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L’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissinger rend visite à Fox Business Network dans les studios de Fox, le 18 décembre 2015, à New York. JOHN LAMPARSKI / GETTY IMAGES

 

Pour les médias américains, la boutade d’Henry Kissinger selon laquelle « le pouvoir est l’aphrodisiaque par excellence » s’est avérée exacte. Les journalistes influents et les experts ont souvent exprimé leur amour pour lui. L’establishment médiatique n’a cessé de se pâmer devant l’un des pires criminels de guerre de l’histoire moderne.

Après l’annonce de sa mort, mercredi soir, la couverture médiatique a fait écho à celle qui l’avait suivi depuis ses années passées aux côtés du président Richard Nixon, alors qu’ils faisaient équipe pour superviser l’immense carnage en Asie du Sud-Est.

Le titre d’un bulletin d’information du Washington Post résumait la situation : « Henry Kissinger meurt à 100 ans. Le célèbre homme d’État et érudit avait un pouvoir inégalé sur la politique étrangère. »

Mais un criminel de guerre peut-il vraiment être un « homme d’État reconnu » ?

L’article principal du New York Times commence par décrire Kissinger comme « un érudit devenu diplomate qui a conçu l’ouverture des États-Unis à la Chine, négocié leur sortie du Vietnam et utilisé la ruse, l’ambition et l’intelligence pour remodeler les rapports de force américains avec l’Union soviétique à l’époque de la Guerre froide, en piétinant parfois les valeurs démocratiques pour y parvenir. »

Ainsi, le Times a mis en lumière le rôle de Kissinger dans la « sortie du Vietnam » des États-Unis en 1973, mais pas celui qu’il a joué au cours des quatre années précédentes, en supervisant le massacre sans merci d’une guerre qui a coûté la vie à plusieurs millions de personnes.

« Si l’on fait abstraction de ceux qui ont péri à cause de la maladie, de la faim ou du manque de soins médicaux, au moins 3,8 millions de Vietnamiens sont morts de mort violente pendant la guerre, selon des chercheurs de la Harvard Medical School et de l’université de Washington », a noté l’historien et journaliste Nick Turse. Il a ajouté : « La meilleure estimation dont nous disposons est que 2 millions d’entre eux étaient des civils. En utilisant une extrapolation très prudente, cela suggère que 5,3 millions de civils ont été blessés pendant la guerre, pour un total de 7,3 millions de victimes civiles vietnamiennes. À ces chiffres s’ajoutent environ 11,7 millions de Vietnamiens chassés de chez eux et transformés en réfugiés, jusqu’à 4,8 millions de personnes aspergées d’herbicides toxiques comme l’agent orange, environ 800 000 à 1,3 million d’orphelins de guerre et 1 million de veuves de guerre. »

Au total, au cours de son passage au gouvernement, Kissinger a supervisé des politiques qui ont coûté la vie à au moins 3 millions de personnes.

Henry Kissinger a été le principal responsable américain à soutenir le coup d’État du 11 septembre 1973 qui a renversé le gouvernement démocratiquement élu de Salvador Allende au Chili, inaugurant 17 années de dictature, avec meurtres et tortures systématiques (« fouler aux pieds les valeurs démocratiques » dans le jargon du Times).

Kissinger est resté secrétaire d’État pendant la présidence de Gerald Ford. Les machinations meurtrières se sont poursuivies dans de nombreux endroits, notamment au Timor oriental, dans l’archipel indonésien. « Sous la direction de Kissinger, les États-Unis ont donné leur feu vert à l’invasion indonésienne du Timor oriental (aujourd’hui Timor-Leste) en 1975, qui a inauguré une occupation brutale de 24 ans par la dictature de Suharto », a rapporté l’organisation de défense des droits humains ETAN. « L’occupation indonésienne du Timor oriental et de la Papouasie occidentale a été rendue possible par les armes et l’entraînement américains. Ce flux d’armes illégal contrevenait à la volonté du Congrès, mais Kissinger s’est vanté de sa capacité à poursuivre les livraisons d’armes à Suharto.

« Ces armes étaient essentielles à la consolidation du contrôle militaire du dictateur indonésien au Timor oriental et en Papouasie occidentale, et ces occupations ont coûté la vie à des centaines de milliers de civils timorais et papous. La politique de Kissinger à l’égard de la Papouasie occidentale a permis à la multinationale américaine Freeport McMoRan de poursuivre ses intérêts miniers dans la région, ce qui a entraîné de terribles violations des droits humains et de l’environnement. Kissinger a été récompensé en y siégeant au conseil d’administration de 1995 à 2001. »

C’est là le travail d’un homme d’État de renom.

