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Trump a officiellement lancé la CIA sur les traces de Maduro, au Venezuela. C'est l'occasion de donner une perspective historique aux opérations secrètes qui défraient tant la chronique de l'imperium américain depuis des années.

Trump vient de confirmer publiquement avoir autorisé la CIA à mener des opérations secrètes au Venezuela, une annonce inhabituelle pour des actions covert, marquant une escalade significative. Cette autorisation, donnée via un « presidential finding » secret, permet à la CIA d'effectuer des opérations potentiellement meurtrières au Venezuela et dans les Caraïbes, visant Maduro et son gouvernement, soit de manière autonome, soit en soutien à des actions militaires plus larges.

Les raisons invoquées incluent des accusations contre Maduro d'être un « narcoterroriste » qui tirerait profit du trafic de drogue, de contrôler le gang Tren de Aragua (désigné comme organisation terroriste par les États-Unis), et de « vider les prisons » vénézuéliennes pour envoyer des criminels aux États-Unis.

Trump a mis fin aux négociations diplomatiques avec Maduro début octobre 2025, et offre 50 millions de dollars pour des informations menant à son arrestation. Cette stratégie, élaborée avec le secrétaire d'État Marco Rubio et le directeur de la CIA John Ratcliffe, vise à forcer Maduro à quitter le pouvoir.

En parallèle, les États-Unis préparent des options militaires, incluant des frappes potentielles à l'intérieur du Venezuela, avec un déploiement de 10 000 troupes en Porto Rico, des navires de guerre et un sous-marin dans les Caraïbes. Trump a indiqué que les États-Unis contrôlent la mer et envisagent désormais des actions terrestres.

Ces méthodes de cow-boy pleinement assumées posent une fois de plus la question du rôle de la CIA dans l'imperium américain. Instrument privilégié d'intervention directe à l'étranger, la CIA voit son rôle évoluer avec Donald Trump. Mais, contrairement à ce que croit le public français, ces opérations sont tout sauf laissées au hasard. A la différence des opérations menées par les services français, elles sont même très encadrées.

Voici une brève histoire des opérations secrètes de la CIA.

 

Les covert actions, de quoi s'agit-il ?

L'action clandestine (covert action), conçue comme la « troisième option » de la politique étrangère américaine, se situe dans l'espace stratégique ambigu entre la diplomatie traditionnelle et la guerre ouverte. Cet instrument de puissance, manié principalement par la Central Intelligence Agency (CIA), permet à l'exécutif américain d'influencer les événements mondiaux sans en assumer publiquement la responsabilité, préservant ainsi une marge de manœuvre politique et diplomatique.

Sa doctrine, loin d'être un corpus statique, a connu des transformations profondes, dictées par les impératifs géopolitiques successifs et les crises politiques internes qui ont secoué les États-Unis. Des jungles du Guatemala aux montagnes d'Afghanistan, la nature, les objectifs et le cadre juridique de l'action clandestine ont été constamment redéfinis.

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Dans cette perspective, la politique de l'administration Trump à l'égard du Venezuela ne constitue pas une simple continuation de cette histoire, mais une rupture doctrinale significative. Cette rupture se caractérise par trois éléments fondamentaux : l'abandon délibéré du principe cardinal de « déni plausible » au profit d'une coercition publique ; la fusion des logiques de contre-narcotiques et de contre-terrorisme pour créer un nouveau prétexte juridique à l'usage de la force ; et une privatisation chaotique de l'action de l'État qui a brouillé les frontières entre les opérations officielles, les initiatives privées et les aventures mercenaires.

 

La doctrine de l'action clandestine : le titre 50

Pour comprendre l'évolution et les ruptures de la doctrine des opérations clandestines, il est impératif de commencer par ses fondations conceptuelles et légales. Loin d'être une licence pour des actions arbitraires, l'action clandestine est une pratique définie et encadrée par le droit américain, dont les contours ont été façonnés par des décennies de lutte de pouvoir entre le Congrès et l'Exécutif. Cette section établit ce cadre, qui est la référence à l'aune de laquelle les pratiques ultérieures doivent être jugées.

La doctrine moderne de l'action clandestine est ancrée dans une série de lois qui en définissent la nature, les conditions d'autorisation et les mécanismes de contrôle.

 

Définition juridique

Le fondement légal de l'action clandestine se trouve dans le Titre 50 du Code des États-Unis, qui régit le renseignement et la sécurité nationale. La section 3093(e) définit une covert action comme « une activité ou des activités du gouvernement des États-Unis visant à influencer les conditions politiques, économiques ou militaires à l'étranger, où il est prévu que le rôle du gouvernement des États-Unis ne sera pas apparent ou reconnu publiquement ».

Cette définition est cruciale non seulement pour ce qu'elle inclut, mais aussi pour ce qu'elle exclut explicitement. Ne sont pas considérées comme des actions clandestines : les activités de collecte de renseignement, le contre-espionnage traditionnel, les activités diplomatiques ou militaires traditionnelles, et les activités traditionnelles d'application de la loi. Cette distinction est fondamentale car elle sépare les opérations d'influence secrètes des autres fonctions de l'État, chacune étant soumise à des régimes d'autorisation et de supervision différents.

 

L'autorisation présidentielle (Presidential Finding)

Le pivot du contrôle légal est l'exigence d'une autorisation présidentielle formelle. Le Président ne peut autoriser une action clandestine que s'il détermine, par écrit, qu'elle est « nécessaire pour soutenir des objectifs de politique étrangère identifiables des États-Unis et qu'elle est importante pour la sécurité nationale ». Ce document, connu sous le nom de Presidential Finding ou de Memorandum of Notification (MON), doit être signé par le Président avant que l'opération ne soit lancée et que les fonds ne soient dépensés.

Cette exigence est l'héritage direct de l'amendement Hughes-Ryan de 1974, une législation post-Watergate conçue pour mettre fin à la pratique de la « déniabilité plausible » (plausible deniability) pour le Président lui-même. Avant 1974, la Maison Blanche pouvait nier avoir connaissance des opérations de la CIA, attribuant la responsabilité à l'agence. L'amendement Hughes-Ryan a rendu le Président directement et légalement responsable de chaque opération, éliminant toute ambiguïté sur la chaîne de commandement.

