Suite de la synthèse du livre de Ghislaine Ottenheimer, « Les Intouchables », sous-titré : «Grandeur et décadence d’une caste : l’inspection des Finances » aux éditions Albin Michel (mars 2004, 424 p).

Le Crédit Lyonnais (Jean-Yves Haberer) et Vivendi Universal (Jean-Marie Messier) feront l’objet d’un développement nécessitant chacun un article spécifique, tellement ces deux affaires effroyables sont emblématiques de l’extrême nocivité de cette caste de « Seigneurs » qui sont d’ailleurs plutôt  « les saigneurs de l’économie française ». France Télécom (Michel Bon) a fait l’objet, nous vous le rappelons, d'un excellent livre « Qui a ruiné France Télécom ? ». Alstom (Pierre Bilger) et bien d’autres encore, moins médiatisés, font partie de la série de catastrophes politico-financières provoquées par ces fous furieux de la finance et du pouvoir. Tous sont inspecteurs des finances…

Ces catastrophes financières gigantesques ne sont pas des accidents. C’était écrit. C’était dans la logique du système. Un système qui fait confiance à de brillants élèves dociles, qui sont sortis « dans la botte » à l’âge de 24 ans. Un système où les contrôleurs entretiennent des relations de connivence avec les PDG. C’était écrit parce que ces hommes ne connaissaient rien aux métiers des entreprises qu’ils dirigeaient.
 
Savoir analyser voire habiller des comptes ne suffit pas à assurer une stratégie gagnante, à construire des conglomérats autrement que sur du papier. Mais ces gigantesques drames sont surtout dus à la conduite d’hommes incapables de se remettre en cause, d’écouter, de sentir la réalité. Des hommes qui entretiennent des rapports d’autorité, de domination et non de considération, qui imposent leurs décisions sans concertation préalable. Des hommes sans créativité, dont le caractère a été forcé, contraint par un cursus scolaire mortifère, par « un dressage trop rigoureux » pour reprendre la formule du psychanalyste Alain Lizotte.
 
Ces hommes ne sont pas les victimes innocentes de l’éclatement de la bulle internet, ni de la récession post -11 septembre. Ils sont le produit d’une élite bien particulière. Une élite qui ne puise pas sa force dans la connaissance, l’ouverture aux autres, l’épanouissement d’une passion, d’un métier, d’une vocation, ni même dans le désir de bâtir des empires, mais dans l’esprit de domination, d’écrasement des autres. Des hommes repliés sur eux-mêmes, travaillant de manière isolée, avec un petit cercle de fidèles assujettis. Ces hommes étaient convaincus de leur toute-puissance. On dit souvent d’eux : « Ils ont pétés les plombs ! ». C’est exactement cela mais ce n’est pas un hasard.

Et il y a fort à parier, en effet, qu’un HEC ou un Sup de Co ou même un « simple » Sciences Po n’auraient jamais provoqué de tels désastres. Qui plus est, on ne les aurait pas laissé faire, eux !  Ils ont coûté des milliards d’euros à la société, aux contribuables, aux actionnaires. Des centaines de milliers d’emplois ont été détruits. Ces inspecteurs des Finances qui ont pété les plombs dans la manière de gérer leur entreprise, illustrent parfaitement, chacun à leur manière, la façon dont cette caste maudite a exercé le pouvoir. D’en haut, en faisant de la croissance externe à marche forcée. Sans se préoccuper le moins du monde des autorités de contrôle, des conseils d’administration. En négligeant les consommateurs et les clients.

