curzio malaparte orig

 

Curzio Malaparte est né le 9 juin 1898 à Prato en Toscane, sous le nom de Kurt Erich Suckert. En 1925, il délaisse son patronyme pour celui de son oncle maternel ; cela montre son profond attachement à l’Italie. Il suit une éducation classique et s’engage dans l’infanterie de la légion garibaldienne en 1914 pour aider la France face à l’Allemagne. Celle-ci est dissoute en 1915, lors de l’entrée en guerre de l’Italie aux côtés de l’Entente. Malaparte se range alors du côté de l’armée italienne. Il y devient officier, à la tête d’une section de lance-flammes dans la brigade Cacciatori delle Alpi.

Peu après la fin de la guerre, il rejoint les rangs fascistes et en devient un théoricien (comme le montre l’article d’Emmanuel Mattiato[1]). Il occupe des postes à la tête de journaux (La Stampa et La Voce notamment) et dans l’appareil diplomatique italien, jusqu’à ce que « son fascisme anti-conformiste », selon l’expression d’Emmanuel Mattiato[2], qui se traduit par des pamphlets et des publications critiques comme le Caméléon (1929), lui nuise. La publication de Technique du coup d’État (en italien Tecnica del colpo di stato) en 1931 aux éditions Grasset lui vaut un renvoi de La Stampa : l’ouvrage est vu comme antifasciste. C’est ainsi qu’il est exclu du parti fasciste en 1933 pour activités antifascistes à l’étranger.

Technique du Coup d’État est un essai divisé en huit parties qui présentent chacune une ou plusieurs tentatives de prise du pouvoir par la force. Le lecteur y retrouve les coups d’État les plus célèbres du début du XXe siècle, mais également une analyse du 18 Brumaire, qui voit l’accession au pouvoir de Napoléon Bonaparte. L’ouvrage est plus une réflexion théorique sur l’attaque et la défense d’un État qu’un compte-rendu historique. Les sources de Malaparte sont donc ce que ses connaissances lui racontent ou des expériences de première main, comme pour le coup d’État fasciste en Italie.

Dans le premier chapitre, intitulé « Le coup d’État bolchevique et la tactique de Trotsky », Malaparte veut montrer que le succès du coup d’État a plus dépendu de la tactique particulière imaginée et mise en oeuvre par Trotsky, que de la stratégie de Lénine. Cette dernière est, en effet, en partie responsable du climat général qui agite la Russie lors de l’été et de l’automne 1917 et dépend donc des caractéristiques spécifiques du pays : un empire sur sa fin, une guerre dont plus grand-monde ne veut, une armée en déliquescence. Au contraire, la tactique de Trotsky ne dépend pas de tout cela. Il utilise un nombre d’hommes réduit, répartis en petits groupes au milieu de la foule pour répéter leurs futures actions dans des « manœuvres invisibles ». À cela, Alexandre Kerenski (1881-1970), alors à la tête du gouvernement, n’oppose, selon Malaparte, que des mesures de police. Kerenski défend d’abord les institutions : siège de la Douma, ministères, casernes… tandis que Trotsky s’attaque aux moyens de production et de transport.

Toutefois, Trotsky ne fait pas l’unanimité au sein du mouvement communiste : celui-ci voudrait prendre l’État pour battre le gouvernement, alors que la Commission voulait battre le gouvernement pour prendre l’État. Finalement, la tactique de Trotsky fonctionne : les ordres et informations provenant du gouvernement de Kerenski ne peuvent pas sortir de Petrograd, tandis que Trotsky peut faire converger ses troupes pour battre ses adversaires.

Pour Malaparte, la technique communiste (et c’est la seule qu’il juge efficace) est celle qui tient les organisations pratiques de l’administration et délaisse l’organisation politique et bureaucratique du gouvernement constitué.

Dans le deuxième chapitre, Malaparte propose une interprétation de la lutte entre Trotsky et Staline. Il voit dans Staline le seul qui a véritablement compris le mécanisme du coup d’État trotskiste et donc le seul à pouvoir s’en prémunir.

La disparition de Lénine est l’occasion pour Trotsky de s’emparer de l’État, alors que Staline veut le défendre[3]. En effet, ce dernier a réussi à s’imposer comme le leader du Parti communiste russe récemment créé en transformant le poste de secrétaire général du Parti en rôle administratif plutôt qu’en rôle politique. Staline ayant à sa main le service de sécurité intérieur de l’URSS (le Guépéou), dirigé par Felix Djerzinski, sa tactique est, selon Malaparte, de séparer Trotsky de ses alliés par des espions, de ruiner sa réputation grâce aux journaux, aux ordres, etc. Au contraire, Trotsky n’attaque pas et s’occupe de la planification d’un coup d’État au profit des communistes anglais. Ses adversaires en profitent pour l’exclure des organes de direction. Dans le même temps, Menjinski, successeur de Djerzinski à la tête du Guépéou, protège les installations techniques d’administration de l’État par des techniciens communistes légèrement armés. Pour Malaparte, Staline renforce par l’antisémitisme la défense de l’appareil d’État[4].

