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La question linguistique est un élément de friction en Ukraine, entre la population russophone et celle qui pratique l’ukrainien. C’est un des points d’achoppement et une des causes de la division actuelle du pays. Analyse de la langue comme enjeu politique et stratégique essentiel.

Depuis l’acception de la nouvelle loi ukrainienne sur l’éducation en 2017, les relations entre la Hongrie et l’Ukraine se sont gâtées. La Hongrie, depuis le changement de régime, n’a pas eu de relations aussi tendues avec un État voisin ayant une minorité hongroise importante. Le gouvernement hongrois a déclaré que s’ils ne retiraient pas l’article 7 de la loi, menaçant de la fermeture des écoles hongroises dans un délai de trois ans ou de leur conversion en ukrainien, il opposerait son veto à l’intégration occidentale de l’Ukraine. Selon les plus informés, la nouvelle loi sur l’éducation vise la minorité russe et sa cible n’est pas la minorité des Hongrois de Transcarpathie. Cependant, la situation des minorités et des langues en Ukraine est beaucoup plus compliquée.

 

Situation linguistique de l’Ukraine

L’Ukraine, qui est devenue indépendante en 1991, était un pays multinational dans lequel la plus grande nationalité était la minorité russe, qui représentait 17% de la population. Ce n’est pas un nombre extrêmement élevé, mais ce n’est pas à cause de ceci que la question de la langue russe est un problème du premier moment de l’indépendance de l’Ukraine jusqu’à nos jours. Les efforts de conversion russe du tsar et des empires soviétiques ont eu un effet beaucoup plus grand en Ukraine, que chez les peuples baltes et caucasiens qui ne sont pas apparentés aux Russes. La raison principale est la proximité des langues ukrainienne et russe, c’est pourquoi l’apprentissage du russe est relativement facile pour le simple peuple ukrainien aussi. En conséquence, la proportion de la nationalité ukrainienne est beaucoup plus élevée en Ukraine que celle des personnes admettant l’ukrainien comme leur langue maternelle, et le nombre et la proportion de russophones sont beaucoup plus élevés que ceux de citoyens russes. Selon les données du premier et unique recensement de l’Ukraine en 2001, 5,6 millions des 37,5 millions de citoyens de nationalité ukrainienne ont le russe comme langue maternelle. La situation est encore compliquée par le fait que, grâce aux relations sociales et linguistiques ukraino-russes étroites au cours des siècles, une langue mixte ukraino-russe (sourjyk) s’est développée ; qui est utilisée par beaucoup de gens. Selon l’analyse des linguistes ukrainiens, la base du sourjyk est le système grammatical de la langue ukrainienne, mais elle est aussi caractérisée de nombreux mots, expressions, structures grammaticales russes, et souvent d’une prononciation et accent russes aussi. Le prestige du sourjyk est bas, ses utilisateurs étant généralement associés à un bas niveau d’éducation, à l’inculture et à l’identité incertaine.

Alors, comment est la vraie situation linguistique de l’Ukraine ? En 2003, l’Institut de Sociologie internationale de Kiev, lors d’une étude nationale, a révélé que dans les différentes régions de l’Ukraine de différentes langues étaient dominantes au quotidien. En Ukraine Occidentale et au centre du pays, l’Ukraine est clairement la langue la plus utilisée. Au nord-est, la balance bascule vers le russe et beaucoup de gens utilisent le sourjyk. Dans l’est et le sud de l’Ukraine, la proportion d’utilisation de la langue ukrainienne est très basse, le russe étant la langue la plus utilisée.