Comme Jean-Yves Haberer, l’homme qui a provoqué la ruine du Lyonnais qui fut la première banque de dépôt du monde. Comme Michel Bon qui a ruiné France Télécom. Comme Jean-Marie Messier qui a démantelé la légendaire Compagnie Générale des Eaux, transformée en « championne de la nouvelle économie » avec un endettement record de 60 milliards d’euros en juillet 2002. Comme Pierre Bilger qui a amené le fleuron de l’industrie française, Alstom, au bord de la faillite et qui, depuis, a été dépecée. Et bien d’autres encore qui n’ont pas été sacrés stars médiatiques mais qui n’en n’ont pas moins causé des dégâts considérables (AGF, ELF, Crédit Foncier, banque Pallas-Stern, etc.)…

« Français, si vous saviez ! »  Si vous saviez tout cela, que feriez-vous ?  Vous révolteriez-vous ?  Refuseriez-vous de payer vos impôts en faisant état de la gabegie épouvantable et de la corruption effroyable qui règnent dans notre pays ?  Décideriez-vous de vous expatrier, si vous le pouviez, pour ne plus combler les déficits gigantesques provoqués par cette caste criminelle et totalement irresponsable (mais coupable) qui mène la France au désastre économique et financier, et pour échapper à la faillite généralisée qui approche et dont ils ne seront d’ailleurs pas les seuls responsables ?  Décideriez-vous de voter enfin pour la droite nationale ?  Trop tard, elle a été laminée aux dernières élections présidentielles et législatives et elle n’est pas près de s’en remettre !  Il fallait y penser avant (en 2002 par exemple)…

Il ne vous reste plus qu’ une chose à faire sans délai et sans risque (enfin, si on peut dire !) : retirez vos économies du système bancaire (produits boursiers, assurances-vie, SICAV). Achetez un bon coffre-fort, intransportable à cause des cambrioleurs, et mettez-les (en espèces) à l’intérieur...

Le champion français des métros, des locos, des paquebots, des centrales électriques, des turbines géantes, des TGV, des centrales nucléaires, c’est Alstom. L’ancêtre d’Alstom, c’est la CGE, la Compagnie Générale d’Electricité dirigée pendant deux  décennies par le charismatique capitaine d’industrie, Ambroise Roux. Des patrons légendaires comme on n’en fait plus !
En apparence, le désastre provoqué par Pierre Bilger est une sorte de « remake », comme on dit au cinéma, de ce qui s’est passé avec Vivendi Universal et France Télécom. Lui aussi s’est retrouvé à cours de trésorerie avec des dettes dépassant de très loin ses fonds propres. Alstom, comme France Télécom, devra être renfloué par l’Etat pour éviter la faillite et la disparition d’une entreprise française stratégique. Pourtant l’histoire de Bilger et le scénario de la dégringolade d’Alstom sont un peu différents. Bilger, contrairement à Bon et Messier, n’est pas un parachuté. Il a passé neuf ans dans le groupe avant d’accéder à la présidence. Bilger, c’est même l’opposé de Messier. Autant l’ancien patron de Vivendi (ex-Compagnie Générale des Eaux) était brillant, médiatique, arrogant, autant Bilger est fade, sans charisme, faible. Il entre à la Compagnie Générale d’Electricité en 1981. Peu à peu, il grimpe dans la hiérarchie. Contrôle de gestion du groupe, puis directeur financier. En 1986, il est chargé de conduire la privatisation de la CGE qui deviendra Alcatel.  C’est un succès. En 1987, il rejoint ALSTHOM (avec un h) à un poste plus opérationnel, comme secrétaire général. ALSTHOM est la filiale du groupe CGE où a été regroupée toute l’industrie lourde, quand la holding, qui va devenir Alcatel, dirigée par Pierre Suard, conserve la téléphonie.
Il y a vraiment de quoi y « perdre son latin ». Pourquoi tous ces changements d’appellation alors que la Compagnie Générale d’Electricité était mondialement connue avec une réputation à toutes épreuves ?

A la fin de ces années quatre-vingt, on entre dans la période folle des grandes opérations de restructurations. Peu à peu ALSTHOM va devenir un énorme conglomérat. Absorption de GSI et surtout rapprochement avec le britannique General Electric Company (Gec). Puis, achat du fabricant de turbines ABB. C’est le début de ce que Bilger appelle « la chevauchée fantastique », aux côtés de Lord Arnold Weinstock, le patron de Gec, considéré en Grande-Bretagne comme un capitaine d’industrie hors pair. Gec-Alsthom devient le premier groupe européen à vocation mondiale.
Le TGV Séoul-Pusan, les gigantesques turbines du barrage des Trois-Gorges en Chine, le Queen Mary II, le plus grand transatlantique jamais construit, les trains corail, les turbines d’EDF, tout cela c’est Gec-Alsthom. Une fierté nationale. La croissance est exponentielle. Conséquence : en 1991, Bilger est nommé président. Son parcours est unanimement salué par la presse économique internationale.