 

La supervision parlementaire

Une fois qu'un Finding est signé, l'Exécutif a l'obligation légale d'en informer le Congrès. La loi stipule que les comités de renseignement de la Chambre des représentants (HPSCI) et du Sénat (SSCI) doivent être tenus « pleinement et actuellement informés » de toutes les actions clandestines. En principe, cette notification doit avoir lieu avant le début de l'opération.

Cependant, la loi prévoit une exception pour des « circonstances extraordinaires affectant les intérêts vitaux des États-Unis ». Dans de tels cas, le Président peut limiter la notification préalable à un groupe restreint de huit leaders du Congrès : le Président et le chef de la minorité de la Chambre, le chef de la majorité et de la minorité du Sénat, et les présidents et membres de rang de l'HPSCI et du SSCI, un groupe informellement connu sous le nom de « Gang of Eight ». Même dans ce cas, le Président doit informer les comités complets « en temps opportun » (in a timely fashion). La définition de ce « temps opportun » a été une source de friction constante entre la Maison Blanche et le Capitole, les présidents ayant parfois attendu des jours, voire des semaines, avant de notifier le Congrès, au grand dam des législateurs.

 

Interdictions spécifiques

Enfin, le cadre juridique impose une limite absolue : « Aucune action clandestine ne peut être menée dans le but d'influencer les processus politiques, l'opinion publique, les politiques ou les médias des États-Unis ». Cette disposition vise à empêcher que les outils de la guerre secrète à l'étranger ne soient retournés contre le processus démocratique américain.

Ce cadre juridique n'est pas une construction théorique, mais le produit d'un conflit institutionnel permanent. Il est le résultat d'une lutte de pouvoir continue entre un Congrès cherchant à exercer son pouvoir de contrôle et de financement, et un Exécutif cherchant à préserver sa prérogative en matière de politique étrangère et de sécurité nationale. L'ère pré-1974 était caractérisée par ce que certains ont appelé une « négligence bienveillante » de la part du Congrès, qui préférait ne pas savoir pour ne pas avoir à assumer de responsabilités.

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Les révélations explosives des années 1970 sur les opérations de la CIA au Chili, les complots d'assassinat (les « family jewels ») et le scandale du Watergate ont créé une crise de confiance profonde, forçant le Congrès à agir. L'amendement Hughes-Ryan a été la première étape, imposant le Presidential Finding. Plus tard, lorsque l'administration Reagan a utilisé des tierces parties et des financements secrets pour contourner les interdictions du Congrès dans l'affaire Iran-Contra, le Congrès a de nouveau réagi en renforçant les exigences de notification dans l'Intelligence Oversight Act de 1980 et l'Intelligence Authorization Act de 1991. Chaque loi est ainsi une cicatrice laissée par un scandale, un rappel que la doctrine légale est constamment contestée et redéfinie par la pratique et la confrontation politique.

 

Modalités opérationnelles et logique stratégique

Au-delà du cadre légal, la doctrine de l'action clandestine repose sur des principes opérationnels et une logique stratégique qui en définissent l'utilité en tant qu'instrument de politique étrangère.

Le cœur de la doctrine est le concept de « déni plausible ». L'objectif n'est pas seulement de mener une opération en secret, mais de la planifier et de l'exécuter « de manière à dissimuler l'identité du commanditaire ou à permettre un déni plausible de sa part ». Cela signifie que même si l'opération est découverte, il ne doit y avoir aucune preuve irréfutable liant l'action au gouvernement américain. Ce principe distingue fondamentalement une opération covert (clandestine quant au commanditaire) d'une opération clandestine (clandestine quant à l'action elle-même). Une opération des forces spéciales militaires peut être clandestine – menée en secret pour préserver l'effet de surprise – mais elle est généralement reconnue par les États-Unis après coup, comme le raid contre Oussama ben Laden. Une action clandestine, en revanche, est conçue pour être désavouée si elle est exposée. Ce déni permet au gouvernement américain d'atteindre ses objectifs sans en assumer les coûts diplomatiques, politiques ou de réputation.

 

Typologie des opérations

Les actions clandestines sont menées par la Direction des Opérations de la CIA, et plus spécifiquement par son unité d'élite, le Special Activities Center (SAC). Elles couvrent un large spectre d'activités, qui peuvent être regroupées en trois catégories principales :

  1. Action politique et influence : c'est la forme la plus courante d'action clandestine. Elle inclut le soutien financier secret à des partis politiques ou à des candidats, la diffusion de propagande (dite « noire » lorsqu'elle est faussement attribuée à un autre acteur, ou « grise » lorsque son origine est ambiguë), la désinformation, la manipulation des médias étrangers, et la subversion d'agents d'influence (journalistes, fonctionnaires, leaders syndicaux) pour orienter les décisions politiques dans un sens favorable aux intérêts américains.
  2. Guerre économique : moins fréquente, cette catégorie comprend des actions visant à déstabiliser l'économie d'un pays hostile, par le sabotage d'infrastructures clés ou la manipulation des marchés.
  3. Opérations paramilitaires : ce sont les actions les plus risquées et les plus controversées. Elles englobent la formation, le financement, l'armement et parfois la direction de forces insurgées ou de guérillas pour renverser un gouvernement ou déstabiliser un régime. Elles peuvent également inclure des actions directes comme des raids, des sabotages, des démolitions et, dans les cas les plus extrêmes, des assassinats ciblés.

 

La « Troisième Option »

Le nom non officiel du SAC, « Tertia Optio » (la troisième option), résume parfaitement la logique stratégique de l'action clandestine. Elle est conçue comme une alternative lorsque la diplomatie s'avère inefficace ou insuffisante, et qu'une intervention militaire ouverte est jugée trop coûteuse, trop risquée politiquement, ou susceptible de déclencher une guerre plus large. Elle offre au Président et au Conseil de Sécurité Nationale (NSC) une gamme d'options graduées pour poursuivre les intérêts américains dans des environnements complexes et hostiles, avec un risque et une visibilité contrôlés.

