de la mer…" (7).
1 - Robert Harrison, Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental, Flammarion, 398 p., 145 F.
2 - Voir Roland Bechmann, Les Racines des cathédrales, Payot, 1981
3 - Les Etoiles de Compostelle, Denoël, 1984
4 - Le temps des cathédrales, NRF, 1976
5 - Jérémie Benoît, L’Arbre de la Liberté : résurgence d’une mentalité indo-européenne, in Etudes indo-européennes, 1991.
6 - Robert Harrison, op. cit.
7 - Eléments, n° 53.
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Le Choc du Mois – n° 49 – Février 1992
Les traditions constituent un irremplaçable patrimoine spirituel car elles sont l’expression ritualisée des mythes qui hantent l’imaginaire collectif de nos peuples. Elles nous relient à notre origine, et affirment notre identité européenne, qui est plus que culturelle : sacrée.
A l’heure où la formidable recomposition politique qui se produit à l’Est est, peut-être, une chance historique pour l’affirmation de l’identité européenne, il est bon, il est nécessaire de rappeler que le socle de cette identité est culturel. N’en déplaise aux apôtres du cosmopolitisme, la culture européenne, plurimillénaire, est enracinée dans l’âme des peuples. Elle se manifeste à travers les mythes et traditions qui sont, par le discours et les pratiques, l’expression d’un sens et d’un ordre symbolique, de normes mentales collectives qui viennent du fond des âges et ont survécu à toutes les vicissitudes de l’histoire.
Il y a là un champ d’études d’une inépuisable richesse, qui a mobilisé près de cinquante chercheurs pour la rédaction d’un gros volume collectif, L’Europe. Mythes et traditions. Cet imposant travail contient le meilleur et le moins bon (appartiennent à cette catégorie les études où s’affirme la volonté quasi obsessionnelle d’interpréter les mythes en fonction de la grille psychanalytique). Mais au-delà de nécessaires réserves, il reste l’effort louable, d’aller aux sources les plus pures des mentalités européennes : "Quand on fait la généalogie de l’univers des croyances dans l’aire culturelle européenne, écrit le directeur de l’ouvrage, André Akoun, on met au jour cette strate profonde qui est indo-européenne." Et Daniel Dubuisson rend hommage à l’œuvre fondatrice de Georges Dumézil.
Le beau soleil
En découvrant les ressorts profonds du panthéon védique, des mythologies grecque, romaine, celtique, germano-scandinave ou slave, le lecteur est confronté à une vision du monde, de la vie, de l’homme, de l’histoire qui a marqué de son sceau l’héritage culturel européen. Avec d’étonnantes permanences.
Ainsi, chez les Slaves, la vie quotidienne qui est entièrement pénétrée par le sens du sacré, est placée sous le signe des puissances tutélaires que l’on retrouve dans toute l’aire indo-européenne. Au centre de la symbolique populaire, le soleil. Le dieu soleil, Svarog, resplendissant et créateur, apparaît dans les contes sous le nom de Tsar-soleil (lien entre la souveraineté terrestre et la souveraineté céleste) ; il est "un anneau d’or", régnant sur douze royaumes (les douze signes du zodiaque). Il est symbolisé, dans le folklore slave, par la "roue de feu" dont parle la littérature populaire et qui illumine les fêtes collectives. Le prince, incarnation de la souveraineté sacrée, toujours identifié à l’astre-roi, est appelé dans les textes médiévaux le "beau soleil" ou le "soleil rouge". En pénétrant en Russie le long des fleuves, les Vikings (Varègues) ont fondé la principauté de Novgorod (avec Riourik en 860), puis celle de Kiev (avec Oleg le Sage, en 880). Ils ont adopté sans hésitation les dieux vénérés par les Slaves puisqu’ils ont reconnu en eux ceux qui, dans leur Scandinavie natale, leur étaient familiers – le dieu de la guerre Peroun étant, par exemple, l’exacte réplique slave du Thor germanique.