Mais, hélas, le monde bouge. L’Etat, EDF, la SNCF, la RATP (« Rentre avec tes pieds ! » ou « Randonnée avec T&P », si vous préférez),  peu regardants sur les prix, ne suffisent plus à alimenter les carnets de commandes. Il faut négocier comme des rats pour convaincre les texans, les coréens, les japonais. Or, ALSTHOM, qui est devenu entre-temps Alstom (on se demande bien pourquoi !), a une culture d’ingénieurs et pas de vendeurs, comme de nombreuses grosses sociétés françaises. Et puis, Weinstock est parti à la retraite. Des dissensions apparaissent entre britanniques et français. En outre, Bilger accepte de verser à la maison-mère Alcatel des dividendes anormalement élevés (70 % des profits, contre 30 à 40 % habituellement) qui affectent le bilan et priveront le groupe de fonds propres suffisants. Et ce n’est pas tout !  Lors de l’introduction en Bourse de Gec-Alsthom, les actionnaires avaient exigé un super-dividende de 1,2 milliards d’euros (hallucinant !). Suard impose même au faible Bilger de racheter Cegelec pour 1,6 milliards d’euros. Un « siphonage » qui prive Alstom de la solidité financière indispensable à une entreprise de ce type. Et il n’y a pas que cela. Dans l’affaire des turbines ABB qui vont coûter des milliards à l’entreprise en raison de très graves problèmes techniques, personne n’assume les négligences commises.
Un ingénieur proche du dossier raconte : « Alstom venait de rater l’achat des centrales conventionnelles de Westinghouse. Le fabricant américain a préféré l’offre de Siemens, très légèrement supérieure. La direction d’Alstom a eu peur de rater ABB. Ils ont voulu faire vite. Ils n’ont pas pris le temps de diligenter les études nécessaires qui leur avaient pourtant été suggérées par les services techniques ».

Autre mauvais coup du sort : la faillite du croisiériste américain Renaissance Cruise au lendemain des événements du 11 septembre 2001. Pour assurer la survie de sa filiale de construction navale, les Chantiers de l’Atlantique, Alstom avait accepté de se porter caution pour l’achat, par Renaissance Cruise, de huit navires. Le contrat du siècle, disait-on à l’époque. C’est ce qu’on appelle un « financement fournisseur ». Une pratique relativement courante. Mais pas forcément sur de telles sommes !  Renaissance ayant déposé son bilan, Alstom se retrouve avec huit paquebots de croisière sur les bras, en pleine déprime du tourisme. Le titre plonge à grande vitesse…
Les banques les plus engagées sont, comme d’habitude, la SG, BNP-Paribas, le CL. Le total de leurs engagements se montent à 17 milliards d’euros pour 1,1 milliards de fonds propres. Mais pourquoi s’inquiéter ?  Les cautions de garantie sont très bien rémunérées. Les mandats de fusion-acquisition ont rapporté d’importantes commissions. N’est-ce pas là l’essentiel ?  Seulement, le jour où Alstom est au bord de la faillite, c’est l’Etat qui va payer pendant que les banques continueront, elles, d’afficher des bénéfices. Rien d’anormal ou de frauduleux, bien sûr. C’est le système. Tant pis pour l’éthique !  Tant pis si ce système rend chaque jour les français un peu plus allergiques à ce qu’ils croient être le libéralisme mais qui n’est en fait pas autre chose que les conséquences d’une gestion totalement irresponsable et peut-être aussi la « folie des grandeurs » de l’inspection des Finances.

Le 12 mars 2003, Bilger annonce une perte historique de 1,4 milliards d’euros, un endettement record de 5,3 milliards d’euros. L’action dévisse de 50 %. Alors qu’elle valait 31,25 € en 1988 lors de son introduction en Bourse, son cours est descendu à 1,5 €. Bilger cède les rênes d’Alstom à son successeur désigné, Patrick Kron. Un X-Mines. La caste concurrente, dont la valeur est en hausse. Forcément, on peut difficilement faire pire que l’inspection des Finances.

