Eléments – N°42 – Juin 1982

Le 11 janvier 1982, devant le comité central du parti communiste italien, Enrico Berlinguer dénonçait en ces termes le modèle soviétique du socialisme : "La praxis de transformation et de création d'idées et de faits nouveaux a été remplacée par une sorte de credo idéologique nommé marxisme-léninisme, conçu comme un corps de doctrine ossifié, quasiment métaphysique, destiné à garantir un type de structure économico-politique, un modèle universellement valable pour les différentes réalités". Et, en récusant cette scolastique socialiste, Berlinguer condamnait "la prédominance d'un dogmatisme obtus poussant jusqu'au fanatisme - risque auquel les conceptions égalitaristes sont particulièrement exposées, comme on l'a vu pendant des siècles de christianisme" (Le Monde, 13 janvier 1982). La controverse entre Soviétiques et communistes réformistes d'Europe du Sud (l'Espagnol Carrillo partage largement l'analyse de Berlinguer) a ainsi amené l'un des protagonistes à rappeler quelle profonde identité idéologique rapproche le christianisme et certaines formes de socialisme.

 

 
 

Il est deux grands types de socialisme. L'un est communautaire, organique, hiérarchique, réalitaire ; c'est un socialisme de producteurs, où dominent les devoirs de la personne à l'égard de la communauté. L'autre est massiste-individualiste, bureaucratique, égalitaire, utopiste et dogmatique; c'est un socialisme de consommateurs, où dominent les droits de l'individu sur la collectivité. C'est celui-ci qui s'est imposé électoralement en France depuis un an. Ses racines chrétiennes sont évidentes.

 

Le christianisme primitif se définit d'abord comme un modèle de contre-société, marqué par l'impératif égalitaire. "Les croyants mettaient tout en commun ; ils vendaient biens et propriétés et en partageaient le prix entre tous selon les besoins de chacun" (Actes des Apôtres, 2, 44-45). Ce "communisme évangélique" était, selon l'expression de Kautsky, "uniquement un communisme de consommation". Il exige le dépouillement des riches, qui sont dénoncés en tant que tels et sommés - s'ils veulent avoir une chance d'être sauvés - d'abandonner toute marque de supériorité. Les riches, les puissants - ceux qui "ont réussi" - sont condamnés par Jésus lui-même en des termes dépourvus d’ambiguïté : "Malheur à vous, les riches, car vous avez votre consolation. Malheur à vous, qui êtes repus maintenant, car vous aurez faim. Malheur à vous, qui riez maintenant, car vous connaîtrez le deuil et les larmes" (Luc, 6, 24-25).

 

Si les riches ne sont pas convaincus de la nécessité de céder volontairement leurs biens à la caisse commune, il est licite, pour les justes, d'en opérer la "récupération". L'Evangile de Luc (19, 33-34) montre les disciples de Jésus allant, sur son ordre, s'emparer d'un ânon attaché devant une maison, pour servir de monture à leur chef. Les maîtres de l'animal s'étonnant - "Mais de quel droit détachez-vous cet ânon ?" -, les disciples répondent, comme le leur a prescrit Jésus : "C'est que le Seigneur en a besoin". "En s'emparant du bien d'autrui, note Gérard Walter (1), pour les besoins de leur cause, les personnages du récit de Saint Luc ne faisaient que passer de la parole aux actes et mettre en application l'un des principes de la doctrine chrétienne".

 

C'est un esprit de haine de classe que développe un texte célèbre, L'Epître de saint Jacques, que Charles Guignebert considère "comme le manifeste de toute l'Eglise primitive de Jérusalem". Cette Epître, intégrée dans la collection des livres canoniques, affirme aux pauvres qu'eux seuls sont les justes, les élus, les aimés de Dieu, les "héritiers du Royaume". Ils doivent faire front contre les riches, coupables tout à la fois d'accaparement des capitaux, d'exploitation des ouvriers agricoles, d'abus des jouissances matérielles et, surtout, d'avoir assassiné Jésus-Christ. Ils vont payer, ces riches, au jour du Jugement...

 

Saint Jacques leur lance, avec jubilation : "Eclatez en pleurs, sanglotez sur les malheurs qui vont vous arriver. Vos richesses sont pourries, vos vêtements rongés de vers. Votre or et votre argent sont dévorés par la rouille, et leur rouille témoignera contre vous et dévorera vos chairs comme un feu. Vous avez thésaurisé dans les derniers jours ! Voici que crie le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont fauché vos champs, et les clameurs de ces moissonneurs sont parvenues aux oreilles du Seigneur des Armées. Vous avez mené sur terre une vie de mollesse et de volupté, vous vous êtes repus au jour de carnage".

