Défenseur de la tradition et éminemment élitiste, le père de la philosophie politique était un homme d'action. Aristocrate athénien, il dénonçait déjà il y a 25 siècles, le mépris de la tradition et le règne de l'argent-roi qui détruisaient l'équilibre de sa patrie et conduisaient à l'oubli de son identité.

Né aux environs de -428/427, en plein coeur de la guerre du Péloponnèse qui, entre 431 et 404 avant notre ère, déchire la Grèce, Platon est un homme partagé entre l'amour qu'il porte à sa patrie, Athènes, et l'admiration qu'il voue à sa rivale, Sparte. Il compte parmi ses oncles des figures illustres qui, bien qu'Athéniens de vieille souche, ont choisi de prendre fait et cause pour Sparte, l'orgueilleuse cité guerrière. Pourquoi? Tout simplement parce qu'ils estiment qu'Athènes n'est plus Athènes, que les marchands et les démagogues de tous poils se sont accaparé les rênes du pouvoir, et que la folle politique menée a conduit la ville au bord du gouffre.

 

Un des plus grands penseurs de tous les temps

 
 

Entré dans l'histoire de la pensée comme l'un des plus grands et des plus féconds penseurs de tous les temps, Platon n'en a pas moins été avant tout un homme d'action. Comme tout athénien bien né, il a reçu dans sa jeunesse une éducation complète, où les arts du corps se mêlent harmonieusement aux arts des muses. Solide sportif, cavalier émérite, il s'est illustré autant sur les champs de bataille, sur les stades, ou dans des voyages lointains, que dans les concours de poésie. Un homme complet dirions-nous, sachant allier à la réflexion métaphysique la plus pure l'action politique la plus dure. "Le philosophe, avait-il coutume de dire, est celui qui a une vue synoptique des choses". Platon est aujourd'hui connu comme philosophe. Mais l'on ignore trop souvent qu'il ne l'est devenu que par goût de la politique. Ou plus exactement par dégoût des jeux politiciens, des excès de toutes sortes, comme ceux qui ont émaillé la tyrannie des Trente, et des manoeuvres sordides qui ont coûté par exemple la vie à Socrate. Lui, le jeune patriote, s'est trouvé écarté du gouvernement parce que, de par ses attaches familiales et ses engagements personnels, il sent le soufre. Platon aime l'ordre, respecte la tradition et a le culte des ancêtres. Il rejette les influences orientales qui gangrènent la cité, dénonce la part toujours croissante donnée aux non-citoyens dans la cité, conspue le règne des marchands et appelle ses concitoyens à se souvenir de leur passé de guerriers. En un mot, la question fondamentale qui tourmente Platon sur le plan politique est de savoir comment enrayer la dégénérescence de la Cité.

 
 

Voilà qui déplaît aux démagogues qui ont mis Athènes en coupe réglée. Qu'importe. Le jeune Platon est prêt à toutes les aventures. Après la mort de son maître Socrate en 399 av. notre ère, il se retire à Mégare, puis entreprend de longs périples en Orient et tout spécialement en Egypte, dont il admire la stabilité du régime politique et les sources de sagesse antiques. Platon est fascine par l'héritage des ancêtres qu'il convient selon lui de protéger et de perpétuer. C'est d'Egypte d'ailleurs qu'il ramènera le mythe de l'Atlantide, qui polarisera l'attention de tous les traditionalistes européens pendant des siècles. Il bourlingue aux quatre coins de la Méditerranée, rencontrant les plus grands philosophes et savants du temps, en particulier les pythagoriciens.

 
 

Vendu comme esclave

 
 

Mais Platon veut aussi se frotter aux réalités. Le voici qui s'embarque pour la Sicile, où il compte devenir le conseiller du tyran local. Cet engagement politico-guerrier ne se fait pas sans déboires : n'ayant pas l'heur de plaire au tyran, voici le jeune Platon vendu comme esclave dans une ville étrangère. Heureusement pour lui, passe par-là l'un de ses riches concitoyens qui le rachète et lui rend sa liberté. Tenace, Platon ne s'avouera pas vaincu et réitérera cette expérience vingt ans après (en 367 puis en 361). Ses élèves platoniciens finiront d'ailleurs par prendre le pouvoir en Sicile.

 
 

Platon : un professeur Nimbus ?