Cependant, la distinction juridique claire entre les opérations d'influence secrètes de la CIA (régies par le Titre 50) et les activités militaires du Département de la Défense (DOD) (régies par le Titre 10) masque une zone grise que l'Exécutif a souvent exploitée. Alors que le Titre 50 impose un Presidential Finding et une supervision stricte par les comités de renseignement, le Titre 10 a des exigences de notification différentes, relevant des comités des forces armées, qui peuvent être perçues comme moins contraignantes.

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La frontière entre une « activité militaire traditionnelle » menée discrètement et une opération d'influence politique est souvent floue. Par exemple, une opération des Forces Spéciales visant à « préparer l'environnement de combat » en formant des forces locales peut avoir des effets politiques identiques à une opération paramilitaire de la CIA. Après le 11 septembre, l'intégration croissante des opérations de la CIA et des Forces Spéciales a exacerbé ce flou, créant des défis de supervision pour le Congrès. Cette ambiguïté offre à l'Exécutif la possibilité de choisir le cadre juridique qui lui semble le plus avantageux, lui permettant potentiellement de contourner les contraintes les plus strictes associées aux actions clandestines de la CIA.

 

Évolution de l'action clandestine, de la Guerre Froide à la guerre contre le terrorisme

La doctrine de l'action clandestine, bien que fondée sur des principes juridiques et opérationnels constants, n'a jamais été appliquée dans un vide. Sa pratique a été profondément façonnée par le contexte géopolitique. Comment cette doctrine s'est-elle adaptée et transformée à travers deux époques radicalement différentes : la Guerre Froide, où elle était un instrument de compétition entre superpuissances, et l'ère post-11 Septembre, où elle est devenue l'arme principale d'une guerre mondiale contre des réseaux non-étatiques ?

La naissance de l'action clandestine est indissociable de l'aube de la Guerre Froide. Face à la perception d'une « guerre psychologique » et d'une subversion menées par l'Union Soviétique, l'administration Truman a cherché des moyens de riposter sans déclencher un conflit militaire direct. La directive NSC 4-A de décembre 1947 a autorisé les premières opérations de guerre psychologique, suivie par la directive NSC 10/2 de juin 1948, qui a élargi le mandat de la CIA pour inclure un éventail plus large d'activités : « propagande, guerre économique, action directe préventive, y compris le sabotage... la subversion contre les États hostiles, y compris l'aide aux mouvements de résistance clandestins, aux guérillas ».

Ces opérations sont devenues l'outil privilégié pour mettre en œuvre les deux grandes stratégies américaines de l'époque : le containment (endiguer l'expansion de l'influence communiste), tel que formulé par George F. Kennan, et le rollback (refouler activement le communisme et renverser les régimes alliés à Moscou), une approche plus agressive prônée par des figures comme John Foster Dulles.

 

Les « succès » fondateurs

Deux opérations au début des années 1950 ont cimenté la place de l'action clandestine dans l'arsenal de la politique étrangère américaine et ont façonné la perception de son efficacité pour des décennies.

  • Iran (Opération Ajax, 1953) : en 1951, le Premier ministre iranien démocratiquement élu, Mohammad Mossadegh, nationalise l'Anglo-Iranian Oil Company, menaçant les intérêts pétroliers britanniques. En réponse, et avec la crainte que l'Iran ne bascule dans la sphère d'influence soviétique, l'administration Eisenhower autorise la CIA, en collaboration avec le MI6 britannique, à orchestrer un coup d'État. L'opération Ajax était un modèle de guerre politique et psychologique. La CIA a financé une campagne de propagande intense dans les médias iraniens pour dépeindre Mosaddegh comme un sympathisant communiste et un dictateur en puissance. Des agents ont corrompu des politiciens, des chefs religieux et des officiers militaires clés. Enfin, la CIA a engagé des bandes de criminels et des manifestants pour semer le chaos dans les rues de Téhéran. Le 19 août 1953, l'armée, ralliée aux comploteurs, renverse Mosaddegh et restaure le pouvoir absolu du Shah Mohammad Reza Pahlavi, un allié pro-occidental. Menée sans aucune supervision statutaire du Congrès, qui n'existait pas à l'époque, cette opération a été considérée à Washington comme un triomphe spectaculaire et peu coûteux. Cependant, elle a laissé un héritage de ressentiment profond en Iran, qui a directement contribué à la Révolution islamique de 1979 et à des décennies d'hostilité entre les deux pays.
  • Guatemala (Opération PBSUCCESS, 1954) : un an plus tard, la CIA a appliqué un modèle similaire au Guatemala. Le président démocratiquement élu, Jacobo Árbenz, avait lancé une réforme agraire qui menaçait d'exproprier des terres non cultivées appartenant à la puissante United Fruit Company (UFCO), une société américaine ayant des liens étroits avec de hauts responsables de l'administration Eisenhower, dont le secrétaire d'État John Foster Dulles et son frère, le directeur de la CIA Allen Dulles. L'UFCO a mené une campagne de relations publiques agressive, dépeignant Árbenz comme une marionnette communiste. L'opération PBSUCCESS a combiné plusieurs tactiques : une guerre psychologique intense via une station de radio clandestine, « Radio Liberation », qui diffusait de fausses informations sur une rébellion massive ; des menaces et des pots-de-vin pour convaincre les chefs de l'armée guatémaltèque de lâcher Árbenz ; et le financement et l'entraînement d'une petite force rebelle de quelques centaines d'hommes dirigée par Carlos Castillo Armas, qui a envahi le pays depuis le Honduras. Face à la défection de son armée et à la panique créée par la propagande, Árbenz a démissionné en dix jours. Comme en Iran, l'opération a été perçue comme un succès éclatant, un modèle de changement de régime à faible coût qui a renforcé la confiance de la CIA en ses propres capacités.