 

Cet état d'esprit de haine de classe est antérieur au christianisme qui, sur ce point comme sur bien d'autres, a été l'héritier d'une tradition multiséculaire propre au pays qui l'a vu naître. Le prophétisme biblique, en effet, s'attaque avec virulence aux riches et aux puissants. Les prophètes n'ont pas de mots trop durs pour fustiger ceux qui "foulent à terre la justice", "oppriment le juste", vivent dans "des maisons de pierres de taille" - alors qu'une vie vertueuse se passe sous la tente, dans le nomadisme. Ces hommes et ces femmes qui vivent dans la débauche, l'Eternel en personne se chargera de les punir et sa vengeance sera terrible. Il les traitera comme "des brebis qu'on doit égorger" et, "le jour du carnage", personne ne sera épargné : "Préparez le massacre des fils à cause de l'iniquité de leurs pères." Toute la classe des possédants devra disparaître : "Aucun d'eux ne pourra se sauver en fuyant. Aucun d'eux n'échappera." Ils ne pourront se dérober à la colère du Dieu jaloux : "S'ils pénètrent dans le séjour des morts, ma main les en arrachera. S'ils montent aux cieux, je les ferai descendre. S'ils se cachent au sommet du Carmel, je les y chercherai et je les saisirai. S'ils se dérobent à mes regards dans les fonds de la mer, là j'ordonnerai au serpent de les mordre".

 

La juste punition des méchants s'accompagnera de l'avènement d'une société où les bons trouveront leur récompense, grâce une organisation sociale ayant pour principe essentiel, selon le prophète Isaïe, l'égalitarisme (cet égalitarisme que des communautés prophétiques pratiquaient déjà dix siècles avant la naissance du christianisme). Tous les peuples se rallieront alors au seul Dieu, le Dieu d'Israël, Jahvé. Le monde sera unifié par la parfaite égalité qui y régnera. "Voici l'idéal social du prophétisme juif une sorte de nivellement général qui fera disparaître toutes les distinctions de classe et qui aboutira à la création d'une société uniforme" (2).

 

Les psaumes eux aussi, après les livres des prophètes, exaltent la sainte pauvreté. Ce sont les pauvres - et eux seuls - qui doivent former « le peuple de Dieu », alors que le riche est un impie, qui ne craint pas Dieu. "Il n'y a au fond, note Isidore Loeb, qu'un seul sujet dans les Psaumes, la lutte du Pauvre contre le Méchant, et le triomphe final du Pauvre dû à la protection de Dieu qui aime le Pauvre et déteste le Méchant".

 

Une abondante littérature messianique juive fleurit pendant les deux siècles qui précèdent la naissance du christianisme. Inspiration religieuse et revendication sociale s'y expriment, étroitement mêlées. Est particulièrement caractéristique, à cet égard, le Livre d'Hénoch. Il annonce une ère nouvelle qui sera inaugurée par l'extermination des puissants de ce monde. Sont rangés parmi les "ennemis du peuple" tous les propriétaires, "ceux qui possèdent la terre". La révolution sera faite par un Messie : "Le Fils de l'Homme fera lever les rois et les puissants de leurs couches, et les forts de leurs sièges il renversera les rois de leurs trônes et de leur pouvoir... il renversera la face des forts il les remplira de honte : les ténèbres seront leur demeure et les vers seront leur couche." Le Seigneur "les livrera aux anges pour châtiment, afin qu'ils les punissent, eux qui ont opprimé ses enfants et ses élus." Le châtiment, infligé avec "des instruments de supplice, des chaînes de fer qu'on ne pourrait peser" aura lieu "dans une vallée profonde où un feu flamboie ». Les pauvres, eux, « se lèveront de la terre, ils cesseront de baisser la face, et ils revêtiront des vêtements de gloire".

 

Dans la nouvelle société sans classes, toute tension, tout affrontement auront disparu : " Il n'y aura ni fer pour la guerre, ni étoffe pour les cuirasses de la poitrine ; le bronze sera inutile, l'étain ne servira de rien et le plomb ne sera pas recherché. Toutes ces choses seront détruites et anéanties sur la face de la terre lorsque apparaîtra l'Elu".