 

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LANGUES EMPLOYÉES EN UKRAINE

 

La carte montre combien l’utilisation du russe est ample dans la société ukrainienne. Cependant, cela ne montre pas la vraie situation, c’est pourquoi des exemples de la vie quotidienne sont nécessaires. Les athlètes qui ont donné au pays une renommée mondiale à l’étranger (tels que les frères boxeurs Klitschko, le nageur Jana Klocskova entassant des médailles olympiques d’or, ou Andrij Shevchenko, le joueur de football Ballon d’or) ne parlent que russe, soit à l’étranger soit dans leur pays d’origine. Il est habituel que la plupart des programmes de télévision et de radio soient à la fois en ukrainien et en russe ; c’est une habitude que l’interviewé interrogé à la télévision publique ukrainienne réponde à la question en russe ou à l’inverse, réponde à la question russe en ukrainien. Une partie des personnalités publiques invitées aux émissions de débats politiques utilisent l’ukrainien, l’autre le russe, et d’autres parlent soit l’une soit l’autre langue. L’un des deux reporters d’émissions sportives parle généralement en ukrainien, tandis que l’autre commente les événements en russe. Parmi les chansons à la radio, les chansons en russe ont une supériorité numérique nette par rapport aux chansons ukrainiennes. La situation de la presse écrite et des livres est similaire : selon les enquêtes réalisées en 2015, la proportion de produits de presse de langue ukrainienne ne serait que de 10% environ, et parmi les livres en circulation, les volumes en russe sont également en grande majorité.

L’ukrainien a aussi une existence limitée dans l’espace numérique. Parmi les recherches sur le moteur de recherche le plus populaire, le pourcentage le plus élevé de recherches de langue ukrainienne vient des départements de l’ouest de l’Ukraine, mais là aussi, seulement une recherche sur trois est en langue ukrainienne. Selon les données de W3Techs : Web Technology Surveys, en mars 2013, 78,9% des sites web avec un enregistrement .ua en Ukraine étaient russes, 10,6% en anglais et seulement 10,4% était en ukrainien. La majorité absolue des sites web les plus visités en Ukraine sont russes ; même la proportion de sites web bilingues est plus grande que celle des sites de langue ukrainienne. Les utilisateurs de Facebook originaires de l’Ukraine qui tiennent leurs notes en russe ont également un pourcentage plus élevé que ceux qui communiquent en ukrainien. L’exemple le plus ironique de la situation linguistique ukrainienne est qu’un des bataillons de volontaires, le Dnipro-1, organisait des cours de langue ukrainienne. « Connaître la langue du pays que vous défendez – une condition indispensable de la victoire sur tous les plans : politique, culturel ou militaire », a déclaré le commandant adjoint de l’unité. L’officier a également ajouté : l’objectif est que les guerriers de l’unité puissent parler en ukrainien « librement, sans sourjyk» en quelques mois.

On pourrait mentionner d’autres exemples aussi, mais l’essentiel est que le russe est plus qu’une langue de minorité, comme il est compris par la grande majorité des Ukrainiens et ils l’utilisent plus ou moins dans leur vie quotidienne. Les exemples montrent également que les positions de la langue russe sont meilleures que celles de l’ukrainien, malgré le fait que celui-ci soit la langue officielle de l’État et la langue maternelle de la majorité de la population. La grande peur de l’élite nationale-intellectuelle ukrainienne : si le russe devient une deuxième langue officielle, la connaissance de la langue ukrainienne n’étant plus nécessaire, le phénomène décrit ci-dessus fera tache d’huile et s’étendra à encore plus de domaines de la vie. La langue ukrainienne peut être complètement exclue de la vie publique, de la vie quotidienne et disparaître, pas à pas, de la lignée des langues vivantes. Cela conduirait à la fin de l’État et de la nation ukrainienne. Ils ont la Biélorussie voisine présente à l’esprit, comme exemple dissuasif : la langue biélorusse n’est utilisée que par une fraction de la population. Le biélorusse est devenu une langue minoritaire dans son propre pays. La gravité de la situation est indiquée par la publication en 2000 d’un livre ayant le titre Perdre la parole, dans Vilnius, la capitale de la Lituanie voisine, par des linguistes, écrivains et enseignants biélorusses qui se sont consacrés à l’affaire de leur langue maternelle. Ils examinent les causes du dépérissement actuel et d’affaiblissement conscient de la langue biélorusse et, d’autre part, cherchent les possibilités du sauvetage de la langue.

 

L’opinion des intellectuels ukrainiens

Pour comprendre les raisons de la politique de langue ukrainienne, nous devons connaître l’opinion des intellectuels ukrainiens qui soutiennent la protection et l’extension de la langue ukrainienne. Sans être exhaustives, seulement quelques opinions typiques sont présentées.

