On parle beaucoup de l'Europe ces temps-ci, et c'est bien - même si le prétexte en est électoral et même si trop souvent, pour ne pas dire toujours, l'Europe dont il est question est celle de Bruxelles, c'est à dire une caricature technocratique, économiste, politiquement correcte, qui n'est pas et ne peut être notre Europe.

Mais parler de l'Europe contribue à lui donner une possibilité d'existence et peut permettre, qui sait, un jour, le surgissement de cette Europe identitaire que nous voulons, celle des terres et des peuples riches tout à la fois de leur diversité et d'une unité fondamentale.

Unité ? Utiliser ce mot en le faisant suivre d'un point d'interrogation c'est poser, en fait, la question de l'identité européenne.

Pour une Europe des Patries Charnelles


Les racines historiques de l'Europe

Certains affirment que cette identité n'existe pas. C'est le cas, par exemple, de Serge Berstein, cosmopolite convaincu, qui a réalisé, dans le dossier consacré à l'Europe par la revue Géo (septembre 2003), un article destiné à démontrer l'inexistence de l'identité européenne. Pour le moment tout au moins, car il doit avouer au passage : “Dans ce qui est en train de devenir le “village mondial”, la figure de l'Europe prend peu à peu une identité qui estompe progressivement les différences entre les Etats qui la composent pour mettre en évidence que ce qui rapproche les Européens (par rapport aux populations des autres continents) est plus important que ce qui les diversifie”. On notera la confusion, classique, entre les Etats et les peuples… Or les Etats sont, à l'échelle de l'histoire, un phénomène conjoncturel alors que les peuples sont un phénomène structurel.

Berstein, malgré ses motivations assez transparentes, est obligé de rappeler, au passage, une évidence : “Le sentiment d'appartenance à une communauté ne se décrète pas. Il se vit à travers la participation à une culture commune “. Or la culture est fruit de l'Histoire. En s'interrogeant sur l'identité européenne, on ne peut faire l'économie d'une question qui fâche, celle des racines historiques de l'Europe.

Deux historiens médiévistes ont abordé récemment cette problématique. Michel Rouche prend clairement position : son livre Les racines de l'Europe (Fayard, 2003) a pour sous-titre “Les sociétés du haut Moyen Age (568-888)”. Ce qui revient à dire que l'Europe naît pendant les premiers siècles du Moyen Age. Jacques Le Goff a un point de vue très proche dans L'Europe est-elle née au Moyen Age ? Il se place d'ailleurs explicitement sous le patronage de Marc Bloch qui, présentant sa candidature au Collège de France en 1934, affirmait :

“Le monde européen, en tant qu’européen, est une création du Moyen Age”.



L'Europe est-elle née au Moyen Age ?

On cite souvent, à l'appui de cette thèse, le texte d'un auteur anonyme, dont on sait seulement qu'il habitait Cordoue et qui, évoquant la bataille de Poitiers de 732 entre les Francs de Charles Martel et les envahisseurs musulmans, dit bien qu'il y avait d'un côté “les Sarrasins”, de l'autre “les Européens”. Ce clivage semble bien indiquer, chez l'auteur, une conscience ethnique qui n'exclut pas le clivage religieux, chrétiens contre musulmans, mais le relativise.



La bataille de Poitiers

L'existence d'une Europe, au moins dans le cerveau de certains, est bien attestée à l'époque carolingienne. Cathuulf, un Irlandais, dit de Charlemagne qu'il est “le chef du royaume de l'Europe”, tandis qu'un autre poète, Angilbert, célèbre en Charlemagne “le chef vénérable de l'Europe”, “le phare vénérable de l'Europe”, “le roi père de l'Europe” ou encore “le sommet de l'Europe”… Il faut faire la part de la flagornerie mais ce qui intéresse l'historien, dans ces expressions, c'est l'utilisation répétitive du mot “Europe”, qui est bel et bien l'indice d'une vision idéologique conférant à Charlemagne une souveraineté continentale – même si, bien entendu, une partie seulement, mais notable, de l'Europe occidentale est intégrée dans les limites de l'empire carolingien.

Alors même que, comme on le sait, cet empire a eu une durée de vie limitée, il est évident que l'Europe du Moyen Age a su faire la synthèse des héritages gréco-latin, celtique et germanique. Dans le cadre d'une communauté non pas politique – car la vision impériale n'a jamais pu déborder les territoires allemand, italien et bourguignon – mais bien plutôt culturelle, ce que certains ont appelé et appellent encore la chrétienté. Voyons cela de plus près…



L'Empire Carolingien

Un saint Lobby

Une vaste opération de “communication” (utilisons ce terme pour ne pas être polémique…) a été lancée par ce qu'il faut bien appeler un lobby sur le thème “la future constitution de l'Europe doit absolument faire référence explicitement au caractère chrétien de la communauté européenne”.