Les amours professionnelles entre Kissinger et de nombreux journalistes américains ont duré depuis qu’il a pris en main les rênes de la politique étrangère américaine lorsque Nixon est devenu président au début de l’année 1969. En Asie du Sud-Est, l’ordre du jour allait bien au-delà du Vietnam.

Nixon et Kissinger ont régulièrement massacré des civils au Laos, comme l’a montré Fred Branfman dans son livre Voices From the Plain of Jars (1972). Il m’a raconté des décennies plus tard : « J’ai été choqué au plus profond de mon être lorsque je me suis retrouvé à interviewer des paysans laotiens, des personnes parmi les plus décentes, les plus humaines et les plus gentilles de la planète, qui décrivaient avoir vécu sous terre pendant des années, alors qu’ils voyaient d’innombrables concitoyens et membres de leur famille brûlés vifs au napalm, asphyxiés par des bombes de 500 livres et déchiquetés par des bombes antipersonnel larguées par mon pays, les États-Unis. »

Les découvertes de Branfman l’ont amené à examiner de près la politique des États-Unis : « J’ai rapidement appris qu’une petite poignée de dirigeants américains, un pouvoir exécutif américain dirigé par Lyndon Johnson, Richard Nixon et Henry Kissinger, avaient pris l’initiative – sans même informer et encore moins consulter le Congrès ou le public américain – de bombarder massivement le Laos et d’assassiner des dizaines de milliers de civils laotiens innocents et vivant du minimum vital, qui ne savaient même pas où se trouvait l’Amérique, et qui avaient encore moins commis des offenses à son encontre. Les cibles des bombardements américains étaient presque exclusivement des villages civils habités par des paysans, principalement des personnes âgées et des enfants qui ne pouvaient pas survivre dans la forêt. Les soldats de l’autre camp se déplaçaient dans les régions fortement boisées du Laos et n’étaient pour la plupart pas touchés par les bombardements. »

La guerre menée par les États-Unis en Asie du Sud-Est a également été dévastatrice pour le Cambodge. Prenons quelques mots du regretté Anthony Bourdain, qui a beaucoup éclairé sur la cuisine et les cultures du monde. Au début de ce siècle, Bourdain a écrit : « Une fois que vous serez allé au Cambodge, vous ne cesserez jamais d’avoir envie de frapper Henry Kissinger à mort à mains nues. Vous ne pourrez plus jamais ouvrir un journal et lire que cette ordure perfide, prévaricatrice et meurtrière est assise en conversation agréable avec Charlie Rose, ou assiste à une soirée chic pour un nouveau magazine sur papier glacé sans vous étouffer. Voyez ce qu’Henry a fait au Cambodge – les fruits de son génie d’homme d’État – et vous ne comprendrez jamais pourquoi il n’est pas assis sur le banc des accusés à La Haye à côté de [Slobodan] Milošević. »

Bourdain a ajouté que pendant que Kissinger continuait de fréquenter des soirées huppées, « Le Cambodge, la nation neutre qu’il a secrètement et illégalement bombardée, envahie, minée, puis jetée aux chiens, essaie toujours de se redresser sur sa seule jambe restante. »

Mais dans les couloirs du pouvoir médiatique américain, Henry Kissinger n’a jamais perdu son éclat. Parmi les journalistes en pâmoison, Ted Koppel, de la chaîne ABC, a déclaré aux téléspectateurs de l’émission Nightline en 1992 : « Si vous voulez une vision claire de la politique étrangère, quelqu’un qui vous emmènera au-delà de la sagesse conventionnelle du moment, il est difficile de faire mieux qu’Henry Kissinger. » En tant que l’un des journalistes audiovisuels les plus influents de l’époque, Koppel ne s’est pas contenté de se déclarer « fier d’être un ami d’Henry Kissinger. » Le célèbre journaliste a loué son ami comme étant « certainement l’un des deux ou trois plus grands secrétaires d’État de notre siècle. »

Norman Solomon est le directeur national de RootsAction et le directeur exécutif de l’Institute for Public Accuracy. Son dernier livre, War Made Invisible : How America Hides the Human Toll of Its Military Machine (La machine de guerre invisibl : comme l’Amérique cache le coût humain de sa machine militaire, NdT) a été publié à l’été 2023 par The New Press.

Source : Truthout, Norman Solomon, Common Dreams, 30-11-2023

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises


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