Le livre de l’écrivain et historien ukrainien Mikola Rjabchuk, Les deux Ukraines, constitue une excellente source de compréhension des relations entre l’Ukraine et la langue ukrainienne. L’auteur pense que les communistes, avec la kolkhozition, ont transformé le village en une colonie interne et ils ont aussi exploité son économie impitoyablement, lançant ainsi une migration de subsistance vers les villes. En Ukraine, « à la suite de cette ghettoïsation, l’écart de civilisation entre les villes, dont la plupart est russophone et les villages de langue ukrainienne se sont approfondis ; le monde ukrainien était considéré inconsciemment, mais souvent consciemment aussi comme un monde villageois – pauvre, non qualifié et dépourvu de culture ; dans ce milieu, les habitants (russophones) sont devenus profondément dédaigneux envers leurs compatriotes villageois arriérés, moins développés et de moindres valeurs (de langue ukrainienne) vivant dans le village et – selon le principe du synecdoque – ces relations étaient transférées à tout ce qui est ukrainien ; enfin, les villageois ont également adopté cette relation en se formant un énorme complexe d’infériorité. »

Il a comparé les Ukrainiens aux habitants de couleur de l’ancienne Afrique coloniale, dont le destin est en grande partie déterminé par la couleur de leur peau : « Pour les Ukrainiens, cette couleur de peau était leur ‘langue noire’ – leur ‘langue kolkhozienne’ pauvre, dédaignée, arriérée. Il n’était pas difficile de le changer, du moins à la deuxième génération, ce qui signifiait en pratique que l’urbanisation était égale à la russification, et que près de la moitié de ceux de nationalité ukrainienne utilisait le russe dans la vie quotidienne.

Ce processus de transformation, dans lequel les esclaves qui travaillaient à la corvée encore dans les kolkhozes hier, sont devenus un peu plus libres, plus riches, mais surtout, de citadins (russophones) de statut élevé, pourrait constituer un sujet très intéressant pour la recherche postcoloniale. Cela inclut aussi de nier que leur langue maternelle et leur identité y attachée (par des codes culturels différents) ; faire expérience du mépris (réel ou imaginaire) des citadins, socialement et culturellement supérieurs chaque jour; ont régulièrement honte de leurs parents villageois, peu qualifiés et peu cultivés ; le sentiment profond et psychologiquement extrêmement traumatisant que les «blancs» profitent de la supériorité de civilisation par rapport aux ‘noirs’ ruraux – c’est-à-dire le monde russophone contre le monde ukrainophone. » Selon Rjabchuk, la différence essentielle entre la Russie et l’Ukraine est que, bien que la Russie ait aussi eu son propre tiers-mondevillageois, elle avait aussi un premier monde, car malgré les contraintes idéologiques, la langue et la culture nationales pouvaient se développer dans les grandes villes russes, ce qu’on ne peut pas dire dans le cas des grandes villes ukrainiennes comme Kiev, Odessa et Kharkiv.

Rjabchuk évoque également les problèmes linguistiques de l’Ukraine indépendante : « Le problème vient du fait qu’une minorité influente a des préjugés graves concernant la langue et la culture ukrainiennes et, dans certains cas extrêmes, concernant l’existence nationale aussi. En tant que premiers descendants de l’élite soviétique au sens territoriale plutôt qu’au sens national, ils ont hérité de ressources administratives remarquables et accumulé des richesses considérables. (Il est typique qu’aucun des oligarques ukrainiens ne parle ukrainien en privé.)