 

On voit, donc, quelle filiation doctrinale unit un égalitarisme qui s'exprime, pendant dix siècles, au sein du judaïsme et celui qui anime les premières communautés chrétiennes, nées dans un monde où l'agitation fiévreuse du messianisme débouche sur des perspectives de bouleversement social. C'est un socialisme du ressentiment qu'expriment les textes bibliques, puis chrétiens. Un socialisme reposant sur une vision du monde dualiste, où s'opposent le Bien et le Mal, les "pauvres et justes" aux "puissants et pécheurs" (pécheurs parce que puissants). C'est, en fait, l'attachement aux biens de ce monde, la volonté d'appartenance à ce monde - pour s'y imposer - qui sont mis en accusation. "Ames adultères, tonne saint Jacques, ne savez-vous pas que l'amour du monde, c'est la haine de Dieu ? Celui-là donc qui veut être ami du monde se rend ennemi de Dieu" (Epître, 4, 4).

 

Cette phobie du monde et de l'esprit de puissance peut déboucher - et a, historiquement, débouché - soit sur le renoncement au monde (d'ou le développement, au sein du christianisme, du monachisme), soit sur la volonté de transformer radicalement le monde, en détruisant l'ordre ancien, l'ordre des méchants, pour lui substituer un ordre nouveau, l'ordre des justes. L'espérance d'un ordre nouveau, où le règne de la justice résulterait de la suppression des différences, a couru à travers les siècles. Et, sans cesse, ce socialisme égalitaire s'est justifié en faisant référence au christianisme. Ceci bien que l'Eglise ait été amenée rapidement à mettre entre parenthèses l'égalitarisme du christianisme primitif. Du jour, en effet, où le christianisme est devenu la religion officielle, unique et obligatoire de l'Empire romain finissant (3), la hiérarchie catholique, inspiratrice et tutrice du pouvoir politique, a dû justifier un ordre social dont elle était désormais partie prenante - tout en entendant le contrôler et le dominer. D'ou la nécessité pour l'Eglise, qui voulait reprendre à son compte et à son profit la tradition d'ordre héritée de Rome, de réprimer des mouvements et revendications égalitaires, fauteurs de troubles, dénoncés comme hérétiques - mais s'affirmant, eux, comme les purs héritiers du message évangélique (4).

 

Il faut noter, cependant, que l'Eglise n'a jamais renoncé à intégrer dans son message et ses institutions - sous des formes strictement canalisées et maîtrisées (5) - un "socialisme évangélique" qui, elle le sait bien, a toujours fasciné les déshérités, les marginaux et les consciences tourmentées. D'où une savante dialectique, visant à faire cohabiter une idéologie égalitaire et des institutions d'ordre et de hiérarchie - bref, à concilier l’inconciliable.

 

Ce savant et délicat équilibre est recherché, déjà, chez les grands auteurs des premiers siècles chrétiens. Les uns, en effet, chantent les vertus de l'égalitarisme, les autres justifient une société hiérarchisée. Appartiennent à la première catégorie les apologistes Justin, Aristide, Athénagore, qui voulant expliquer aux païens quels sont les principaux mérites des chrétiens, affirment que ceux-ci "se font un bonheur de mettre leurs biens en commun". Mieux, l'égalitarisme débouche, selon eux, sur l'internationalisme: toute distinction de race et de nationalité est indue pour un chrétien, puisque tous les hommes sont frères, et Lactance n'hésite pas à définir le patriotisme comme "un sentiment essentiellement hostile et malfaisant."

 

Saint Cyprien, évêque de Carthage, assure que "tout possédant a le devoir de partager ses biens avec tous les membres de la communauté". Saint Grégoire de Nazianze rappelle qu'il n'y avait, au début de l'humanité - et de par la volonté de Dieu - ni riches ni pauvres; cette ère de bonheur par l'égalité a pris fin du jour où les distinctions sociales, la division en classes, l'appareil coercitif de l'Etat ont été institués. Quant à saint Jean Chrysostome, il considère que la propriété privée a toujours son origine dans quelque crime ou injustice :"Dieu dans son origine n'a certainement pas fait l'un pauvre et l'autre riche; il a donné à tous le même sol pour le posséder. La terre étant donc commune à tous, pourquoi en possèdes-tu tant d'arpents, lorsque ton prochain n'en a même pas une motte ? C'est mon père, dis-tu, qui me les a légués. Et lui de qui les avait-il reçus ? De ses ancêtres, sans doute. Mais en remontant la ligne des successions, on trouve nécessairement toujours un commencement où l'iniquité est la source de toute propriété" (6). Il n'y a qu'une solution : "Ce caractère d'iniquité ne peut disparaître qu'en mettant les biens en commun avec tous".

