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Directeur adjoint de la rédaction de L’Équipe, contributeur à M le Magazine du Monde, à SoFoot et aux Inrockuptibles, Jean-Philippe Leclaire a déjà publié cinq ouvrages dont Pourquoi les Blancs courent moins vite en 2012. De sensibilité nettement de gauche, il a raconté l’admiration de son père pour Pierre Mendès France. Son géniteur a milité au PSU (Parti socialiste unifié) avec Michel Rocard. Mai 69 est son premier roman; il s’agit d’un polar uchronique assez bien troussé.

Certes, l’éditeur avertit le lecteur que « si plusieurs protagonistes sont basés sur des personnages historiques ayant existé, et dont certains éléments biographiques ont été repris, la plupart de leurs descriptions, des propos et des actes qui leur sont prêtés ainsi que des évènements auxquels ils sont mêlés ont été créés de toutes pièces pour répondre aux exigences propres » à l’uchronie. Toutefois, à la fin du roman, l’auteur remercie « tous ceux qui ont permis à ce livre de posséder un (très gros) fond de vérité ».

La bifurcation s’opère le 25 mai 1968 quand Charles De Gaulle quitte en secret l’Élysée et part rencontrer le général Massu à Baden-Baden. Malgré les encouragements du vainqueur de la magnifique bataille d’Alger, De Gaulle choisit d’y rester. Enhardis, les manifestants s’emparent du palais présidentiel. Bouleversées, les autorités constatent la vacance de la présidence et organisent une présidentielle anticipée. Candidat unique de la gauche non communiste, Pierre Mendès France est élu dès le premier tour avec 57,21 % face à Georges Pompidou (42,79 %).

 

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L’Hexagone de Mendès France

Premier président de gauche de la Ve République dont il réprouve les institutions, Pierre Mendès France commet l’imprudence de choisir, à « même pas 39 ans », Michel Rocard comme Premier ministre. Au fil des mois, il comprend que « c’était décidément une erreur d’avoir nommé à Matignon un garçon certes brillant, mais au cuir si tendre ». Le jeune chef du gouvernement doit en effet composer avec les pointures de son camp. Ministre d’État, François Mitterrand est ministre des Affaires étrangères; Guy Mollet est ministre des Postes et Télécommunications; l’étudiant émeutier Jacques Sauvageot accède au ministère de l’Éducation nationale; Gaston Defferre occupe l’Intérieur. Georges Marchais, Roland Leroy et Pierre Juquin représentent le PCF au gouvernement.

Les premières mesures gouvernementales concernent, par exemple, le renforcement de l’autonomie des universités, l’abrogation des lois anti-grève, l’adoption d’une cinquième semaine de congés payés, la dissolution des compagnies républicaines de sécurité (CRS) et leur remplacement par les brigades populaires d’intervention (BPI). Enfin, le ministre de la Justice, Robert Badinter, abolit la peine de mort. Une agitation certaine alimentée par une extrême gauche juvénile persiste néanmoins. Pis, le 3 février 1969, le président Mendès France est victime d’une tentative d’enlèvement de la part d’éléments isolés du SAC (Service d’action civique), le bras armé du gaullisme.

Le 25 mai 1969, le chef de l’État doit célébrer sa première année de mandat au stade Charléty. Ce jour-là, à 11 h 45, un inconnu muni d’une carabine Steyr Mannlicher SSG 69 tire trois fois contre le président qui décède à l’hôpital militaire du Val de Grâce à 23 h 37. Secoué, le gouvernement instaure le couvre-feu à partir de 23 h dès le lendemain et annonce que le scrutin présidentiel se déroulera les 22 juin et 6 juillet 1969. L’attentat provoque la démission de Sauvageot, remplacé par Alain Savary.

Les autorités françaises accusent Charles De Gaulle – que l’auteur dépeint en vieillard gâteux... - et le général Massu d’être les responsables de l’assassinat. Il faut savoir que « depuis l’exil forcé du général De Gaulle, Baden-Baden possède un statut provisoire d’extraterritorialité ». La base bénéficie même de la protection explicite de l’Union Soviétique. De fréquentes beuveries franco-soviétiques animent les soirées de la garnison (1). Dans un contexte trouble, le général Massu tente un ultime baroud. À la tête de ses troupes, il veut franchir la frontière franco-allemande et foncer sur Paris. Sans succès, d’où son suicide. Réfugié à Genève, Georges Pompidou se retire de la vie politique, ce qui permet au président de la République par intérim, Alain Poher, d’être le candidat de la droite unie. Pendant ce temps, la majorité de gauche se déchire entre les candidatures de Rocard, de Mitterrand, de Defferre et du communiste Jacques Duclos. Au premier tour, Poher obtient 44 % des suffrages exprimés, Mitterrand 32 %, Rocard 11 %, Duclos 5 % et Defferre 3 %. Qui se répartit les 5 % restants ? On l’ignore… Au second tour, Mitterrand remporte l’élection grâce à un coup de pouce de la CIA.