Les centres-villes, les secteurs clés de l’économie, les principaux médias et la plupart de l’arène politique sont aussi dominés par les Russes ou les locuteurs natifs russes. » Cette élite se rapporte à l’Ukraine comme les blancs hispanophones et lusophones se rapportent à l’indépendance des colonies sud-américaines ; qui ont accepté le fait que les nouveaux États ont quitté la mère patrie, mais à condition qu’ils conservent leur domination politique, économique et culturelle sur les peuples autochtones. En conséquence, en Ukraine indépendante, des préjugés impériaux selon lesquels tout produit culturel « autochtone » est d’un ordre inférieur à celui du centre impérial ont survécu. En outre, les représentants de ces préjugés impériaux ne cachent pas leurs opinions et parfois s’arrogent le droit des manifestations extrêmes. L’un des représentants de Donetsk, membre du Parti des régions de Ianoukovitch, a déclaré : « Il y aura une langue officielle en Ukraine – le russe […] la langue russe, elle-même, est la science, la culture, l’histoire… Pourquoi jetez-vous une langue du monde aujourd’hui, la langue de l’ONU, pour une langue qui est conçue encore aujourd’hui, mais il n’y a pas de science dans cette langue, je la trouve inutile … Tout le monde est d’accord avec moi, peu importe à qui je le dis à Donetsk. » Rjabchuk note que le contenu de cette citation de 2007 est partagé par de nombreux habitants de Donetsk, Kharkiv, Crimée et Odessa.

Larysa Masenko, une linguiste, écrit que, même aujourd’hui, lorsque l’Ukraine est un État indépendant et sa seule langue officielle est l’ukrainien, les villes sont restées le théâtre de la russification. La liberté de choix de langue dans les villes russifiées est une fiction. On peut choisir de résister à la pression de son environnement et de rester fidèle à sa langue maternelle, mais c’est difficile à pratiquer. C’est la raison pour laquelle la plupart des locuteurs natifs ukrainiens, en particulier ceux qui émigrent des villages ou des petites villes de langue ukrainienne aux grandes villes, passent au russe lors de conversations en dehors de leur domicile. En même temps, Masenko ne considère pas la situation comme désespérée, en donnant deux exemples étrangers : la Finlande et Israël. Le finnois était exclu d’Helsinki pendant la domination suédoise, mais vingt ans après la réintroduction de leur langue, le nombre de locuteurs finlandais était égal à celui des locuteurs suédois. L’exemple d’Israël est encore plus remarquable, car ils ont réussi à restaurer rapidement une langue qui n’était plus parlée depuis longtemps, l’hébreu, de sorte que la société devait effectuer deux tâches à la fois : l’introduction de l’hébreu et la création d’un hébreu quotidien.

Selon Masenko, le succès de la politique linguistique nationale en Israël et de son échec en Ukraine a une raison importante : la création d’’Israël a été dirigée par une élite forte, responsable de son peuple et qui voulait créer son propre État. En Ukraine, cette élite ne pouvait pas accéder au pouvoir, mais les forces impériales pro-russes devenaient plus fortes.

Selon le politologue Stanislav Fedorchuk, la guerre est une conséquence directe de la politique linguistique faible de l’Ukraine en Crimée et dans le Donbass, où des générations ont grandi sans conscience et éducation nationales. Ils avaient un accès limité aux médias ukrainiens et les droits de la langue ukrainienne étaient à peine garantis. Selon Fedorchuk, l’Ukraine est un État homogène, où il ne peut pas être une politique linguistique locale ou distincte, car cela ne ferait qu’aggraver les conséquences de la russification, du chauvinisme russe et d’une politique linguistique négligente. « Dans les écoles et les universités », dit-il, « l’éducation officielle devrait être en ukrainien à tous les niveaux. Cela signifie des centaines d’emplois pour ceux qui connaissent l’ukrainien et qui ne seront pas de simples marionnettes aux mains du pouvoir colonisateur russe. »