Et Bilger s’apprête à prendre sa retraite, tranquillement. Comme si tout cela n’était pas franchement un drame. Il était d’ailleurs prévu depuis longtemps que que Kron lui succède. C’est juste avancé de quelques mois. Au passage, il empoche plus de 5 millions d’euros (33 millions de francs). Ses indemnités de départ, prévues en cas de rupture anticipée de son contrat de travail, plus son préavis. Petits arrangements entre amis, en quelque sorte !!!  Rappelons, pour mémoire, que Philippe Jaffré, le président d’ELF, est parti, en laissant TOTAL absorber ELF, avec nettement plus que cela : 200 millions de francs en « golden parachute » + 300 millions de plus-values sur ses stock-options. Inimaginable, inconcevable, insupportable, inadmissible et intolérable pour la France d’en bas. C’est tout simplement hallucinant !  Est-ce dans ce monde-là que vous voulez continuer à vivre ?  Le problème, c’est que l’on ne vous demande pas votre avis et que vous allez continuer à subir. Et à payer

Une PME saute pour un trou de trésorerie de quelques dizaines de milliers d’euros. Les Messier, Bon, Haberer, Bilger et autres tartuffes de la finance peuvent jongler avec les milliards, sans que jamais les banques ne s’inquiètent…
De plus, on s’est rendu compte que dans tous ces cas – entreprise publique ou privée – aucun des organes de contrôle n’avait fonctionné. Ni les conseils d’administration, ni le Trésor, ni la Banque de France, ni les banques prêteuses.

« Imprégnés d’une configuration où la fonction publique était toute-puissante, ces hommes ont oublié qu’ils n’avaient plus de garde-fou. Ils ont sans doute pensé qu’il ne pouvait rien leur arriver », commente Bruno Durieux, ancien ministre, X et inspecteur des Finances en service extraordinaire. Et, même s’ils pensaient cela, était-ce une raison pour dilapider d’une façon scandaleuse des sommes colossales qui ne leur appartenaient pas. La vérité, c’est que ces gens-là devraient être sous les verrous pour de très longues années, comme c’est le cas aux USA.  
En fait, Bilger, Messier, Bon comme Haberer pour ne citer que les plus connus, se sont lancés dans des stratégies de grandeur extrêmement coûteuses, en évaluant mal ou pas du tout les risques, en s’obstinant aveuglément dans leurs obsessions du pouvoir, du prestige et de la gloire, en ignorant les contingences mineures à leurs yeux, les règles du contrôle et de la gestion quotidienne. Pour accomplir leur « destin », ils ont mis en œuvre des stratégies dignes de la folie
des grandeurs. Ils ont acheté, empilé, restructuré, construit des cascades de holdings. Ils ont avancé à marche forcée pour satisfaire exclusivement leur égo démesuré et insensé au détriment de la collectivité nationale. Cela s’appelle un crime contre la patrie et contre le peuple français. Pour eux, la sanction devrait être implacable : la réclusion criminelle à perpétuité. Assortie d’une peine incompressible de 25 ans. Pas moins !  On est loin du compte…

Revenons un moment sur l’analyse du comportement de ces « monstres oligarchiques » tout en précisant quand même qu’il n’y a pas que cela parmi les inspecteurs des Finances. Nous le verrons tout à l’heure.
Tant d’acharnement à se précipiter dans le gouffre laisse perplexe. Ce ne sont pas des malfrats malhonnêtes qui ont eu pour objectif de détourner des fonds. Ils ont réellement le sentiment d’avoir bien fait et sont persuadés qu’il n’y avait pas d’autres solutions, même après le désastre. Pourquoi, sinon, se seraient-ils entêtés de manière aussi aveugle ?  