Une stèle phallique, taillée dans la pierre et peinte en rouge, fut retrouvée en 1848 dans le lit du Zbroutch (un affluent du Dniestr, en Ukraine). Les figures qui la décorent attestent la présence, dans la mythologie slave, de cette tripartition fonctionnelle en laquelle Dumézil a vu l’une des caractéristiques premières de la tradition européenne : au sommet règne la souveraineté spirituelle (sacerdoce, magie), tandis qu’au-dessous la force guerrière et la production des richesses (agriculture, élevage, artisanat) assurent la sécurité et la fécondité de la communauté. Ainsi se complètent harmonieusement et efficacement le dieu solaire Svarog, le dieu des combats Peroun (qui, au printemps, chasse les nuages du ciel pour laisser briller le soleil) et Rod, le dieu des laboureurs – dans le vocabulaire slave, la racine rod- se retrouve dans priroda (la nature), rod (la famille), rodit’ (le fait d’engendrer), rasti (la croissance), narod (le peuple), rodnik (la source)…
Chez les Slaves comme chez les autres peuples européens, l’Eglise n’a pu réaliser un semblant de christianisation qu’en intégrant, avec plus ou moins d’habileté, les mythes ancestraux. Ainsi le dieu Striborg, personnification du vent âpre et sifflant, dont la statue avait été érigée en 980 par Vladimir sur la colline qui domine Kiev, se retrouve assimilé au souffle du Saint-Esprit dans un vieux chant ukrainien. Peroun, maître de la foudre et de la pluie (qui féconde la terre et crée, donc, la vie), devient saint Elie : de la Slovénie à la Russie, les paysans entendant tonner assurent que c’est là le bruit de saint Elie roulant dans le ciel avec son char de feu (comme on le voit représenté sur les icônes byzantines). Les moissonneurs prévoyants savent qu’il faut toujours "nouer la barbe de Peroun ou d’Elie" – c’est-à-dire laisser sur les chaumes une poignée d’épis, car Peroun-Elie "à la barbe blonde" aime les paysans généreux mais punit les avares, ces ingrats qui oublient à qui ils doivent les belles moissons. Dans les chants croates, Elie est appelé le "cocher céleste" – ce qui est bien peu biblique… D’ailleurs, même de pure forme, l’habillage chrétien trouve ses limites : jusqu’au XVIe siècle, Peroun continue à être vénéré, sous son nom propre et avec ses attributs spécifiques, dans nombre de régions slaves. Quant à Volos, dieu protecteur des troupeaux, il devient saint Blaise (Vlasii, en russe), dont l’icône est placée dans les étables, tandis que saint Cosme (Kouzma, en russe), remplace tout naturellement le mystérieux forgeron Kouznets qui, "dans les montagnes du Nord", forgeait les destinées des hommes.
Pendant mille ans, l’Europe du Moyen Age a connu un double phénomène culturel, qui s’est d’ailleurs prolongé à l’époque moderne et contemporaine : d’une part, mythes et traditions païens ont survécu à travers une christianisation plus ou moins superficielle et ce syncrétisme pagano-chrétien est une clef indispensable pour comprendre l’évolution de la culture européenne ; d’autre part, deux cultures se sont superposées : l’une, cléricale et savante, limitée à des milieux restreints (où règnent l’écrit et le latin), l’autre, populaire et immergée dans une population restée très majoritairement paysanne. Cette culture populaire entretient, à travers les travestissements liés à la clandestinité qu’impose la répression cléricale, le message des mythes fondateurs, crypté mais éloquent pour ceux qui savent lire les signes, comprendre et transmettre allusions et symboles.