Le 7 novembre 1927, date anniversaire de la révolution d’Octobre, Trotsky lance l’assaut, mais ses troupes sont battues par celles de Menjinski. Il se serait alors lancé dans « la suprême tentative d’une insurrection générale »[5].

La foule soulevée reflue devant la police. Trotski a perdu, Staline a gagné.

Le troisième chapitre raconte la situation polonaise de 1920. Il illustre qu’une situation insurrectionnelle ne signifie pas forcément qu’un coup d’État va avoir lieu. En effet, aucun coup d’État ne fut tenté, alors que personne ne défendait les organismes techniques d’administration de l’État et que ceux-ci étaient fragilisés à cause de l’avancée de l’armée russe. En cela, Malaparte se range du côté de la tactique de Trotsky face à la stratégie de Lénine.

Le quatrième chapitre porte sur une tentative de coup d’État militaire. En mars 1920, la république de Weimar fait face à une grave menace : les marins formant le corps franc de la « brigade Ehrhardt », le général von Lüttwitz, et l’homme politique conservateur Wolfgang Kapp fomentent un coup d’État. Gustav Bauer, le chef du gouvernement légitime, fuit vers Stuttgart lorsque la brigade Ehrhardt et les troupes de von Luttwitz remplacent la police officielle et mettent au pouvoir Kapp. Dans le même temps, en tant que membre du parti socialiste allemand, il fait jouer ses connexions avec le milieu ouvrier et déclare la grève générale. Les mutins se retrouvent en quelques jours sans provisions et sans moyens de communiquer avec le reste de l’Allemagne. De plus, la banque d’Allemagne refuse de payer leurs arriérés de solde. Le coup d’État échoue donc, par son incapacité à se saisir des organes de production et de transport de l’administration, alors qu’il avait pris les lieux de pouvoir.

Le chapitre suivant remonte un peu plus dans le temps. Il s’intéresse à ce que Malaparte considère comme « le modèle du coup d’État parlementaire »[6], le 18 brumaire. Il dresse un parallèle entre Sylla et César d’une part et Bonaparte de l’autre. Les deux premiers se sont conduits en militaires : ainsi, il pense que le débarquement de Brindes (Brindisi) et le passage du Rubicon (marquant respectivement le début de la révolte de Sylla et de celle de César) sont « d’un caractère stratégique, non point d’un caractère politique »[7].

La manœuvre visant à placer Napoléon Bonaparte au pouvoir est considérée par Malaparte comme la première d’un type moderne. En effet, Bonaparte et ses partisans se placent sur le champ législatif. Pour ne pas quitter le champ de la légalité, ils veulent utiliser le Conseil des Cinq-Cents et le Conseil des Anciens[8] pour proclamer un changement de régime. Si les Anciens sont dirigés habilement pour légitimer l’action, les Cinq-Cents résistent. Ces derniers se rendent compte au matin du 19 brumaire qu’on veut les faire acquiescer à un coup d’État. L’action de Napoléon Bonaparte est malheureuse : il veut s’exprimer devant le Conseil, mais est chahuté. Son frère Lucien reprend la main en suspendant la séance provisoirement. La salle est alors évacuée grâce aux soldats que commande Bonaparte. La fiction légale reprend par l’intermédiaire des Anciens : considérant que les Cinq-Cents se sont démis en évacuant la salle et que les cinq directeurs ont démissionné, ils nomment une commission exécutive provisoire. Le lendemain, le Conseil des Cinq-Cents est expurgé et reprend son rôle législatif sous la coupe réglée de Lucien Bonaparte. Finalement, une « Commission consulaire exécutive » est créée et reçoit les pouvoirs des anciens Directeurs (Barras, Ducos, Sieyès, Moulin, Gohier)..

Malaparte s’intéresse à ce coup d’État car il se distingue par la volonté des protagonistes de rester dans la légalité, même si elle n’est que de façade. Le système gouvernemental (Directeurs et membres des Conseils) a œuvré pour donner le pouvoir à d’autres. Les opposants au coup d’État n’ont pas compris que leur chance de résister étaient dans la lenteur : en ralentissant le processus, le peuple parisien aurait pû se retourner contre Bonaparte, les procédures législatives patiner, les soutiens militaires et la cohésion des conjurés s’effriter.

Le chapitre 6 est dédié aux coups d’État de Primo de Rivera (13 septembre 1923) et de Piłsudski (1926). Malaparte y voit deux prolongements de la tactique bonapartiste du coup d’État. Primo de Rivera a conquis le pouvoir en s’alliant par courtisanerie avec le roi d’Espagne Alphonse XIII, ce qui lui a permis de disposer de l’Assemblée espagnole (les Cortès). Piłsudski introduit une nouveauté dans la pratique du coup d’État. En effet, à la nouvelle de la tentative du général socialiste, le Parti socialiste décrète la grève générale, permettant de saisir les organes administratifs et techniques au profit de ce qui n’était à son début qu’une révolte militaire. Quand le président de la République Woitciekowski et le président du Conseil Witos remettent les pouvoirs au maréchal de la Diète, celui-ci se tourne vers Piłsudski et le remet dans la légalité.