 
 

Contrairement aux commentaires sarcastiques des professeurs qui se gaussent de ses prétendus échecs politiques, ou qui mettent soigneusement de côté l'aspect physique du philosophe, et sa propension à admirer la cité la plus militariste que la Grèce eût connue, Platon a bel et bien réussi son entreprise qui a été de donner corps à une pensée traditionnelle et résolument élitiste. On a dit de lui qu'il fut un utopiste, un idéaliste, comme si Platon avait été un professeur Nimbus perché sur un nuage. Cette caricature arrange les faussaires de l'histoire et les professeurs impuissants. Si Platon eut un idéal politique dans le ciel de la philosophie, il en eut aussi un dans cette Grèce qu'il chérissait tant, copie imparfaite de son modèle certes, mais bien tangible, et qui se nommait Sparte. Sparte était fière de ses guerriers, de son attachement à ses dieux et à son éthique. Avec Platon, l'austère cité de Laconie eut son chantre qui devait l'immortaliser à jamais.

 
 

Hanté par la décadence qui ronge sa patrie, Platon va s'efforcer toute sa vie de fournir des clés pour enrayer cette mortelle torpeur. Il fustige les menteurs et les démagogues qui flattent outrageusement le peuple dans l'espoir d'obtenir des prébendes et des privilèges, il dénonce les moeurs corrompues, et réduit à néant les manigances des pseudo-autorités morales du temps. Platon est un aristocrate, un homme de la Tradition qui rappelle à ses contemporains quelles furent les vertus de leurs ancêtres, combien grandes furent les racines de la civilisation athénienne, et que chaque citoyen a un devoir, qui est de défendre à tout prix le devenir de la Cité. Ennemi acharné des individualistes qui tentent de subvertir la cité en introduisant l'idée de réussite individuelle, Platon rappelle que c'est la communauté qui prime et que tout doit être mis en oeuvre pour retrouver la voie de la Tradition. Il faut donc se préserver des influences délétères de l'étranger, qui à défaut d'avoir conquis Athènes par les armes, s'efforce de la ronger par une invasion sournoise et une perversion des moeurs et coutumes originelles.

 
 

Un ennemi acharné de la démocratie

 
 

Les trois principaux dialogues politiques de Platon sont "la République", "le Politique" et "les Lois". Idée centrale : l'homme doit respecter la Justice, qui n'est rien d'autre que l'observation de l'ordre naturel du monde. Autant dire qu'à l'instar de Xénophon ou d'Aristote, et comme tous les penseurs grecs classiques, Platon est un ennemi acharné de la démocratie. L'ordre qui doit régner dans la Cité ou dans le coeur de l'homme, doit se calquer sur l'ordre qui règne dans le cosmos. Pas de superstitions ou de "croyances" chez lui, on trouve seulement l'observation rigoureuse des faits et des leçons à méditer. La Justice se définit donc comme le respect d'une hiérarchie. Il faut donc que chaque chose et chaque homme soit à sa place. Chaque fonction a sa raison d'être et son rang. La cité doit écouter les philosophes-rois, appuyés par les guerriers et soutenus par les producteurs. Elle doit se tenir à l'écart des influences étrangères et conserver sa mémoire et son identité. La lecture de tels ouvrages risque fort de tomber un jour ou l'autre sous le coup de lois scélérates... ceux qui en doutent pourront toujours passer leurs vacances à lire "les Lois" ou "la République"... Salutaire exercice!

 
 

Dans les jardins d'Academos

Sa vie durant, et dans cette perspective essentiellement politique, Platon accordera une place essentielle à la formation, l'éducation, la "paideia" dit-on en grec. À son retour de Sicile, il revient à Athènes et fonde dans les jardins d'Academos une école de réflexion, qui sera aussi une école de philosophie politique, et qui prendra, comme de juste, le nom d'Académie. Il y dispensera la bonne parole durant quarante ans, et laissera plus de quarante dialogues. On y trouve tout ce qui peut retenir l'attention d'un honnête homme, la justice, la politique, l'éducation, le rôle de la loi, la place des arts, mais aussi une réflexion aiguë sur les questions qui fonderont plus tard l'essentiel de la métaphysique, et parfois de la théologie en occident.

 

À ceux qui se gaussent sottement des prétendus échecs de Platon, on fera remarquer que cette école connaîtra un succès certain puisqu'elle fonctionnera pendant dix siècles, jusqu'à ce que l'empereur Justinien ferme l'école platonicienne d'Athènes en l'an 529 de notre ère, en en chassant le dernier héritier de Platon, le philosophe Damascius, dont le traité essentiel s'intitulait "des Premiers Principes"... comme s'il voulait rappeler que la philosophie ne pouvait se détacher de son interrogation fondamentale sur les causes premières. Une nuit s'étendait dès lors pour quelques siècles sur l'héritage platonicien. Cette "mort", semblable à celle du Phoenix qui renaît de ses cendres, devait cependant être éphémère puisque le platonisme allait renaître avec une vigueur sans pareille sous Byzance, puis sous la Renaissance italienne, en attendant de venir fleurir l'aube des temps modernes.

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