Le ton a été donné par la Pologne – le pape n'est pas polonais pour rien – en mai dernier. Par le biais d'une lettre destinée à la présidence irlandaise (on sait que la présidence européenne est tournante). Cette lettre mise au point par les autorités polonaises et italiennes – si l'on en croit le porte-parole du ministère polonais des affaires étrangères – devait être proposée à la signature d'autres pays ayant eux aussi déjà réclamé l'inclusion d'une référence explicite au christianisme dans le préambule de la future constitution européenne (il s'agit de l'Irlande, de Malte, du Portugal, de la République Tchèque, de la Slovaquie, de la Lituanie). L'affaire est déjà ancienne puisque le président de la Convention sur l'avenir de l'Europe (chargée de concocter un projet de constitution), Giscard d'Estaing, a dû, pour répondre aux pressions qui s'exerçaient sur lui, expliquer, il y a un an, au quotidien italien Corriere della Sera, qu'on ne pouvait accepter une telle proposition car “nous aurions dû mentionner aussi les autres religions présentes sur le continent, du judaïsme à l'islam et cette solution n'aurait pas été acceptable pour tous “. Ah, qu'en termes galants ces choses-là sont dites…

Les Polonais ont maintenu jusqu'au bout la pression puisque le jour même de l'adoption du projet de Constitution par le sommet des 25 chefs d'Etat et de gouvernement, le 18 juin, le premier ministre polonais Marek Belka a mis en avant une fois de plus l'exigence d'une “référence à Dieu” dans la Constitution. En vain, car il s'est retrouvé cette fois-ci totalement isolé. Jean-Paul II a du coup manifesté son dépit et sa mauvaise humeur en lançant, dans le cadre de son audience du 20 juin :

“On ne coupe pas les racines d'où l'on est né “.

L'Eglise catholique avait pourtant fait le forcing, pendant des mois. Y compris en organisant une chaîne de relais d'interventions où politiciens et ecclésiastiques se passaient le témoin de main en main.

Ainsi, les évêques polonais, qui n'ont rien à refuser au Vatican, sont intervenus à leur tour dans une lettre adressée au premier ministre irlandais, affirmant que l'absence d'une référence à la chrétienté dans la constitution européenne constituerait “une falsification de la vérité”. De leur côté, les anciens communistes polonais ont tenu le même langage…

Pour enfoncer le clou, l'Eglise catholique a mobilisé ses troupes — tout au moins dans les pays où il en reste. En mai, 80 000 pèlerins venus de toute l'Europe centrale se sont retrouvés dans un village de montagne autrichien, Mariazell, où une statue de la Vierge est vénérée depuis le XIIIè siècle (le culte marial a toujours été une des valeurs les plus sûres du catholicisme traditionnel, car faisant appel à un symbolisme ancestral…bien plus ancien que le christianisme). Dans l'assistance on notait la présence de Romano Prodi, président de la Commission européenne et de sept chefs d'Etat ou de gouvernement. Cette foule était, selon l'archevêque de Vienne, venue affirmer une “profession de foi envers les fondements chrétiens de l'Europe”, tandis que l'envoyé du pape, le cardinal Angelo Sodano, secrétaire d'Etat au Vatican (c'est à dire “Premier ministre” du gouvernement de l'Eglise) expliquait qu'il fallait “donner une âme” à l'Europe et “une conscience commune” aux Européens.



La Vierge de Mariazell

Du côté des hommes politiques, les démocrates-chrétiens des divers pays d'Europe (qui restent le groupe le plus important au Parlement européen après les élections du 13 juin) se sont évidemment mobilisés et ont donné de la voix. N'oublions pas que ce sont des démocrates-chrétiens (le Français Robert Schuman, l'Allemand Adenauer, l'Italien de Gasperi) qui se sont mis d'accord, au début des années cinquante, pour élaborer la CECA, embryon du marché commun. A une époque où l'Eglise catholique voulait apparaître comme l'opposition la plus crédible à la mainmise communiste (l'humoristique don Camillo a eu des équivalents beaucoup plus sérieux, dont l'archevêque de Milan, Mgr Montini, le futur pape Paul VI…).

Au-delà des milieux démocrates-chrétiens, la campagne pour une référence chrétienne dans la Constitution de l'Europe a reçu la contribution de politiciens catholiques proches des traditionalistes : Philippe de Villiers s'est étonné, début juin (donc pendant la campagne électorale des européennes) que Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, ait refusé de “citer les racines chrétiennes de l'Europe”. A l'évidence, l'Elysée avait donné ses consignes… Comme ce fut le cas avec Raffarin qui, avec sa finesse coutumière, a pris, à deux jours d'intervalle (24 et 26 mai), deux positions contraires sur la référence aux sources chrétiennes de l'Europe : d'abord oui, ensuite non.

Mais, au-delà de ces péripéties franco-françaises, donc d'un intérêt très relatif, la vraie question est posée : l'Europe est-elle chrétienne ?

Sans vouloir passer pour le Normand que je ne suis pas (personne n'est parfait), je répondrai oui et non. Cela exige évidemment quelques explications.

A suivre…

A lire également :

- L'Europe est-elle chrétienne, par Pierre Vial (partie 2)

- L'Europe est-elle chrétienne, par Pierre Vial (partie 3)

FaLang translation system by Faboba
 e
 
 
3 fonctions