Catégorie : Traditions
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La chasse sauvage,

Par Claude Lecouteux et Philippe Walter



 


Dans tous les pays germaniques elle porte le nom d'« Armée » ou de « Chasse de Wodan / Odin » (Wuotes her, Odinsjagt, etc.), et elle apparaît en France sous une quarantaine de noms différents, selon les provinces (Chasse Artus, Caïn, du Diable, Maligne, Mesnie Hellequin, etc.).

On désigne ainsi une bande de morts menée par un géant borgne, qui parcourt la terre pendant le cycle de Douze jours (Noël-jour de l'an). On l'interprète comme une personnification de la tempête, mais cette signification n'est pas originelle ; il s'agit plutôt d'un avatar du culte des morts. Les Douze jours sont une période clé où les trépassés peuvent revenir, où l'au-delà est ouvert. Cette conception rappelle les Anthestéries grecques (en février) et les Lemuria romaines (9, 11 et 13 mai), quand les dieux Forculus, gardien des portes, Limentinus et Limentina, préposés au seuil, et Forcula, protectrice des gonds, sont impuissants à s'opposer à l'irruption des défunts dans les habitations.

L'Église interpréta ces bandes de morts comme celles de damnés et inscrivit la Chasse sauvage dans le grand cycle de la punition des péchés. Les membres de la troupe sont des enfants morts sans baptême, des suicidés, des assassinés, des meurtriers, des adultères, ceux qui ont troublé un office religieux ou rompu le jeûne pendant carême... Qui se trouve sur le chemin de la Chasse sauvage court risque d'être emporté, ce qui faillit arriver à Ronsard, si nous (croyons son Hymne des Daimons. La première relation sur la Chasse sauvage date de janvier 1092 et elle est due à Orderic Vital. Dès 1170 environ,  les témoignages se multiplient. Ce thème mythique extrêmement populaire s'est peu à peu enrichi de détails significatifs : un chariot fait partie de la troupe où se rencontrent aussi des animaux.

J. Triebensee composa un opéra intitulé La Chasse sauvage, présenté à Budapest en 1824.

Claude Lecouteux

Source : Dictionnaire de Mythologie Germanique – Editions Imago - 2005




Un extrait de la chronique normande d'Orderic Vital pour l'année 1092 permet de retrouver ce personnage majeur de la mythologie médiévale à travers le motif de la tonitruante Chasse sauvage gouvernée par Hellequin. On désigne ainsi la « maisonnée » du roi et seigneur de l'Autre Monde accompagné de sa troupe de guerriers avides de cadavres. Dans ce cortège effroyable, on voit apparaître, dans un vacarme assourdissant, un personnage qui ressemble étrangement aux nombreux revenants et créatures de l'Autre Monde qu'évoquent les grands textes littéraires du Moyen Age. Ce texte présente en réalité la figure centrale de toute la mythologie médiévale.

Dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier 1092 (nuit de la Saint-Sylvestre), le prêtre de Bonneval (Orne) rentre chez lui après avoir visité des malades. Soudain, il entend un fracas terrifiant et aperçoit une armée aérienne qui s'approche de lui. Il veut se cacher près de quatre néfliers quand un homme, d'une imposante stature et doté d'une massue, l'oblige à rester près de lui. Toute une armée sauvage défile alors sous les yeux du prêtre terrorisé. Ce sont d'abord des fantassins qui transportent le produit de leurs pillages. Puis, arrivent des fossoyeurs qui portent cinquante cercueils ; le géant à la massue les accompagne. Des femmes à cheval les suivent en blasphémant et en avouant leurs crimes ; des clercs, des abbés et des évêques viennent ensuite en implorant le prêtre de prier pour eux. Et encore d'autres victimes. Le prêtre comprend très vite qu'il s'agit de la mesnie Hellequin à laquelle il n'a jamais voulu croire malgré les témoignages qu'il avait déjà entendus à ce sujet. Le prêtre veut s'interposer et arrêter l'un des chevaux mais, au contact du harnais, sa main brûle. Ensuite, il tombe malade et l'auteur de la chronique prétend avoir vu ses atroces brûlures.