Pour donner un élément de réponse à ce mystère, ces quelques phrases extraites de l’Abrégé de psychologie pathologique du Professeur Jean Bergeret. Voici ce qu’il écrit à propos des sujets atteints de névroses de caractère qui sont latentes, c'est-à-dire indécelables, chez ces personnes de pouvoir car, en apparence, celles-ci sont conformes aux exigences de la société moderne et des postes à responsabilité de hauts niveaux : «La fragilité d’une telle position n’apparaît réellement que dans l’incapacité évidente à une remise en question. Tout se passe comme si le moindre mouvement dans ce sens devait accomplir l’irréparable. Cette sûreté en soi implique que tout doute soit supprimé. Il faut agir quoiqu’il en coûte. Renoncer, c’est mourir. Reculer, c’est le déshonneur. Le résultat d’une telle attitude est de trois ordres : 1) une hyperactivité avec dépense considérable d’énergie.  2) dureté vis-à-vis de l’entourage d’autant plus contraignante qu’elle s’accompagne d’une dureté équivalente pour lui-même.  3) stérilisation totale de tout ce qui peut surgir de la vie inconsciente ».

Les émotions, les sentiments, l’instinct, en somme.  Ils se protègent d’un rempart tellement solide, tellement rigide que cela empêche l’émergence de tout affect. Ils se blindent et se privent donc de tous ces capteurs sensoriels qui permettent d’apprécier un contexte, une situation. Bref d’être dans la vie, la réalité. Tout est contrôlé (enfin, ils le pensent !), dominé. Ce sont des machines. Et ajoute Jean Bergeret : « Dans cet univers, le plus grand danger, c’est l’imprévu ». Le 11 septembre, l’éclatement de la bulle internet, l’échec d’une turbine, l’effondrement de l’immobilier…
C’est pourtant dans ces moments de mutations et de crises qu’un Chef doit se révéler.

Pour vraiment réussir, créer, innover, imprimer sa marque, il faut oser sortir des sentiers battus. Et les inspecteurs, en raison de leur formation, du type de carrières auxquelles ils sont destinés, souffrent de trois handicaps, véritables freins à la créativité. Premièrement, à l’exception de ceux qui ont fait HEC, ils n’ont reçu aucune formation en management, ni en gestion des ressources humaines. Ils ont une conception beaucoup trop hiérarchique du commandement. Ils sont rarement sur le terrain. Ils ont un rang à tenir !  Il leur est difficile d’être à l’écoute de la base, là où souvent naissent les idées.

Deuxièmement, ils ont surtout une connaissance livresque, certes très étendue, intellectuelle des activités qu’ils dirigent. Or, on peut consulter tous les rapports, cela n’a rien à voir avec cette relation intime qui s’acquiert quand on plonge avec passion dans un métier, avec cette expérience tactile qui permet d’avoir les bons réflexes, les intuitions indispensables pour éviter les pièges. Souvent, dans ces conditions, le seul moyen d’imprimer sa marque, c’est la croissance externe.

Troisièmement, innover, sortir des sentiers battus exige de s’exposer, de prendre le risque d’échouer. Or, tous les inspecteurs débutent dans les entreprises à des niveaux élevés dans la hiérarchie, quand ils ne sont pas directement parachutés au sommet, comme c’est souvent le cas. Et ils préfèrent, généralement, conserver, maintenir, gérer l’héritage surtout depuis les désastres retentissants des vingt dernières années.

Dans ce monde de hauts-fonctionnaires, ceux qui ont bien géré font figure de prodiges. Le simple fait de ne pas avoir provoqué de catastrophe est déjà un exploit.  Mais les grandes réussites, les vrais succès sont rares. Raison de plus pour les citer.