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Ces deux « succès » ont créé un puissant biais de confirmation institutionnel. Ils ont ancré au sein de la CIA et de l'exécutif la croyance que des régimes hostiles pouvaient être renversés facilement et à peu de frais grâce à des techniques de guerre psychologique et à la manipulation des élites locales. Ce modèle reposait sur une hypothèse clé : la capacité à retourner l'armée locale contre son propre gouvernement. Cette conviction, née de l'expérience en Iran et au Guatemala, a directement mené au désastre de la Baie des Cochons, où la CIA a appliqué le même schéma à un contexte politique radicalement différent, avec des conséquences catastrophiques.

 

L'échec structurant

  • Cuba (Baie des Cochons, 1961) : après la prise de pouvoir de Fidel Castro en 1959, l'administration Eisenhower a autorisé la CIA à planifier une opération pour le renverser. Le plan, hérité et approuvé par le président John F. Kennedy, prévoyait l'invasion de Cuba par une brigade d'environ 1 500 exilés cubains (la Brigade 2506), entraînés et équipés par la CIA. L'opération reposait sur plusieurs hypothèses erronées, directement issues du modèle Guatemala/Iran. La CIA supposait que le débarquement de la brigade déclencherait un soulèvement populaire massif contre Castro et provoquerait des défections au sein de l'armée cubaine. Aucune de ces deux hypothèses ne s'est matérialisée.

L'invasion, lancée le 17 avril 1961 à la Baie des Cochons (Playa Girón), fut un échec total et rapide. Les forces de Castro, bien informées et loyales, ont rapidement maîtrisé les envahisseurs. L'échec a été aggravé par une série d'erreurs de planification et de décisions politiques. L'administration Kennedy, obsédée par le maintien d'un « déni plausible », a annulé à la dernière minute des frappes aériennes cruciales qui auraient dû neutraliser l'aviation cubaine, laissant la force d'invasion vulnérable. La structure de commandement était confuse, et les analyses du renseignement sur le soutien populaire de Castro étaient profondément biaisées. Un mémo interne de la CIA avait pourtant averti que les conditions qui avaient prévalu au Guatemala en 1954 n'étaient pas réunies à Cuba, mais il fut ignoré. L'humiliation de la Baie des Cochons a été un choc profond qui a conduit à une réévaluation interne de la gestion des opérations clandestines et a semé les graines de la méfiance du Congrès, qui allait éclater une décennie plus tard.

 

La décennie de la révélation et de la réforme : commission Church et fin de l'âge d'or clandestin

Les succès apparents des opérations en Iran et au Guatemala ont instauré une confiance durable dans l'action clandestine, mais l'échec de la Baie des Cochons a semé les graines du doute. C'est dans les années 1970 que cette confiance s'est définitivement brisée, non pas sur un champ de bataille étranger, mais à Washington même. Une convergence de crises a mis fin à des décennies de déférence du Congrès envers la communauté du renseignement, inaugurant une ère de révélation et de réforme qui a redéfini en profondeur la doctrine de l'action clandestine.

 

La crise de confiance institutionnelle

Le début des années 1970 a été marqué par une « tempête parfaite » politique qui a érodé la confiance du public et du Congrès dans le pouvoir exécutif. La guerre du Vietnam, longue et sanglante, avait engendré un scepticisme généralisé à l'égard du secret gouvernemental et des justifications de la sécurité nationale. Le scandale du Watergate a aggravé cette méfiance, révélant que des techniques et du personnel issus du monde du renseignement, notamment d'anciens agents de la CIA, avaient été utilisés pour des opérations politiques nationales illégales, brouillant ainsi la frontière entre la sécurité de l'État et la criminalité politique.

Le détonateur final fut une enquête journalistique. Le 22 décembre 1974, un article explosif de Seymour Hersh en première page du New York Times a révélé au grand public l'existence d'une opération de surveillance domestique massive et illégale menée par la CIA contre des militants anti-guerre et d'autres citoyens américains, en violation directe de sa charte qui lui interdit d'opérer sur le territoire national. Face au tollé public, une enquête parlementaire est devenue politiquement inévitable. Le 27 janvier 1975, le Sénat a voté à une majorité écrasante de 82 voix contre 4 pour créer la « Commission sénatoriale spéciale chargée d'étudier les opérations gouvernementales en matière de renseignement », qui sera universellement connue sous le nom de Commission Church, d'après son président, le sénateur Frank Church. Cette commission bipartisane a reçu un mandat sans précédent pour enquêter sur des décennies d'opérations secrètes, marquant la fin de l'ère de la « négligence bienveillante » du Congrès.

 

Anatomie des abus systématiques

Pendant 16 mois, la commission a mené une enquête exhaustive, réalisant plus de 800 entretiens et examinant environ 110 000 documents classifiés. Ses conclusions, publiées dans une série de rapports, ont choqué la nation et révélé une culture du secret qui avait permis des abus systématiques et des violations flagrantes de la loi et des principes constitutionnels.

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Parmi les révélations les plus explosives figuraient :

  • Complots d'assassinat : le rapport intérimaire de la commission, intitulé « Alleged Assassination Plots Involving Foreign Leaders », a confirmé l'implication de la CIA dans des complots visant à assassiner des dirigeants étrangers, notamment Patrice Lumumba au Zaïre, Rafael Trujillo en République Dominicaine, et Ngô Đình Diệm au Sud-Vietnam. Ces révélations ont gravement porté atteinte à l'image des États-Unis en tant que défenseur de la souveraineté et du droit international.
  • Expérimentation humaine et contrôle mental : la découverte du projet MKULTRA a été l'une des plus choquantes. La commission a révélé que la CIA avait mené des expériences sur des citoyens américains non consentants, leur administrant secrètement du LSD et d'autres drogues puissantes dans le but de développer des techniques de contrôle mental et de lavage de cerveau.
  • Surveillance domestique massive et illégale : l'enquête a mis au jour un appareil de surveillance intérieure tentaculaire, violant le Quatrième Amendement de la Constitution à une échelle industrielle.
  • COINTELPRO (FBI) : Le Federal Bureau of Investigation a mené un programme de contre-espionnage agressif visant à infiltrer, discréditer et perturber des organisations politiques américaines considérées comme « subversives ». Les cibles incluaient des militants des droits civiques comme Martin Luther King Jr., des féministes, des écologistes et des opposants à la guerre du Vietnam.
  • Projets SHAMROCK et MINARET (NSA) : La National Security Agency, dont l'existence même a été officiellement confirmée pour la première fois par la commission, avait mis en place des programmes de surveillance électronique de masse. Dans le cadre du projet SHAMROCK, les grandes compagnies de télécommunications fournissaient secrètement à la NSA des copies de la quasi-totalité des télégrammes entrant et sortant des États-Unis. Le projet MINARET, quant à lui, ciblait les communications de milliers de citoyens américains placés sur une « liste de surveillance », qui incluait des personnalités publiques, des journalistes et même le sénateur Frank Church lui-même.
  • Opération HTLINGUAL (CIA) : Entre les années 1950 et 1973, la CIA a intercepté, ouvert et photographié plus de 215 000 lettres échangées par des citoyens américains avec l'Union Soviétique et la Chine.
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Naissance de la supervision moderne