Dans son article intitulé L’image de l’Ukraine dans la réflexion d’une propagande « fraternelle » de Sergei Olijnik, il ne s’étend pas sur la situation linguistique ukrainienne, seulement sur une des conséquences : par suite de la diffusion de la langue russe, de nombreux films et séries faits en Russie sont projetés dans les médias ukrainiens. Selon Olijnik, l’application d’une loi trop libérale sur les médias ukrainiens favorisant des points de vue matériels a conduit à ce qu’environ 90% des chaînes à fréquences nationales diffusent des produits d’information provenant d’un seul pays, la Russie. Dans les films et séries russes, en particulier ceux qui traitent de thèmes militaro-patriotiques, les acteurs qui jouent des collaborateurs et d’autres personnages négatifs parlent généralement avec beaucoup de « h » (la prononciation ukrainienne typique du « g » russe) et, selon leur rôle, portent un nom ukrainien. Les programmes russes décrivent principalement les Ukrainiens comme des porchers toqués et taquins qui mangent du bacon et « volent du gaz russe. » La présence constante de services spéciaux russes, de policiers, de brigades, de guerriers et de cadets à l’écran – par exemple, les enfants merveilleux d’officiers russes combattent le fils idiot, agressif et lâche de l’officier militaire ukrainien – selon Olijnik, comme conséquence, ils désinforment les téléspectateurs ukrainiens, déformant leur image de leur pays et de leur identité nationale et créent un sentiment d’infériorité nationale chez les Ukrainiens.

Le rédacteur et journaliste Vitaly Portnikov a résumé l’opinion des défenseurs de la langue ukrainienne la manière la plus juste : « La transformation économique, la lutte contre la corruption et les changements politiques ne seront pas importants si l’Ukraine ne devient pas l’Ukraine, si la culture ukrainienne ne se développe pas, si la langue ne s’importe pas, si le cinéma ukrainien ne s’enrichit pas, si le théâtre n’est pas modernisé, si Kiev, Dnipro, Odessa et Kharkiv ne commencent pas à parler ukrainien. Si tout cela ne se produit pas, l’Ukraine ne deviendra qu’une colonie prospère de la Russie voisine après toutes les réformes… Et si la Russie surmonte sa propre crise et reconstruit une nouvelle démocratie au lieu d’un médiévalisme autoritaire criminel, cette colonie prospère s’unira simplement à la Russie. »

 

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LA PARTITION ACTUELLE DE L’UKRAINE © WIKIPÉDIA

 

La politique linguistique de l’Ukraine indépendante

Tant les défenseurs de la langue ukrainienne que ceux de la langue russe ont tous deux exprimé leurs affronts et leurs craintes depuis le début du changement de régime, et l’Ukraine était dans une position contradictoire lorsque son indépendance a été proclamée que parmi les membres de la nation fondateur de l’État, tout comme parmi les membres de la nation qui était la plus grande minorité linguistique et ethnique, l’inquiétude de la perte de leur identité nationale et d’anxiété due à l’assimilation de la langue était forte.

Avec cela, ils ont donné la leçon à une ancienne élite communiste qui avait sauvegardé son pouvoir. Étant en majorité russophone, renforcer l’identité de l’État indépendant du pays était dans l’intérêt de la vieille nouvelle élite, puisqu’établir une Ukraine indépendante lui bénéficiait financièrement. Ils voulaient donc minimiser le risque que l’Ukraine devienne encore une fois partie intégrante de la Russie dans un avenir proche. Le soutien de la langue ukrainienne est arrivé à point pour eux. Cependant, ils devaient machiner de manière que la fierté nationale ukrainienne ne soit pas trop renforcée et ne se retourne pas contre eux. Il fallait veiller à ce que les relations entre les populations ukraino- et russophones ne se détériorent pas tant qu’il résulte la désintégration du pays. Ils ont trouvé la solution : un camp politique s’appuyant sur les électeurs de langue ukrainienne et l’autre camp comptant sur les électeurs russophones poursuivent une lutte sans fin pendant les campagnes électorales. Ils ont pris soin de maintenir leur statu quo dans le domaine linguistique avec leurs manœuvres politiques, évitant ainsi les conflits ethniques et linguistiques. Avant de devenir indépendante, la loi sur les langues adoptée en 1989 constituait également en un compromis entre la diffusion de la langue ukrainienne et la préservation de la situation linguistique de cette époque : elle codifiait le statut de l’ukrainien comme langue officielle, tout en conservant la place privilégiée du russe dans de nombreux domaines de la vie publique.