Le monde magique des forêts
D’où l’importance du culte des ancêtres, du feu, des sources, des pierres dressées, des arbres sacrés – un culte perpétué, sous un habillage chrétien, en des hauts lieux où la présence du divin, immergé dans la nature, s’affirme pour rappeler qu’il n’est pas de séparation, de frontière entre le monde du visible et celui de l’invisible. Les dieux sont présents parmi nous, vivent à côté de nous et en nous – si nous le voulons. Ils président au rythme du temps. A travers le nom des jours : il est recommandé de se marier le vendredi, Veneris dies, le jour de Vénus (et, donc de la germanique Freya, comme le dit le Freitag allemand et le Friday anglais) pour placer l’union sous le signe de l’amour et de la fécondité. A travers, aussi, les grandes fêtes qui rythment le cycle des saisons : la Chandeleur, le Carnaval, le Mai, les solstices d’été et d’hiver, la fête des morts (donc des ancêtres, de la lignée) sont là pour rappeler que l’homme est relié, par le sang et le sol, à la vie cosmique, à la grande roue de l’Eternel Retour.
Si le temps appartient aux dieux, l’espace porte aussi leur marque. Et, plus spécialement, ce milieu privilégié qu’est la forêt. La forêt est, écrit Yvonne Verdier, "pour l’ensemble du vieux monde européen, la terre natale du mythe". Il faut y pénétrer pour partir à la Queste du Graal. Car la forêt est, par excellence, le lieu refuge de ces êtres qui portent en eux la plus longue mémoire : fées détentrices de ces pouvoirs magiques qui peuvent donner, comme la vie elle-même le bien et le mal, elfes, farfadets, lutins et sylvains (les biens nommés)… Ils sont, tous, des "résistants" face à l’ordre nouveau, étranger et étrange, que veut imposer l’Eglise.
On comprend que le soupçon ait été porté, systématiquement, sur la forêt et ses habitants : la forêt, la sylve, est par définition sauvage (du bas latin salvaticus, "ce qui est forestier") car elle échappe à la civilisation, à la ville – c’est-à-dire aux clercs. Elle abrite les bûcherons, les charbonniers. Ceux-ci, liés aux forgerons (héritier des secrets de Vulcain), se groupent en confréries secrètes de "bons cousins". Les charbonniers ont la réputation, en Haute-Bretagne, de s’assembler à l’ombre d’un chêne, en un lieu écarté, pour faire la pluie, la grêle ou la tempête. Bref, ce sont des sorciers. Comme sont toujours un peu sorciers les ermites. Comme sont carrément sorciers les "meneurs de loups", qui réunissent autour d’eux des loups, assis en rond et écoutant leurs instructions – car ces hommes en communion avec la forêt parlent le langage des loups. Quant aux hommes-loups, aux loups-garous, ils sont les continuateurs des compagnonnages guerriers rituellement voués au dieu-borgne, au dieu-magicien Wotan.
Est dénoncé comme sorcier celui qui, même modestement, perpétue la tradition de l’Enchanteur. Merlin est, comme l’a si bien compris Boorman, "un rêve pour certains, un cauchemar pour d’autres". Ceux qui parlent le langage des animaux sont protégés par la forêt car ils n’ont pas rompu l’antique pacte scellé entre les dieux et les hommes, au sein d’une nature, d’un monde qui appelle "l’éternel oui à la vie" repris par un Goethe et un Nietzsche.
Les contes le disent : la forêt est lieu initiatique. Elle nous enseigne la plus longue mémoire. Rabelais, en allant chercher ses bons géants dans les traditions celtiques, puise dans un fond populaire où se côtoient Cendrillon, la Belle au Bois dormant, Blanche-Neige, le Petit Poucet… mais aussi les héros des chansons de geste médiévales. "Les fées et leurs contes, rappelle Marc Soriano, nous entraînent non seulement dans ce que les historiens d’aujourd’hui appellent "la longue durée", mais sur ces frontières de l’histoire que sont l’âge de la pierre, taillée ou polie, ou l’âge du bronze."
- La guerre et le sacré
- Le pouvoir sans le sacré
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