Parmi les succès, Michel Pébereau, PDG de BNP-Paribas, figure en bonne place. Il est même montré en modèle. C’est La Réussite de l’inspection. Pébereau est un polytechnicien qui n’est pas sorti dans un « grand corps » (Mines, Ponts). L’inspection est sa revanche. Après avoir développé le Crédit Commercial de France (grâce, tout de même, à une recapitalisation de 2 milliards de francs par l’Etat), il a conquis de haute lutte et avec habileté, Paribas face à la Société Générale. Actuellement, selon le classement européen basé sur la rentabilité des fonds propres (c'est-à-dire combien cela rapporte par rapport à l’argent mobilisé), la BNP est à la 25ème place. Encore loin, très loin des grandes banques britanniques et espagnoles. Il a réalisé un sans-faute lors de la fusion avec Paribas. Il a bien géré la banque. Mais ce n’est pas non plus une réussite foudroyante à la manière de HSBC, petite banque partie de rien à Shangaï et qui est devenue la première banque d’Europe et de loin. C’est elle qui a racheté le CCF !  Ou de Banco Popular Español, classé n° 1 en termes de rentabilité.
Mais pour le patron de BNP-Paribas, affirmer haut et fort qu’il est le meilleur, qu’il est le premier, n’est pas seulement nécessaire à son égo, c’est indispensable pour justifier ses rémunérations particulièrement élevées : en 2002, il a gagné 1 979 906 €, plus 476 511 € de jetons de présence, plus les plus-values sur ses « stock-options ». Vive l’inspection, un vrai filon !

Autre grande réussite dans le système bancaire, Daniel Bouton. Il fut le plus jeune inspecteur des Finances, un des plus jeunes directeurs du Budget. Froid, méticuleux, intelligent, ambitieux, cet ancien directeur de cabinet d’Alain Juppé au ministère du Budget a pris les rênes de la Société Générale en 1997. En termes de capitalisation boursière, la Société Générale peut se targuer de bonnes performances. Pourtant, il lui manque le petit quelque chose qui fait qu’on laisse sa marque. Et Bouton n’a jamais réussi ce qui semble indispensable pour survivre dans ce monde en pleine recomposition : nouer des alliances pour faire face aux mastodontes qui se constituent, notamment dans le monde anglo-saxon. Or, à l’exception du rachat du Crédit du Nord, d’une petite banque américaine dès son arrivée (en fait, tout avait été ficelé par son prédécesseur, Marc Viénot), Bouton a manqué beaucoup d’occasions : le CIC, Paribas, le Crédit Lyonnais (racheté par le Crédit Agricole). Résultat, selon le classement réalisé par l’agence de notation Fitch Rating, la Société Générale est la 15ème banque européenne en capitalisation bancaire et la 55ème en rentabilité.
La question est de savoir jusqu’à quand Bouton pourra résister dans cette situation un peu isolée. Son caractère autocrate lui a-t-il joué des mauvais tours ?  Son prédécesseur fait simplement remarquer que, lors de la tentative de fusion avec Paribas, Bouton, trop sûr de lui, a voulu négocier tout seul avec le Président de Paribas, André Lévy-Lang. « Il n’avait pas prévu de mobiliser de grandes armées. Or, dans ces cas-là, il faut mettre en place toute une stratégie » poursuit le président d’honneur de la Société Générale.  Il est vrai que la contre-attaque de Pébereau en avait surpris plus d’un à l’époque…

Marc Viénot avait, lui, admirablement réussi, et fait de la Société Générale la première des grandes banques françaises, en dépassant la BNP et le CL.  Il fut d’ailleurs le seul inspecteur des Finances à figurer au palmarès des « Managers de l’année ». Issu de la génération d’après-guerre, il est un des rares à ne pas s’être fourvoyé. Mais il a passé treize ans à la Société Générale avant d’en devenir le patron. Viénot est une vraie exception. Intelligent, roublard, un tantinet non conformiste. « Quand je suis arrivé, il y avait encore six niveaux hiérarchiques entre le fondé de pouvoir et le président ! J’ai supprimé les grades et réorganisé. La SG a été la première à créer une division des marchés. Nous sommes les premiers mondiaux en dérivés d’actions ». Résultat : petit à petit, Viénot grignote des parts de marché, améliore la rentabilité, déménage le siège à la Défense, se développe au Japon, en Asie et passe devant ses concurrents de toujours, le Lyonnais et la BNP. Presque exclusivement par croissance interne. Contrairement à ces fous furieux d’Haberer, Messier et Bon qui ont fait des acquisitions folles en série, tout en  négligeant la gestion.