Les révélations de la Commission Church ont provoqué un séisme politique qui a conduit à la plus importante refonte du cadre juridique et institutionnel du renseignement américain de l'histoire. L'objectif était de s'assurer que de tels abus ne pourraient plus jamais se produire en plaçant les agences de renseignement sous un contrôle légal et parlementaire strict.

Les principales réformes furent :

  • L'institutionnalisation du contre-pouvoir parlementaire : la recommandation la plus durable de la commission a été la création de comités de surveillance permanents dotés de pouvoirs réels. Le Senate Select Committee on Intelligence (SSCI) a été créé en 1976, suivi par le House Permanent Select Committee on Intelligence (HPSCI) en 1977. Ces comités ont obtenu un accès statutaire aux informations classifiées et ont institutionnalisé le devoir de l'Exécutif de tenir le Congrès « pleinement et actuellement informé » de toutes les activités de renseignement, en particulier des actions clandestines.
  • Un nouveau cadre légal pour la surveillance : pour mettre fin à la surveillance électronique sans mandat, le Congrès a adopté en 1978 la Loi sur la Surveillance du Renseignement Étranger (FISA). Cette loi historique a créé un tribunal secret, le Foreign Intelligence Surveillance Court (FISC), chargé d'examiner les demandes de mandats du gouvernement pour la surveillance de citoyens américains et de résidents permanents soupçonnés d'être des agents d'une puissance étrangère. Pour la première fois, la surveillance de sécurité nationale était soumise à un contrôle judiciaire.
  • L'interdiction des assassinats : en 1976, le président Gerald Ford a publié l'Executive Order 11905, qui interdisait formellement à tout employé du gouvernement américain de s'engager, directement ou indirectement, dans un assassinat politique. Cette interdiction est depuis devenue une pierre angulaire de la doctrine officielle de l'action clandestine.

Ces réformes ont marqué un basculement fondamental du pouvoir. Avant 1975, l'Exécutif opérait avec une latitude quasi-totale, le Congrès préférant ne pas savoir pour ne pas avoir à assumer de responsabilités. La Commission Church a radicalement inversé cette dynamique, représentant une affirmation spectaculaire du pouvoir législatif pour contenir un pouvoir exécutif jugé impérial. Cependant, ce qui était perçu par le Congrès comme un rééquilibrage constitutionnel nécessaire a été considéré par les faucons de la politique étrangère de l'administration suivante comme une entrave dangereuse à la capacité de l'Amérique à mener la Guerre Froide. Cette tension a préparé le terrain pour la prochaine confrontation majeure entre les deux branches du gouvernement.

 

Retour de l'offensive : la doctrine du « Rollback » et le scandale Iran-Contra (les années 1980)

L'élection de Ronald Reagan en 1980 a marqué le retour d'une politique étrangère plus agressive et idéologique, et avec elle, une volonté de libérer l'action clandestine des contraintes imposées dans les années 1970. Cette décennie a vu le pendule constitutionnel repartir violemment dans l'autre sens, l'Exécutif cherchant activement à contourner le cadre de supervision du Congrès, une confrontation qui a culminé avec le scandale Iran-Contra.

L'administration Reagan a rompu avec la doctrine de l'endiguement (containment) qui avait dominé la pensée stratégique américaine pendant des décennies. L'objectif n'était plus seulement de contenir l'expansion de l'influence soviétique, mais de la faire reculer activement, une stratégie connue sous le nom de « refoulement » (rollback). Cette politique a été publiquement articulée par le président Reagan dans son discours sur l'état de l'Union de 1985 : « Nous ne devons pas trahir la confiance de ceux qui risquent leur vie — sur tous les continents, de l'Afghanistan au Nicaragua — pour défier l'agression soutenue par les Soviétiques et garantir des droits qui sont les nôtres depuis la naissance ».

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La Doctrine Reagan consistait à fournir une aide ouverte et, surtout, clandestine à des guérillas et des mouvements de résistance anticommunistes, que l'administration qualifiait de « combattants de la liberté » (freedom fighters). L'objectif était de déstabiliser et, si possible, de renverser les gouvernements pro-soviétiques en Afrique, en Asie et en Amérique latine, transformant ainsi le Tiers Monde en un champ de bataille offensif de la Guerre Froide.

 

La CIA réactivée comme instrument paramilitaire

Pour mettre en œuvre cette doctrine ambitieuse, l'administration s'est tournée vers la CIA. Sous la direction de William J. Casey, un fervent partisan de l'action clandestine et vétéran de l'OSS, l'agence a été ré-énergisée. Son budget pour les opérations secrètes a considérablement augmenté, dépassant les 500 millions de dollars par an, et elle est redevenue l'instrument paramilitaire privilégié de la politique étrangère américaine. Les principaux théâtres d'opérations de la Doctrine Reagan étaient :

  • Afghanistan : l'administration a massivement intensifié le soutien aux Moudjahidines, une politique initiée sous l'administration Carter (Opération Cyclone). La CIA, en collaboration avec des figures politiques comme le député Charlie Wilson et des officiers paramilitaires comme Michael G. Vickers, a fourni des milliards de dollars en armes, formation et soutien logistique. La livraison de missiles sol-air portables Stinger s'est avérée décisive, neutralisant l'avantage aérien soviétique et contribuant de manière significative au retrait de l'Armée rouge en 1989.
  • Nicaragua : la CIA a organisé, financé et entraîné les forces rebelles connues sous le nom de « Contras » pour lutter contre le gouvernement sandiniste, que l'administration Reagan considérait comme une tête de pont soviéto-cubaine en Amérique centrale.
  • Angola : l'agence a repris son soutien aux rebelles de l'UNITA, dirigés par Jonas Savimbi, contre le gouvernement marxiste soutenu par Cuba et l'Union Soviétique.