 

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Le temps de la gauche barbouze

L’intrigue s’organise autour de deux personnages, une journaliste du Monde de 25 ans, Louise Ben Kader, et le commissaire José Carvalho. Ancien résistant et ex-journaliste marseillais devenu une vedette dans la lutte contre les trafiquants de drogue, le « renard argenté de l’Évêché » obéit au maire de Marseille, Gaston Defferre. À 50 ans, il dirige la protection personnelle du président Mendès France qu’il espionne pour le profit de Defferre et de la CIA qui l’a recruté. Originaire de Skikda, ex-Philippeville, Louise Ben Kader est une fille de harkis qui suit l’extrême gauche non communiste (trotskyste, maoïste, anarchiste) pour le journal vespéral. Or « qu’une ex-émeutière à peine rangée des pavés interviewe et retranscrive les propos de ses anciens camarades de barricades semblait aller de soi ». Un magnifique clin d’œil pour ce titre grand donneur de leçons. On attend toujours que l’« extrême droite » soit couverte par un ancien du GUD ou de la Cocarde étudiante... Elle enquête ensuite sur l’attentat de Charléty auquel elle a assisté. José Carvalho verse parfois dans la barbouzerie. Le 9 juin 1969, à la tête d’un commando, il va à Baden-Baden afin d’y enlever, voire éliminer De Gaulle. Mais la mission illégale tourne au fiasco.

Jean-Philippe Leclaire commet deux erreurs qui entachent en partie le récit. La plus vénielle se rapporte à Carvalho qui, à bord de l’hélicoptère, observe la France. « José se souvient de la grande carte des régions qui décorait en salle de classe. » C’est un anachronisme puisque une telle carte n’existait pas à l’époque. Seule existait la carte des départements. L’erreur la plus grave montre un commissaire Carvalho très gravement brûlé, récupéré par la CIA, qui le remet sur pied en cinq jours. La centrale US le fait passer pour mort et lui donne une nouvelle identité. Devenu « José la Murène », l’ancien policier écume les bars gays de la capitale dans un laps de temps si court. Ce n’est guère réaliste ! Prévenue de sa survie, la journaliste du Monde arrive à le rencontrer. Il lui apprend que Poher et Defferre ont organisé l’opération de Baden-Baden. Cette désinformation plombe la campagne du second tour. Lors d’une seconde rencontre, Carvalho lui lance goguenard : « Vous êtes tombée dans le piège, la prochaine fois, vérifiez mieux vos informations. » Il est piquant que Mai 69 soit édité par Gérard Davet et Fabrice Lhomme, deux journalistes qui travaillent au Monde, quotidien bien connu pour sa déformation professionnelle…

Les coulisses de cette histoire uchronique sont passionnantes sur trois points précis. On y trouve d’abord un tableau bien sûr fantaisiste des turpitudes socio-politiques à Marseille. L’amant de la journaliste du Monde, Pierre Lefèvre, journaliste à RMC, lui raconte que « la Résistance, c’est la marmite dans laquelle a cuit et recuit la tambouille politique marseillaise. Tu ne peux rien comprendre à la ville si tu ne maîtrises pas la carte des alliances et des réseaux d’amitiés qui s’y sont forgés, plutôt en mai – juin 1945 que juste après l’appel de De Gaulle, d’ailleurs… » Maire de la cité phocéenne de 1944 – 1945 et de 1953 à 1986, Gaston Defferre a construit un système clientéliste local. Militant à la IIIe section de la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) dès 1933 qui s’étend aux quartiers du Panier, de La Joliette, de Saint-Mauront, du Prado et du Rouet, c’est à 23 ans qu’« il distribuait Le Populaire en chapeau et costume blanc, comment, à peine plus âgé et toujours aussi élégant, il a fait le coup de poing, place Castellane, contre les royalistes de l’Action française, et comment, bien des années plus tard, président de section, député, maire, puis ministre, il a maté jusque dans son fief toutes les dissidences, rebellions, tous les putschs, quitte à faire intervenir Nick Venturi et ses équipes pour simuler une bagarre et renverser « accidentellement » une urne trop remplie par les suffrages d’un rival qui osait contester son joug total ». Face à la CGT communiste, dominante chez les dockers, il encourage et promeut le syndicat rival FO, conçu et financé par l’ambassade yankee en France…

Ministre de l’Intérieur de 1981 à 1984, Gaston Defferre croyait au coup d’État fasciste imminent. S’il se montra laxiste envers le terrorisme d’extrême gauche dont des membres intégrèrent la « police secrète » du PS, il mit sous surveillance étroite l’Opposition nationale. En 1983, quand les étudiants en droit et en médecine manifestaient contre une réforme voulue par Alain Savary avec l’accord des syndicats estudiantins de gauche, le premier flic de France approuva une violente répression qui ne souleva guère de réprobations médiatiques…

 

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Une subversion made in USA...