Dans le domaine industriel, en face des catastrophes hallucinantes provoquées par Bon, Bilger, Messier, (Haberer dans le domaine bancaire mais avec des retombées industrielles)  et consorts, un seul a réussi : Louis Schweitzer, le très discret et très peu médiatique patron de Renault. Incontestablement, sous sa présidence, la marque s’est très bien défendue, dans un univers concurrentiel difficile. L’alliance avec Nissan dont personne ne voulait, a été sa grande idée. Elle a renforcé les capacités de développement de Renault et va lui permettre de s’implanter en Chine. La privatisation de ce bastion du secteur nationalisé a été une réussite. Au total, un parcours brillant. Mais ce profil de chef d’industrie, est en voie d’extinction. Retour sur le parcours d’un grand commis de l’Etat devenu patron d’une entreprise d’Etat.

Ancien directeur de cabinet de Laurent Fabius au ministère du Budget, puis à l’Industrie et enfin à Matignon, Schweitzer entre à la Régie Renault en 1986, comme directeur de la planification et du contrôle de gestion. Comme tout inspecteur, il fait d’emblée figure de patron potentiel et suit la voie royale. Directeur financier, directeur général adjoint et, enfin, en 1992, six ans après son arrivée, il est  nommé président de la Régie nationale des usines Renault.
Contrairement à certains parachutés, il a eu le temps de bien comprendre les rouages de l’entreprise. Prudent, il ne cherche pas à changer les structures existantes, comme l’avait tenté Georges Besse. Il installe son autorité en confortant l’autonomie de chaque entité. Il a compris que l’échec du rapprochement avec Volvo tenait au statut même de la Régie. Première réussite : la privatisation de Renault. Elle se fait en deux étapes : en 1994, Balladur, prudent, se contente d’une ouverture de capital et en 1996, grâce à Juppé, la privatisation est effective.

Contrairement à Haberer, Messier, Bon, Bilger et autres illuminés de l’égo en délire, Schweitzer a une grande qualité : il connaît ses limites. Cet homme plein de retenue sait qu’il doit faire face à des défis qu’il maîtrise mal. Il décide donc de recruter un professionnel et fait appel à un « chasseur de têtes ». Coup de chance, c’est une véritable perle qui lui est proposée : Carlos Ghosn, X-Mines, président de Michelin Amérique du Nord. En embauchant cet homme ambitieux, qui quitte Michelin parce qu’il sait que la plus haute marche est réservée à l’héritier (Edouard Michelin qui, depuis, s’est noyé au large de la Bretagne), le PDG de Renault fait preuve d’un certain courage. La plupart des patrons se gardent bien d’appeler à leurs côtés des professionnels charismatiques et talentueux qui pourraient leur faire de l’ombre.

Ghosn réorganise toute la production. Met en place des petites structures de résolution des problèmes sans tenir compte de la hiérarchie. Renault renoue avec les bénéfices. Ce chrétien maronite libanais né au Brésil, qui était arrivé avec une réputation de « cost killer », apparaît alors comme un faiseur de miracles. Les jeunes équipes l’admirent. Il est unanimement salué par les médias nationaux et internationaux. En 1999, Schweitzer l’envoie au Japon pour redresser Nissan, dans lequel Renault a pris 45 %. Mission à haut risque. Carlos Ghosn fait mieux que réussir. Nissan, au bord de la faillite en 1999, est devenu le constructeur automobile le plus rentable du monde. Il devient une star. Des milliers d’articles, des dizaines de livres et  même des mangas lui sont consacrés.
En revanche, depuis son départ au Japon, Renault tient son rang, mais fait du surplace. Le bénéfice de Renault, hors Nissan, progresse moins vite que le chiffre d’affaires, alors que le périmètre de l’entreprise s’est aggrandi : rapprochement avec les camions Volvo, rachat du constructeur roumain Dacia (fabricant de la « Logan »), rachat du motoriste Samsung. Si la Mégane est un succès, la Velsatis et l’Avantime ont été des fiascos retentissants. Même chose pour les investissements au Brésil et en Argentine. Il est vrai que, maintenant, Monsieur Schweitzer va pouvoir se rattraper en présidant aux destinées de la HALDE, ardemment soutenu par Ségolène !!!  Nous lui souhaitons bon courage. Pas pour la HALDE, qui se consacre à la destruction des défenses immunitaires de notre ethnie, mais pour supporter sa nouvelle conquête…
Car, actuellement, c’est Carlos Ghosn qui est PDG de Renault. Un X-Mines a remplacé un inspecteur des Finances et Renault-Nissan ne s’est jamais mieux porté…

