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Mais qui détient l'hégémonie culturelle dans notre pays aujourd'hui, et plus généralement dans le monde occidental ? Une substitution idéologique et pratique est-elle en train de s'opérer, et par qui ? En quoi consiste l'hégémonie culturelle aujourd'hui?

Trois questions comme celle-ci justifieraient un essai de la taille d'un livre et une recherche très articulée. Essayons plutôt d'y répondre succinctement. Commençons par la référence historique qui clarifie le périmètre dans lequel nous nous déplaçons.

L'hégémonie culturelle, élaborée par Gramsci avec la référence originale à Lénine, a connu trois phases: celle menée par Togliatti et le PCI, la conquête du pouvoir culturel comme prémisse à la conquête politique du pays, qui s'est développée dans l'après-guerre et s'est surtout exprimée par l'infiltration de l'italo-marxisme dans la haute culture, l'édition et l'université; ensuite, celle issue de 68, qui s'est progressivement étendue à d'autres sphères, des mass media au divertissement, de l'art au cinéma, des coutumes à l'école, s'appuyant sur l'engagement civil et démocratique, passant de l'hégémonie d'un Parti-Église, le PCI, à l'hégémonie d'un espace, celui de la gauche radicale-progressiste. Et enfin, la troisième hégémonie, qui rassemble l'héritage soixante-huitard et communiste, se fond dans l'idéologie occidentale du politiquement correct et de ses dérivés, formant un climat, une ambiance générale, un habitus. Pour définir la parabole à travers deux noms, nous dirions qui nous sommes passés de Gramsci à Umberto Eco, « idéologue » de la gauche post-marxiste dans la société de masse néo-capitaliste.

 

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Aujourd'hui, le contrôle de la culture est entre les mains d'une classe, d'une caste, d'un dôme idéologico-militant qui serpente à travers différentes sphères, de l'édition à l'information et au divertissement, et touche les lieux de production, les institutions, les prix, les festivals, les titres et les chaînes d'approvisionnement dispersées.

Mais l'hégémonie culturelle ne vient pas de nulle part, quelque chose la précède, quelque chose s'y oppose. Pour le dire de manière lexicale, qui détenait l'hégémonie culturelle avant l'hégémonie culturelle ?

Le sentiment populaire commun, stratifié au fil des siècles, qui s'exprimait à travers des liens sociaux, des traditions partagées, des rituels, des canons et des références enracinés et répandus, véhiculés par des institutions, à commencer par l'Église catholique et ses ramifications sociales et paroissiales. Il en résulte une société encore en quelque sorte « organique » qui, dans la vision de Gramsci, devra être supplantée par l'intellectuel organique collectif. Le parti remplacerait l'église, la section remplacerait la paroisse. Le modèle historico-politique antagoniste dont s'inspire l'hégémonie de Gramsci est celui promu par Gentile puis par Bottai, avec une empreinte nationale-fasciste. La référence principale chez nous est au contraire la révolution léniniste et ses stratèges du régime, de Zdanov à Luckàcs.

L'hégémonie idéologique remplace la tradition et la religion : le projet est d'apporter une nouvelle lumière aux masses, de les libérer de l'obscurantisme réactionnaire, patriotique et religieux, de fonder un nouveau sentiment commun. Agir sur les mentalités, en croyant que celui qui contrôle les idées dominantes devient la classe dirigeante. L'hégémonie suppose d'agir dans une société plurielle et conflictuelle, avec d'autres tendances culturelles et un pouvoir politique et économique qui n'est pas encore entre ses mains. Des compromis sont possibles avec certaines de ces réalités divergentes, dans la perspective de les intégrer ensuite dans l'horizon de l'hégémonie; avec d'autres, il ne reste que la guerre, la délégitimation, voire la diabolisation.