Leonid Kravtchouk, le premier président de l’Ukraine indépendante, qui a sauvé son pouvoir de la période communiste, a suivi la tactique d’une politique linguistique d’équilibre. Au cours de son mandat (1991-1994), il n’a pas forcé la diffusion de l’ukrainien, mais il a donné plusieurs postes à l’élite engagée au niveau national, ce qui a permis d’obtenir des résultats significatifs dans le domaine de l’adaptation de la langue ukrainienne au sein de l’administration et de l’éducation. En revanche Il n’a rien fait contre la domination russe sur la presse et la vie culturelle. Leonid Koutchma, qui occupait les fonctions de président pendant les deux cycles (1994-2004), a maîtrisé la politique d’équilibre en apparaissant soit le défenseur des ukrainophones, soit celui des russophones, selon le désir de ses intérêts. Lors de la campagne électorale présidentielle de 1994 contre Kravchuk et sa rhétorique nationale, Koutchma a gagné la confiance de la majorité des électeurs en leur promettant d’approfondir ses relations avec la Russie et d’officialiser la langue russe. Mais plus tard, lors de la campagne présidentielle de 1999, affrontant le communiste pro-russe Petro Simonenko, le même homme politique a déclaré que l’Ukraine pourrait avoir une seule langue officielle : l’ukrainien. Un bon exemple de sa politique alternante est la Constitution adoptée en 1996, dont l’article 10 dispose : « La langue officielle de l’Ukraine est l’ukrainien ». Toutefois, selon le paragraphe suivant, « le libre développement, l’utilisation et la protection du russe et des autres langues des minorités nationales sont garantis en Ukraine. »

L’équilibre de la politique linguistique était bouleversé sous la présidence de Viktor Iouchtchenko après la révolution orange de 2004. Dans sa campagne électorale, Iouchtchenko parlait toujours d’un compromis historique, mais après son arrivée au pouvoir, il s’est comporté en guerrier de la langue ukrainienne et de l’identité nationale. Il voulait rétablir l’état présumé idéal alors que le russe n’est que l’une des nombreuses langues minoritaires, alors que l’ukrainien est autocrate en toutes les fonctions officielles en tant que langue d’État. Iouchtchenko, qui représente ouvertement l’ukrainisation, s’est avéré être le moins réussi dans le processus de l’ukrainisation.

La preuve de l’échec est que le Parti des régions, porte-drapeau du bilinguisme, s’est renforcé au cours de sa période. L’élection présidentielle de 2010 a balayé l’élite orange, et Viktor Ianoukovitch a remporté l’élection, qui a promis de régler le statut de la langue russe dans sa campagne. Conformément à sa promesse électorale, le Parti des régions voulait fonder la politique linguistique sur la situation linguistique réelle : il voulait codifier le bilinguisme de facto du pays en montant le russe au statut de deuxième langue officielle. Un élément important de leur argument était que l’ukrainisation violente mettait en péril les droits linguistiques et nationaux de la population russophone, faisant reculer la langue, la culture et les citoyens russophones. Toutefois, ceux appartenant à ce camp ont revendiqué le droit d’utiliser librement la langue russe non seulement dans les régions du sud et de l’est, mais ils ont également souhaité élargir le champ de russe comme deuxième langue officielle à l’ensemble du pays. C’est-à-dire également dans les régions où la proportion de la population russophone est insignifiante. Enfin, un compromis a été trouvé: la loi sur les langues adoptée en 2012 a permis aux régions d’introduire une deuxième langue officielle, si la proportion de la minorité qui la parle atteint 10%.Toutefois, cela n’a pas rassuré les forces nationales ukrainiennes, qui n’ont pas vécu la nouvelle loi en tant que compromis, mais en tant que russification. Comme le dit Mikola Rjabchuk, « … ils ont adopté une lois scandaleuse sur la langue, qui a pratiquement stipulé que la langue ukrainienne est inutile dans la plupart des régions du pays. » Il y a eu d’innombrables manifestations de rue contre la loi sur la langue que le Parlement a votée seulement après plusieurs reprises, au milieu des marchés politique d’arrière-plan, dans des circonstances scandaleuses. Après une telle histoire, il est compréhensible que le premier pas du gouvernement révolutionnaire avait été d’abolir cette loi sur la langue, surtout parce c’était grâce aux groupes nationalistes extrémistes ukrainiens qu’ils ont pu accéder au pouvoir. Le nouveau gouvernement, composé de politiciens instables et impopulaires, ne pouvait tout simplement pas se permettre de s’attirer la colère des forces de droite extrême avec une expérience récente de combat armé. Cependant, avec ce pas, ils ont exaspéré une partie importante de la moitié russophone du pays, ouvrant la voie, selon le processus des révolutions habituelles, à une contre-révolution et la guerre civile.