En transformant l'action clandestine en une politique publiquement déclarée, la Doctrine Reagan a créé un paradoxe dangereux. Le soutien secret aux « combattants de la liberté » n'était plus une option discrète, mais une promesse publique et un test de la crédibilité américaine. Lorsque le Congrès, exerçant ses nouveaux pouvoirs de supervision, a cherché à mettre fin au soutien aux Contras, l'administration s'est retrouvée face à un dilemme : soit accepter une défaite politique et une trahison perçue de sa propre doctrine, soit trouver des moyens de contourner la loi. Cet impératif politique, né de la contradiction entre une promesse publique et des moyens secrets légalement bloqués, a créé la pression qui a directement mené à la recherche de solutions illégales.

 

La collision constitutionnelle – l'affaire Iran-Contra

La confrontation était inévitable et s'est cristallisée autour du Nicaragua. En 1982, puis de manière plus stricte en 1984, le Congrès a adopté l'amendement Boland, qui interdisait spécifiquement l'utilisation de fonds fédéraux par la CIA, le Département de la Défense ou toute autre agence « impliquée dans des activités de renseignement » pour soutenir, directement ou indirectement, des opérations militaires ou paramilitaires au Nicaragua.

Pour contourner cette interdiction formelle, des membres du Conseil de Sécurité Nationale (NSC) de la Maison Blanche, notamment le lieutenant-colonel Oliver North, ont mis en place un appareil clandestin parallèle, surnommé « l'Entreprise ». Cette entité, dirigée par des fonctionnaires mais opérant à travers des sociétés écrans et des comptes bancaires suisses, fonctionnait comme un gouvernement de l'ombre, avec ses propres avions, ses propres réseaux d'approvisionnement et ses propres sources de financement, entièrement en dehors de la supervision du Congrès et de la structure légale du gouvernement américain.

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Le schéma opérationnel, révélé en 1986, reposait sur deux volets interconnectés :

  1. Ventes d'armes à l'Iran : en violation de l'embargo américain et de la politique publique de ne jamais négocier avec les terroristes, l'administration a secrètement autorisé la vente de missiles antichars et antiaériens à la République Islamique d'Iran. L'objectif officiel était de libérer des otages américains détenus au Liban par le Hezbollah, un groupe pro-iranien.
  2. Détournement des fonds : les profits générés par ces ventes d'armes, dont le prix avait été considérablement gonflé, ont été illégalement détournés pour financer les Contras au Nicaragua, en violation directe de l'amendement Boland. Sur les 48 millions de dollars de revenus, au moins 3,8 millions ont été acheminés vers les Contras.

L'affaire Iran-Contra ne représentait pas un simple retour à la « déniabilité plausible » d'avant la Commission Church, mais une mutation plus sophistiquée et constitutionnellement plus dangereuse du concept. Les réformes des années 1970 avaient rendu la déniabilité personnelle du Président difficile à maintenir. En réponse, les architectes d'Iran-Contra ont conçu une forme de déniabilité structurelle. En déplaçant l'opération de la CIA vers le NSC, une entité de conseil présidentiel avec moins de contraintes statutaires, et en utilisant une "entreprise" privatisée, ils ont cherché à créer une structure qui était, dans son ensemble, « déniable » par le gouvernement officiel vis-à-vis du Congrès et de la loi. L'objectif n'était plus seulement de protéger le Président, mais de rendre le cadre de supervision post-Church entièrement obsolète.

L'héritage de la Doctrine Reagan est profondément ambivalent et constitue un pont essentiel vers l'ère suivante. Le « succès » tactique en Afghanistan, largement crédité d'avoir été le « Vietnam soviétique » et d'avoir accéléré l'effondrement de l'URSS, a eu des conséquences imprévues et désastreuses à long terme. En soutenant et en armant les combattants islamistes les plus radicaux et les plus efficaces sans se préoccuper de leur idéologie, la CIA a contribué à créer une génération de combattants internationalistes aguerris.

Après le retrait soviétique, les États-Unis se sont désengagés, laissant derrière eux un pays en ruines, inondé d'armes sophistiquées, et des réseaux de militants qui allaient former le noyau d'Al-Qaïda. Ce phénomène de « blowback » – les conséquences négatives et imprévues d'une opération clandestine – est l'un des risques fondamentaux de la « troisième option ». Le cas de l'Afghanistan est l'exemple le plus spectaculaire de l'histoire, reliant directement la fin de la Guerre Froide au début de la Guerre contre le Terrorisme, et démontrant comment la solution d'une époque peut semer les graines de la crise de la suivante.

 

Le tournant du 11 septembre et la domination du contre-terrorisme

Les attentats du 11 septembre 2001 ont radicalement transformé la doctrine et la pratique de l'action clandestine. La menace n'était plus un État-nation rival, mais un réseau terroriste transnational et non-étatique. En réponse, la CIA a subi une mutation profonde, passant d'une agence principalement axée sur l'espionnage et l'influence politique à une organisation paramilitaire engagée dans une guerre mondiale.

 

Nouveau cadre juridique et stratégique

Quelques jours après les attentats, le Congrès a adopté l'Autorisation d'Utilisation de la Force Militaire (AUMF) de 2001. Cette loi autorisait le Président à « utiliser toute la force nécessaire et appropriée contre les nations, organisations ou personnes qu'il détermine avoir planifié, autorisé, commis ou aidé les attaques terroristes du 11 septembre 2001, ou hébergé de telles organisations ou personnes ». L'AUMF a fourni une base juridique extraordinairement large pour une action militaire et paramilitaire mondiale, sans limites géographiques ou temporelles définies.