Le septième chapitre reprend la rencontre entre Curzio Malaparte et l’écrivain britannique Israël Zangwill en octobre 1922. Le récit et la démonstration de l’actualité du coup d’État fasciste sont d’abord expliqués à Zangwill, puis au lecteur. La tactique fasciste est d’imposer par la terreur sa présence et, dans le même temps, d’éradiquer les autres formes d’organisations sociales. Les syndicats communistes sont visés les premiers, mais suivent rapidement les syndicats socialistes et chrétiens. Pour chaque chemise noire (surnom donné aux fascistes à cause de leur tenue) tuée, le village est mis à sac, la Bourse du travail incendiée. Les tentatives d’endiguer les violences fascistes se faisaient le plus souvent sans organisation globale.

Au contraire, Malaparte raconte que les fascistes choisissent des villages symboliques et y menaient leurs destructions pendant plusieurs jours, avant que de l’aide gouvernementale (armée, forces de police) ou non-gouvernementale (autres syndicalistes…) ne puisse arriver. Les trois ans de guerre civile épuisent les résistances, tant bourgeoises que syndicales, pour que même la grève générale ne puisse plus déranger le coup d’État fasciste. Parallèlement, les équipes fascistes spécialisées s’emparent des endroits clés de l’Italie (nœuds routiers, centres industriels…). Malaparte soutient ainsi que « l’insurrection ne faisait que renverser le gouvernement »[9], l’État étant déjà aux mains des fascistes.

Le huitième chapitre n’est pas une analyse d’un coup d’État passé, mais plutôt une tentative de réflexion sur ce que pourrait être un coup d’État hitlérien. Malaparte dresse des parallèles entre le coup d’État en Italie et les possibilités qui s’offrent à Hitler pour prendre le pouvoir. Le mépris de l’auteur envers le leader nazi le pousse à mettre en avant les divergences croissantes entre les envies des troupes d’assaut (coup d’État insurrectionnel) et celles d’Hitler (coup d’État parlementaire et institutionnel). Les violences de rue ne sont pas utilisées pour casser le mouvement ouvrier, mais au contraire pour casser les ouvriers. Les actions des troupes d’assaut hitlériennes sont, pour Malaparte, une épine dans le pied de leur chef dont les tentatives de s’assurer du soutien de la bourgeoisie et de l’aristocratie sont décrédibilisées par les violences.

Les exemples du 18 brumaire, de Primo de Rivera et de Pilsudski montrent l’intérêt que les putschistes peuvent avoir pour les fonctionnements légaux et législatifs. Les putsch, menés rapidement, ont la capacité de restreindre les possibilités des partisans du gouvernement institué. Cette tactique n’est toutefois possible que pour un coup d’État « par le haut », comportant des personnalités assez bien introduites dans les cercles de pouvoir pour manipuler les assemblées.

Au contraire, le coup d’État trotskyste, lui, semble être la meilleure façon de prendre le contrôle d’un pays. La défense habituelle par les méthodes conventionnelles est inefficace, car ces dernières se focalisent sur la défense des symboles du pouvoir (ministères, assemblées) sans avoir conscience que l’on peut diriger en ayant en main uniquement les instances techniques. L’actualisation par Mussolini est également jugée positivement par Malaparte car il a su rendre la grève générale inefficace et donc à ne pas avoir d’adversaires. La défense menée par Staline face à Trotsky est justement née de l’observation du coup d’État de 1917 et sépare Trotsky de sa base.

Plus qu’un manuel d’insurrection ou de contre-insurrection, Malaparte nous offre surtout une analyse des faiblesses de l’État contemporain qui pourrait être à actualiser avec l’avènement du numérique, même si Staline n’a pas eu besoin de réseaux sociaux numériques pour attaquer la réputation de Trotsky.

 

Source :                                                                 Image12114447

Bibliographie :

MALAPARTE Curzio, Technique du coup d’État, Paris, Éditions Grasset, 2008 (1re éd. 1931), 228 p.

MATTIATO Emmanuel, « Curzio Malaparte 60 ans après sa mort : états de la question et perspectives », dans Cahiers d’études italiennes, n°24, Grenoble, Ellug, 2017, [en ligne] http://journals.openedition.org/cei/3274 (dernière consultation le 09/09/2023)

 

Notes :

[1] MATTIATO Emmanuel, « Curzio Malaparte 60 ans après sa mort : états de la question et perspectives », dans Cahiers d’études italiennes, n°24, Grenoble, Ellug, 2017, [en ligne] http://journals.openedition.org/cei/3274 (dernière consultation le 09/09/2023)

[2] Ibid.

[3] MALAPARTE Curzio, Technique du coup d’État, Paris, Éditions Grasset, 2008 (1re éd. 1931), 228 p., pp. 60 et 69

[4] Ibid., p. 81

[5] Ibid., p. 89

[6] Ibid., p. 100

[7] Ibid., p. 101

[8] Le Conseil des Cinq-Cents est la chambre basse du système bicaméral mis en place par la Constitution de l’An III, le Conseil des Anciens en étant la chambre haute.

[9] Ibid., p. 188

FaLang translation system by Faboba
 e
 
 
3 fonctions