Jean-Philippe Leclaire démonte, volontairement ou non, la « mythologie soixante-huitarde ». L’embrasement de Mai 68 ravit les États-Unis du démocrate Lyndon Johnson. « Évidemment, les Américains jubilaient de voir ainsi humilié l’arrogant Frenchie qui avait osé défier l’OTAN. » La reconnaissance de la République populaire de Chine en 1964, le refus constant d’admettre le Royaume Uni dans la CEE et les coups de 1967 (discours de Montréal, de Phnom Penh, et vifs propos envers l’État d’Israël au lendemain de la Guerre des Six Jours) enragent un Occident incarné par le triangle Washington – Londres – Tel Aviv. Mai 1968 fut très certainement la première « révolution de couleur » fomentée par des officines étatsuniennes et/ou occidentales.

Dans Mai 69, la forte avance d’Alain Poher sur Mitterrand, jugé plus atlantiste, inquiète bien les responsables de la CIA. Conseiller spécial du bureau de Paris d’une CIA historiquement progressiste, le docteur Luis Manuel Lopez Carril suggère au directeur de l’agence de « privilégier une action psychologique de désinformation et/ou de décrédibilisation ». Il craint qu’une victoire de Poher facilite l’amnistie de De Gaulle et de Massu, et facilite une vaste alliance des centristes de Jean Lecanuet aux gaullistes les plus orthodoxes. « Elle permettrait au courant conservateur, laminé par le mouvement de Mai 68, de se reconstituer et de peser face à une gauche à son tour désunie. » Cette renaissance favoriserait la popularité du PCF au sein des électeurs de gauche.

Selon la journaliste du Monde, « Pierre Mendès France aurait été assassiné par un agent de la Securitate roumaine (Ion Raducanu, alias Tcheou) pour le compte de la CIA et donc des États-Unis. Le nouveau président, Richard Nixon, redoutait que la France ne devienne la première démocratie occidentale à basculer dans le camp communiste ». Fidel Castro visite la France dès l’automne 1968 en voyage officiel ! Dans la réalité, la Stasi est-allemande, en particulier sous la direction de Markus Wolff (2), pouvait coopérer ponctuellement avec la CIA. Mentionner la Securitate offre à l’auteur de Mai 69 de critiquer en creux l’orientation nationale-communiste de Nicolae Ceaușescu. Entre 1945 et 1948, de nombreuses sections du PCR (Parti communiste roumain) accueillirent les militants les moins compromis du mouvement national-légionnaire.

 

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Le rôle de la drogue en politique

L’arrière-plan de cette intrigue plonge enfin le lecteur dans les méandres obscures de la French Connection. Un rapport en date du 6 février 1962 révèle que, « pour les narcos US, Dominique Venturi serait l’un des principaux chefs de la French Connection ». Or Dominique « Nick » Venturi est un ami personnel du maire de Marseille. Il existe « une très grande porosité entre la pègre et la bonne société marseillaise ». Les services étatsuniens de lutte contre les trafics de drogue s’agaçaient dès le début des années 1960 de la frilosité du gouvernement français sur le sujet. La journaliste du Monde rencontre dans une banlieue de Washington un ancien de la lutte contre les trafics de drogue en poste dans le Sud de l’Europe. Il lui affirme que « De Gaulle était indifférent à notre combat, on le soupçonnait même de prendre un certain plaisir à voir la jeunesse américaine ravagée par un produit made in France ».

Le Général était-il au courant que certains réseaux gaullistes s’impliquaient, directement ou indirectement, à ce trafic ? « Le frère de Nick Venturi, Jean, est l’importateur et le distributeur du pastis Ricard pour toute l’Amérique du Nord. Il est basé à Montréal. Nous le soupçonnons de se servir de son job pour couvrir l’importation d’héroïne depuis Marseille, avant de rapatrier les capitaux vers la Suisse ou la France. Chez Ricard, Jean Venturi a eu un chef, jusqu’en 1967, le numéro 2 du groupe : un certain Charles Pasqua, petit-fils de berger corse, ancien résistant, étoile montante du gaullisme et vice-président du SAC… » Jean-Philippe Leclaire a-t-il pris connaissance de livres récents traitant des liaisons dangereuses entre certaines franges interlopes du gaullisme institutionnel et la pègre ?