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Cette autorisation a eu un effet profond sur la doctrine de l'action clandestine. Elle a effectivement créé une sorte « d'autorisation clandestine perpétuelle » pour les opérations de contre-terrorisme. Avant le 11 septembre, une opération visant à tuer un individu dans un pays avec lequel les États-Unis n'étaient pas officiellement en guerre aurait été considérée comme un assassinat, nécessitant un Presidential Finding spécifique, politiquement explosif et juridiquement contestable. Après le 11 septembre, l'AUMF a reclassé de telles actions comme des actes de guerre légitimes menés dans le cadre d'un conflit armé mondial contre Al-Qaïda et ses affiliés. Cela a permis à la CIA de mener des opérations létales à grande échelle sous une logique de guerre, marginalisant de fait le cadre de supervision plus strict du Titre 50 pour une vaste catégorie d'activités.

 

La montée en puissance des opérations paramilitaires et le programme de drones

La CIA fut la première agence américaine à riposter sur le terrain. Quinze jours seulement après les attentats, les premières équipes paramilitaires de la CIA étaient en Afghanistan. S'appuyant sur des réseaux de contacts établis de longue date avec des chefs de guerre afghans, notamment l'Alliance du Nord, ces équipes ont joué un rôle crucial. En collaboration avec les Forces Spéciales américaines, elles ont guidé les frappes aériennes, distribué de l'argent et des armes, et coordonné l'offensive qui a conduit au renversement rapide du régime taliban en moins de trois mois.

Cette période a vu l'émergence de l'outil le plus emblématique et le plus controversé de l'action clandestine post-11 septembre : le drone armé. Initié sous l'administration Bush et massivement étendu sous l'administration Obama, le programme de drones de la CIA a permis de mener des « assassinats ciblés » (targeted killings) contre des milliers de suspects terroristes au Pakistan, au Yémen, en Somalie et ailleurs, loin des champs de bataille traditionnels.

L'administration a justifié ces frappes, y compris celles qui ont tué des citoyens américains comme Anwar al-Awlaki, en avançant une nouvelle interprétation du droit international, arguant que les États-Unis étaient dans un conflit armé et que ces individus représentaient une « menace imminente et continue », redéfinissant ainsi la notion traditionnelle d'imminence. L'action clandestine est devenue plus « cinétique », se concentrant sur l'élimination physique des ennemis plutôt que sur la manipulation politique.

 

Les controverses de l'ère post-11 septembre

Cette nouvelle ère de l'action clandestine a été marquée par des pratiques qui ont suscité une condamnation mondiale et des débats intenses aux États-Unis. Sous l'autorité de Presidential Findings élargis, la CIA a mis en place un programme de « détention et d'interrogatoire » secret.

  • Rétentions et « sites noirs » : la CIA a capturé des centaines de suspects terroristes à travers le monde et les a transférés soit vers des prisons secrètes gérées par l'agence (les « sites noirs » ou black sites), soit vers des pays alliés connus pour pratiquer la torture, une pratique qualifiée de « torture par procuration » (torture by proxy).
  • Techniques d'interrogatoire renforcées : Dans ses propres sites, la CIA a utilisé des « techniques d'interrogatoire renforcées », un euphémisme pour des méthodes incluant le waterboarding (simulation de noyade), la privation de sommeil prolongée, les positions de stress et les violences physiques. Ces méthodes, qualifiées de torture par les Nations Unies, Human Rights Watch et de nombreux juristes, ont été menées pour extraire des informations sur les complots terroristes.

La transformation post-11 septembre a donc fait de la CIA une organisation hybride, à la fois agence de renseignement et force paramilitaire, menant une guerre de l'ombre à l'échelle planétaire avec des outils et des autorités sans précédent.

 

Une nouvelle étape ? L'administration Trump et le Venezuela

L'approche de l'administration Trump envers le Venezuela, bien qu'elle s'inscrive dans une longue histoire d'interventions américaines en Amérique latine, représente une rupture significative avec les doctrines précédentes. Ce n'est pas tant l'objectif de changement de régime qui est nouveau, mais les méthodes employées et, surtout, la philosophie sous-jacente concernant le rôle du secret et de la force.

 

La campagne de « pression maximale » : un contexte d'hostilité ouverte

Dès le début de son mandat, l'administration Trump a adopté une politique de « pression maximale » visant à isoler et à renverser le gouvernement de Nicolás Maduro. Cette politique s'est appuyée sur une série d'outils ouverts et agressifs :

  • Sanctions économiques : des sanctions financières et sectorielles sans précédent ont été imposées, ciblant des hauts fonctionnaires, des entités gouvernementales et, de manière cruciale, la compagnie pétrolière d'État PDVSA, l'artère vitale de l'économie vénézuélienne.
  • Isolement diplomatique : en janvier 2019, les États-Unis ont été parmi les premiers pays à reconnaître Juan Guaidó, alors président de l'Assemblée nationale, comme le président par intérim légitime du Venezuela, une démarche coordonnée avec des dizaines d'alliés en Amérique latine et en Europe pour délégitimer Maduro.
  • Menaces militaires ouvertes : de manière répétée, de hauts responsables de l'administration, dont le président Trump, le conseiller à la sécurité nationale John Bolton et le secrétaire d'État Mike Pompeo, ont déclaré publiquement que « toutes les options sont sur la table », y compris une intervention militaire directe.

C'est dans ce contexte d'hostilité déclarée que s'est produit le point de rupture doctrinal. En octobre 2025, en réponse à une question de journaliste, le président Trump a publiquement confirmé avoir signé un Presidential Finding autorisant la CIA à mener des opérations clandestines au Venezuela. Cette reconnaissance publique d'une autorisation qui, par définition, est l'un des secrets les mieux gardés du gouvernement américain, est sans précédent. Elle a violé le principe fondamental qui sous-tend toute la structure juridique et stratégique de l'action clandestine : le secret du commanditaire.