 

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L’UKRAINE DES PLAINES ET DES MONTAGNES, UN RELIEF CONTRASTÉ © WIKIPÉDIA

 

Synthèse

Le gouvernement ukrainien révolutionnaire a finalement retiré l’abolition de la loi sur les langues de 2012, mais n’a pas pu empêcher l’éclatement de la guerre civile. Trois ans après le printemps 2014, il était évident que les chances de trouver une solution pacifique à la réintégration des zones dissidentes étaient pratiquement nulles ; s’engager dans l’ukrainisation était donc un pas logique de la part du gouvernement : d’une part celui n’a pas influencé les séparatistes, d’autre part, il y avait une pression constante de la part des nationalistes ukrainiens pour le développement de la langue ukrainienne. En effet, pour la direction instable de Porochenko, c’était le meilleur pas du point de vue de la politique intérieure, mais du point de vue de la politique étrangère, ils se sont trompés dans leurs calculs. La nouvelle loi sur l’éducation a dénigré la réputation internationale et le « statut de victime » de l’Ukraine, il a donné des armes de propagande dans les mains de la Russie et il a réussi à opposer les États d’Europe centrale et orientale à l’Ukraine, qui sont en principe ses alliés.

Après une compréhension approfondie de la situation de la langue ukrainienne, il est clair que la nouvelle loi sur l’éducation – au-delà des intérêts de politique intérieure à court terme – ne consiste pas en une assimilation de nationalités, ni même en une assimilation de ceux de nationalité russe, mais au ‘re-ukrainisation’ de millions d’ukrainiens linguistiquement et culturellement russifiés. On peut douter si cet objectif est approprié, car d’une part, nous pouvons affirmer que les patriotes ukrainiens ont absolument raison de ne pas accepter les conséquences de l’oppression tsariste et soviétique et qu’une grande partie de leur peuple est russifiée et que ses grandes villes sont toujours le théâtre de la russification.

D’autre part, il faudrait également considérer que les forces nationales ukrainiennes devraient se concentrer sur ce qui lie les Ukrainiens l’un à l’autre, et non sur ce qui les sépare, au lieu de l’aggravation du conflit linguistique. Au lieu de l’ukrainisation, il faudrait travailler pour la propagation d’un principe de nation qui surpasse l’opposition ukrainophone-russophone, et limiter la lutte pour l’affaire de la langue ukrainienne à la protection de la langue de la répression ultérieure, pour qu’elle ne puisse pas avoir le même sort que la langue biélorusse. Quelle que soit la position que nous adoptions, une chose est certaine : une loi linguistique aussi oppressive et illégale ne peut être justifiée par aucun but, en particulier si elle concerne les minorités nationales ainsi que les Ukrainiens russophones. Mieux que cela, ils sont les plus affectés, puisqu’à cause de la diffusion étendue et l’emboîtement social de la langue russe, les Ukrainiens russophones et les Russes ukrainiens sont encore dans une bien meilleure position que les Hongrois de Transcarpathie luttant pour leur survie. Le gouvernement ukrainien actuel est insensible aux plaintes et aux craintes des minorités et considère les nationalités non-russophones comme une perte accessoire. Mais justement, ces minorités et leurs pays d’origine ne sont pas disposés à accepter d’être les pertes accessoires de la guerre de langue ukraino-russe. Les relations hongroises et ukrainiennes, extrêmement glaciales, en sont un exemple. Comme l’Ukraine ne peut pas se permettre d’être complètement isolée dans la région, on espère qu’après les élections présidentielles ukrainiennes de mai, elle reviendra tôt ou tard sur un compromis dans le domaine de la politique linguistique.

MÁRTON NAGY – BÉLA KIRÁLY (Revue Conflits)

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