En 2007 paraît un roman à clef, Mafia chic (3). Outre la mise en cause de Jean Daniel et du Nouvel Observateur, un autre hebdomadaire célèbre pour l’eau tiède qu’il déverse, les deux auteurs dépeignent un Premier ministre cocaïnomane à la jouissance fort rapide… Un certain politicien aujourd’hui décédé, deux fois locataire à Matignon avant d’accéder à l’Élysée, fut surnommé par ses multiples maîtresses « Trois minutes, douche comprise… » Alexandre Wickam et Sophie Coignard mentionnent la plaque tournante du trafic de drogue dans un faux monastère situé en Corse. Ancien truand qui n’a jamais caché avoir travaillé pour le SAC sous la supervision attentive du puissant sénateur gaulliste des Hauts-de-Seine, Gérard Fauré raconte dans deux de ses ouvrages qu’il alimentait en poudre blanche la classe politique hexagonale et le show business (4).

 

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Narco-trafiquants et guerre interne

Les connivences, plus ou moins étroites, entre les mafias et les politiciens français sont rappelés de manière implicite au tout début du film d’Yves Robert, Le Grand Blond avec une chaussure noire (1972). Le scénario co-écrit par le réalisateur et Francis Veber, s’inspire officiellement de l’autobiographie d’Igal Shamir, La Cinquième Corde. François Perrin (Pierre Richard) est un violoniste réputé. Le 5 avril 1971, les douanes étatsuniennes saisissent le véhicule du Français Roger Delouette et y découvrent près de 45 kg d’héroïne. Après des heures d’interrogatoire, Delouette avoue être un agent du SDECE aux ordres du colonel Dubois. Dans le film hautement comique, le colonel Milan, joué par Bernard Blier, cherche à abattre son supérieur hiérarchique immédiat, le colonel Toulouse interprété par Jean Rochefort. Faut-il y voir une rivalité interne au SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage) ou bien un conflit plus profond entre le SDECE et la DST (Direction de la surveillance du territoire) ?

Les réseaux de la French Connection correspondent-ils à l’« Union corse », une entente criminelle informelle d’une quinzaine de familles originaires de l’Île de Beauté ? Un autre roman paru en 1971, Le Chacal de Frederick Forsyth, narre l’engagement à la fin de la Guerre d’Algérie d’un redoutable tueur professionnel qui doit abattre Charles De Gaulle. Sur ses trousses, les services de police n’hésitent pas à solliciter l’Union corse de Paris…

La lutte, féroce et clandestine, qui opposait différents services occidentaux sous les Trente Glorieuses a permis à la CIA et à d’autres structures confidentielles en Occident de se confronter, d’apprendre et de monter d’autres trafics de drogue à l’échelle intercontinentale comme le confirmeront le scandale Iran – Contras des années 1980 ou l’intervention militaire yankee au Panama en 1989 contre le général panaméen Manuel Noriega, voire la forte incitation auprès de la résistance afghane contre les Soviétiques à cultiver et à exporter le pavot en échange d’armes perfectionnées.

Mai 69 n’évoque pas toutes ces coulisses, mais celui qui devine les principales lignes de force qui parcourent l’histoire secrète du monde se doute bien que ce polar éclaire d’une manière fictive, romancée et uchronique les travers du monde politique comme si les politiciens, ces ascètes de la vertu publique, constituaient de formidables intrigants coupables assoiffés de fric, de pouvoir et de sexe. Il est bien dommage qu’un populisme romanesque fallacieux prenne de nos jours mille et une facettes déplaisantes.

Georges Feltin-Tracol

Notes :

1 : Sur les liens entre Charles De Gaulle et l’URSS, on peut se reporter à Henri-Christian Giraud, L'Accord secret de Baden-Baden. Comment de Gaulle et les Soviétiques ont mis fin à mai 68, Éditions du Rocher, coll. « Histoire », 2018.

2 : Pierre de Villemarest, Le coup d’État de Markus Wolf. La Guerre secrète des deux Allemagnes, 1945 – 1991, Stock, 1991.

3 : Sophie Coignard et Alexandre Wickham, Mafia chic, Fayard, 2007.

4 : Gérard Fauré, en collaboration avec Ange Peltereau, Dealer du tout-Paris. Le fournisseur des stars parle, tome 1, Nouveau Monde Éditions, 2018; Gérard Fauré, Le Prince de la coke. Dealer du Tout-Paris... La suite, tome 2, Nouveau Monde Éditions, 2020.

  • Jean-Philippe Leclaire, Mai 69, Fayard, coll. « Noir », 2022, 430 p., 20 €.
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