D’autres exemples de réussites parmi les inspecteurs des Finances peuvent être cités : Marc Tessier, PDG de France Télévisions, Henri de Castries, président du directoire d’AXA, Jean-Marc Espalioux, patron d’ACCOR, Jean-Jacques Augier, Yves Mansion, Gérard de La Martinière, Michel de Rosen, Loïc Armand, Véronique Morali, Walter Butler

Mais, au final, quand on regarde la carrière de tous ces inspecteurs des Finances, un seul a fait la démonstration incontestable qu’il était capable de réussir aussi bien au service de l’Etat que dans les affaires, c’est Jean-Charles Naouri. Son parcours vaut qu’on s’y arrête quelques instants. Son nom est rarement cité par ses camarades, qui préfèrent  les managers salariés avec « stock-options » et autres parachutes dorés aux investisseurs qui prennent des risques et réalisent des plus-values. C’est plus vulgaire. Et puis, on lui reproche encore son rôle dans l’affaire Pechiney, même s’il a été blanchi par la justice, ses relations avec Samir Traboulsi, le sulfureux homme d’affaires libanais, ou la participation du Crédit Lyonnais dans EURIS, que le CDR lui a cédé à bas prix.

Quoi qu’il en soit, sa réussite est brillante. L’ancien directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy au ministère des affaires sociales puis à celui de l’Economie, a patiemment bâti un empire dans la grande distribution à partir de son fonds d’investissement EURIS. Avec le soutien de David de Rothschild et de Marc Ladreit de la Lacharrière. « J’ai dû faire oublier que je venais d’un autre univers et faire mes preuves. Une des clés est de ne pas se tromper sur les gens avec qui l’on fait des affaires et sur ceux que l’on embauche », explique-t-il. Aujourd’hui, il est à la tête du quatrième groupe de distribution français. Casino, Go Sport, les hypermarchés Géant, Monoprix, Eco Service, Framprix, Leader Price, c’est lui. Dans cet univers extrêmement compétitif, il a non seulement résisté, notamment lors de l’OPA particulièrement agressive menée par Promodès, mais il ne cesse de grignoter des parts de marché. En dix ans, le cours de Casino a été multiplié par sept. Aujourd’hui, selon le classement du Nouvel Economiste, ce petit-fils de boutiquier né à Bône, en Algérie, est à la tête de la 38ème fortune de France. Naouri est le seul dont on se dit : inspecteur ou pas, il aurait réussi…

Même si la nouvelle génération d’inspecteurs semble plus sage, si les parachutages à la tête d’entreprises se font plus prudents – ils continuent tout de même - l’image de cette caste, symbole d’excellence, gage de rigueur, est sérieusement ébranlée. Car ce que l’opinion voit, c’est la série de désastres épouvantables provoqués par les membres arrogants de cette confrérie sûre d’elle et dominatrice. Le succès d’un Naouri, la performance convenable d’un Pébereau n’effacent pas dans l’esprit des gens, Vivendi, Alstom, France Télécom, le Crédit Lyonnais, les AGF, ELF, le Crédit Foncier, la banque Pallas-Stern…

Eux qui avaient été formés pour veiller aux deniers publics, qui devaient être les gardiens de l’intérêt général, sont devenus des prédateurs insupportables. Ils sont l’incarnation d’une alliance obscène entre un ordre ancien, celui de l’économie administrée, dont ils ont conservé les privilèges – notamment le statut et l’accès au pouvoir – et un ordre nouveau, celui d’un capitalisme mondialisé, dont ils ont adopté toute la panoplie : stock-options, jetons de présence, « golden parachutes », etc.
Ils ont voulu jouer sur tous les tableaux.  Ils ont détruit leur réputation et perdu leur honneur. Mais ils ont gardé l’argent…
                                                                     (à suivre...)
                                                                                                                VC
 
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