 

La fusion des doctrines : le contre-narcotiques comme contre-terrorisme

Pour justifier une posture encore plus agressive, l'administration Trump a procédé à une innovation doctrinale majeure. Elle a déclaré que les États-Unis étaient en « conflit armé » avec certains cartels de la drogue, les qualifiant de « combattants illégaux » et d' « organisations terroristes étrangères ». Cette manœuvre juridique a eu des conséquences profondes. Le droit international et le droit américain limitent strictement l'usage de la force létale en dehors d'un conflit armé reconnu. Les opérations de lutte contre le narcotrafic sont normalement considérées comme des actions de police (law enforcement), qui requièrent l'interception, l'arrestation et un procès en bonne et due forme.

En requalifiant les cartels en « combattants », l'administration s'est arrogé le droit d'appliquer les règles de la guerre, similaires à celles utilisées contre Al-Qaïda sous l'AUMF. Cela lui a permis d'utiliser la force militaire létale, comme des frappes de missiles, contre des cibles non-militaires. Cette nouvelle doctrine a été immédiatement mise en pratique. Une série de frappes militaires a été menée dans les Caraïbes contre des bateaux que l'administration affirmait être impliqués dans le trafic de drogue en provenance du Venezuela, tuant des dizaines de personnes sans procédure judiciaire.

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Le véritable objectif était politique. La lutte contre le narcotrafic, justifiée par Trump par des affirmations sur l'afflux de drogues et de criminels libérés des prisons vénézuéliennes, est devenue le prétexte pour une campagne de pression militaire visant directement le régime de Maduro. En accusant Maduro de diriger un « narco-État » à la tête du « Cartel de los Soles », l'administration a pu cibler des acteurs liés au régime sous le couvert de la lutte anti-drogue, sans avoir à déclarer une guerre formelle au Venezuela, ce qui aurait nécessité l'approbation du Congrès et aurait constitué une violation flagrante de la charte de l'ONU. C'était la construction délibérée d'une zone grise légale pour permettre une agression de faible intensité.

 

L'érosion du secret et la privatisation de l'ombre

Cette nouvelle approche a eu deux conséquences majeures : la mort du déni plausible et l'émergence d'une privatisation chaotique de la politique étrangère.

 

L'abandon du « Déni plausible »

En confirmant publiquement l'autorisation clandestine, Trump a transformé l'opération d'un outil secret en un instrument de signalisation politique et de coercition publique. L'objectif n'était plus de cacher la main de l'Amérique, mais de la montrer de manière menaçante pour intimider le régime de Maduro et projeter une image de force, tant pour la consommation intérieure qu'extérieure. Le déni plausible a été remplacé par la « menace plausible ». L'action clandestine n'était plus un instrument chirurgical utilisé dans l'ombre, mais un gourdin brandi en pleine lumière. L'autorisation de mener une action clandestine est devenue une arme psychologique en soi, une forme de « théâtralisation » de la politique secrète, en rupture totale avec plus de 70 ans de doctrine.

 

La privatisation chaotique

La rhétorique agressive de l'administration, les menaces ouvertes d'intervention et le brouillage des lignes entre actions officielles et non-officielles ont créé un « appel d'air » pour des acteurs privés cherchant à s'aligner sur les objectifs déclarés de la politique américaine.

  • Le rôle d'Erik Prince : le fondateur de la société de sécurité privée Blackwater et proche de l'administration Trump, a d'abord proposé un plan pour lever une armée privée de 5 000 mercenaires afin de renverser Maduro. Plus tard, en novembre 2019, il a effectué une visite secrète à Caracas pour rencontrer la vice-présidente Delcy Rodríguez, une personnalité sous sanctions américaines, soulevant des questions sur son rôle de « canal non officiel » (back channel) agissant potentiellement avec l'assentiment tacite de la Maison Blanche.
  • L'Opération Gédéon (mai 2020) : cette tentative d'incursion maritime par un petit groupe de déserteurs vénézuéliens et deux anciens Bérets Verts américains, dirigée par le mercenaire Jordan Goudreau, a tourné au fiasco. L'opération, mal planifiée, sous-financée et rapidement déjouée par les forces vénézuéliennes, a été qualifiée de « mission suicide ».78 Des enquêtes journalistiques ont révélé que des figures de l'opposition vénézuélienne avaient été en contact avec Goudreau et que la CIA était au courant du complot mais n'était pas intervenue pour l'arrêter.

Ces épisodes ne sont pas des anomalies, mais la conséquence logique d'une politique qui encourage les initiatives privées alignées sur ses objectifs publics. Lorsque l'État brandit des menaces sans agir directement, il incite des acteurs non-étatiques à tenter de combler le vide, ce qui entraîne une perte de contrôle, des échecs embarrassants et le risque pour le gouvernement américain de se retrouver impliqué dans des actions qu'il n'a pas directement commanditées mais qu'il a indirectement encouragées.

 

Perspectives

Cette évolution soulève des questions fondamentales pour l'avenir de la « troisième option ». Le retour à une ère de compétition entre grandes puissances, notamment avec la Chine et la Russie, pourrait-il voir un regain des méthodes « classiques » de guerre politique et d'influence de la Guerre Froide ? Ou la tendance à la « guerre hybride », où la désinformation, les opérations psychologiques publiques et l'utilisation d'acteurs non-étatiques (proxies, mercenaires) sont la norme, va-t-elle s'imposer ? Le cas vénézuélien suggère que la seconde voie est une possibilité réelle. Si l'action clandestine devient un spectacle public, sa nature même change. La question de la supervision du Congrès dans un tel environnement de « secret public » devient alors extraordinairement complexe. Comment contrôler une opération dont la principale caractéristique n'est plus son exécution secrète, mais son annonce menaçante ? La doctrine de l'action clandestine, née dans l'ombre, pourrait bien devoir être entièrement repensée pour un monde où les frontières entre secret, propagande et guerre ouverte sont de plus en plus poreuses.

Thibault de Varenne (Octobre 2025)

Source : Le Courrier des Stratèges

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