Mais une autre hégémonie se cache dans les entrailles de la société, une hégémonie sous-culturelle: la culture concerne encore les hautes sphères, puis il y a les courants pop, les divertissements, les coutumes, les tendances de masse. Pendant des années, il y a eu une guerre souterraine entre l'engagement et la récréation; l'un conduisait à des choix radicaux-progressistes et l'autre à des choix qualunquistes (=quelconques/terme tiré d'un mouvement contestataire de l'immédiat après-guerre, le mouvement qualunquiste, ndt) et modérés, de type démocrate-chrétien puis berlusconien ou vaguement de droite.

 

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Or notre société connaît depuis des années une déculturation de masse radicale, malgré l'hégémonie culturelle (ou peut-être à cause d'elle ?). Ainsi, l'hégémonie culturelle, pour s'imposer, finit par coïncider de plus en plus avec l'hégémonie sous-culturelle: elle touche la musique, la télévision, les influenceurs, le trash, l'utilisation de la vie privée et les orientations sexuelles, elle détermine un nouveau conformisme de masse qui naît d'une tendance transgressive à l'origine. Il n'y a plus de guerre entre l'idéologie et le désengagement, la culture et le divertissement, les frontières sont floues, l'une se dissout dans l'autre, la culture est reléguée à la pose, aux slogans et à la bigoterie idéologique; l'hégémonie devient de plus en plus sous-culturelle. Si l'hégémonie culturelle en vient à se confondre avec l'annulation de la culture et la négation de tout ce qui constitue et définit une civilisation, elle est destinée à devenir une hégémonie anti-culturelle.

Dans ce contexte, l'idée qu'une « droite » national-populiste, souverainiste et identitaire puisse remplacer l'hégémonie culturelle de « gauche » semble difficile, impraticable. Il n'y a pas de conditions, il n'y a pas d'hommes et de rangs de remplacement, il n'y a probablement pas le tempérament et la prédisposition pour le faire, il n'y a pas de projet et de stratégie à l'œuvre. Pour rester au gouvernement, la « droite » doit déconstruire ce qui la définit, notamment sur le plan culturel et identitaire; de petites contestations symboliques, mais ensuite elle doit s'adapter au modèle hégémonique ou au moins s'attacher à en neutraliser le contenu. On assiste donc à une situation schizophrénique où le pouvoir politique est d'un côté et le pouvoir culturel de l'autre. L'un gère le cours des événements et l'autre dicte l'agenda des « valeurs ».

Mais jusqu'à présent, nous avons compté sans l'aubergiste, nous n'avons pas mentionné la troisième voie, le sujet le plus fort: c'est-à-dire le pouvoir technocratique, économique et financier qui gère les grands arrangements supranationaux et la mondialisation. Un pouvoir prêt à utiliser les deux; mais au cours des dernières décennies, par le biais du politiquement correct et de la culture de l'annulation (cancel culture), l'hégémonie culturelle radicale-progressiste a été la garde rouge, le précepteur idéologique de ce pouvoir. Nous vivons dans une société « mondialisée » où dominent les intérêts des uns et les « valeurs » des autres. Et les gouvernements de droite jonglent dans les recoins. Malgré les gouvernements de droite, malgré les humeurs populaires majoritairement opposées à l'hégémonie culturelle et à l'hégémonie techno-financière mondiale, la convergence stratégique entre les deux hégémonies domine, dans le projet commun d'éradication des identités, des liens sociaux, des héritages civils et religieux; une sorte de guerre contre l'histoire, la nature et la réalité, au nom d'une société individualiste, mutante et globale, où les droits sont séparés des devoirs et combinés aux désirs, où le « je suis ce que je veux être » est le premier commandement; sauf à suivre sans critique et automatiquement les tendances suggérées pour être « inclus » dans les flux et la consommation du présent. Je ne vois pas d'autres hégémonies à l'horizon que cette hégémonie absolue et durable du présent global sur tout passé, tout avenir autre que le présent, toute idée d'éternité et tout sens religieux de la vie. Une hégémonie contre la culture et la civilisation, qui finissent par coïncide.

Marcello Veneziani

Source : Marcello Veneziani & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/l-avvento-dell-egemonia-anti-culturale

(Vita e Pensiero, juillet 2023)

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