La tradition rapportée par Orderic Vital présente des éléments sédimentés et composites. Une patine chrétienne recouvre des motifs plus authentiquement païens. La christianisation du mythe est évidente. L'apparition des pécheurs tourmentés fait penser à une sorte de Purgatoire ambulant où les âmes coupables subissent le châtiment de leurs fautes terrestres.

Cependant, cette dimension chrétienne n'efface pas pour autant le substrat païen. La présence des « Ethiopiens » au teint sombre dénonce la véritable apparence des créatures féeriques. Ces êtres d'une noirceur mythique apparaissent comme de véritables créatures démoniaques ; ils sont en fait l'incarnation des revenants, la parfaite représentation des êtres de l'Autre Monde dans la littérature médiévale ou les textes hagiographiques.

Le vacarme infernal qui accompagne la chevauchée des revenants signale à lui seul son caractère démoniaque et démentiel. La présence du géant à la massue dénonce enfin une divinité de l'Autre Monde qui pourrait bien évoquer le célèbre dieu au maillet de la tradition celtique. Pour la mythologie irlandaise, ce personnage à la massue est le Dagda (« le dieu bon ») ; son arme tue par un bout et ressuscite par l'autre. Dans tous les cas, on se trouve bien devant une figure divine, celle de ce Grand Démiurge dont Jules César indiquait qu'il était le dieu principal des Gaulois.

La permanence de la Chasse sauvage dans les croyances et le folklore ne saurait être mise en doute depuis le haut Moyen Age jusqu'à l'époque moderne. Le texte d'Orderic Vital écrit au xif siècle peut être comparé à des traditions folkloriques relativement modernes ainsi qu'à un passage de la Vie de saint Samson qui, dès le VIIe siècle, atteste cette croyance, probablement plus ancienne encore.

Alain-Fournier, l'auteur du Grand Meaulnes, était originaire du Berry et connaissait la tradition de la chasse Gayère, autre nom de la Chasse Gallery, la Chasse Arthur ou Mesnie Hellequin. Un soir, tandis qu'il participait à une veillée dans une chaumière chez des amis, un bruit terrifiant surprit les hôtes et les pétrifia durant un bon moment. Seul, le jeune fils du maître de maison se leva et, après avoir ouvert la porte, cria au-dehors : « Gayère ! Pars à ta chasse et va-t'en au diable ! » Le fracas ne fit qu'augmenter et des ossements tombèrent dans l'âtre par le trou de la cheminée, diffusant au contact des flammes une odeur pestilentielle dans toute la maison.

Les légendes relatives au Chasseur noir participent des mêmes croyances. Ses Chasses sauvages ne cessaient de hanter les forêts de toute l'Europe. Selon certains chroniqueurs, le roi Charles VI aurait fait sa rencontre dans la forêt du Mans. Ce serait même l'origine de sa folie, si l'on en croit ces témoignages.


On pourrait douter du caractère ancien de ces croyances si l'on ne trouvait dans la Vie de saint Samson un récit exactement parallèle qui adapte les mêmes éléments mythiques. Le saint est parti en voyage et traverse une forêt en compagnie d'un jeune diacre. Soudain, les voyageurs entendent un cri perçant qui déchire l'air de la forêt. Affolé, le jeune diacre s'enfuit, alors que Samson fait sur lui le signe de la croix. Il aperçoit ensuite une sorcière hirsute et rousse. Elle tient un épieu de chasse à trois pointes et donne l'impression de se déplacer en volant dans la forêt. Samson poursuit la vieille sorcière que le texte latin désigne sous le nom de theomacha, c'est-à-dire de « géante », et parvient à l'exterminer non sans lui avoir soutiré quelques secrets sur son origine féerique.

Cette figure aérienne, qui participe à une chasse perpétuelle dans la forêt, n'est autre que la divinité de l'Autre Monde qui gouverne la Chasse sauvage. Il s'agit tantôt d'une femme, tantôt d'un homme, mais le trait le plus significatif qui la caractérise est sans conteste son aspect gigantal. Le géant, créature mythique par excellence, se trouve ainsi au cœur du mythe des Douze Jours sauvages. Du fait de sa valeur très ambiguë, il est à la fois un souverain de l'au-delà (maître du passage vers la Mort) mais aussi un dispensateur de vie et de fécondité.

Philippe Walter

Source : Mythologie chrétienne – Editions Imago – 2003

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