 

Ces thèses égalitaires, développées par de grands noms des lettres chrétiennes, auraient dû normalement déboucher sur un mouvement communiste, renversant - ou en tout cas essayant de renverser - l'ordre existant, avec la bénédiction de l'Eglise. Il n'en a rien été, bien sûr. Dans le même temps, en effet, où certains Pères exaltaient l'égalitarisme, d'autres justifiaient dans leurs écrits la propriété privée, la hiérarchie sociale - c'est le cas, par exemple, de saint Irénée - ou, surtout, montraient qu'il faut distinguer les principes moraux et les réalités sociales. Clément d'Alexandrie, saint Ambroise, saint Basile n'ont pas de mots trop durs pour les riches - surtout lorsqu'ils parlent devant des pauvres. Mais ils ajoutent immédiatement qu'il faut faire confiance à l'Eglise pour que les choses changent. Il faut prendre son mal en patience, et ne pas vouloir, orgueilleusement - l'orgueil est le péché suprême - se faire justice soi-même, alors que le plan de Dieu répondra forcément aux exigences de la justice.

 

C'est dans l'œuvre de saint Augustin qu'apparaît le plus nettement la double préoccupation d'affirmer les principes égalitaires et d'en reporter leur application à la Cité céleste. La clef de la dialectique augustinienne - qui sera reprise tout au long du Moyen Age, et même au-delà, par les autorités ecclésiastiques - est dans la distinction qui sert d'argument central à La Cité de Dieu : il y a le royaume de la terre et il y a le royaume du ciel. C'est ce dernier seulement qui compte pour les vrais chrétiens, les déshérités. Ils doivent prendre en patience leurs malheurs terrestres - qui sont, d'ailleurs, une occasion de rachat, pour préparer leur salut - en sachant qu'un jour, plus tard, ils auront leur revanche : "Ceux qui souffrent maintenant auront alors la domination et ceux qui maintenant se vantent et s'enorgueillissent seront alors dans la dépendance." C'est, en somme, un "socialisme céleste" que promet saint Augustin au prolétariat.

 

Il reste que tous ceux qui, dans les siècles suivants, vont contester l'ordre social au nom de l'Evangile oublieront les prudences, les appels à la patience et à la modération des Pères de l'Eglise pour ne retenir que leurs déclarations de foi égalitaires, leur condamnation des possédants et de toutes les hiérarchies terrestres.

 

Ainsi, lors de la révolte des paysans anglais de 1381, John Ball prononce un sermon devant la foule des rebelles pour exalter le sens de leur combat. Toute son argumentation est bâtie autour d'une phrase célèbre : "Quand Adam bêchait et qu'Eve filait, où donc était le gentilhomme ?" Dieu, dit Ball, a créé les hommes égaux. Puis les méchants sont venus, qui ont introduit l'inégalité. Mais voici qu'enfin Dieu a permis que sonne l'heure de la libération du menu peuple, qui doit se conduire comme le sage laboureur dont l'Ecriture dit qu'il engrange le froment, mais arrache et brûle l'ivraie qui a presque étouffé le bon grain ; le temps de la moisson est venu et il faut détruire l'ivraie, c'est-à-dire les seigneurs, les hommes de loi, les grands et les puissants. Tous les hommes, à l'issue de cette épuration, seront placés sur le même rang - et telle est la volonté de Dieu. Bien entendu, John Ball et ses partisans - parmi lesquels les membres du bas clergé jouent un rôle important - citent abondamment les Actes des Apôtres et saint Ambroise pour justifier leur position. La masse des révoltés était constituée de paysans auxquels s'était joint le prolétariat londonien, "population excédentaire de mendiants et de chômeurs - en fait, toute une lie urbaine, vivant dans le dénuement, perpétuellement menacée de famine, et dont les vilains qui fuyaient la campagne accroissaient sans cesse la masse" (7). Ces gens étaient sensibles à l'annonce d'un Millenium égalitaire, garanti par des hommes qui, à l'évidence, parlaient au nom de Dieu.

 

Vingt ans plus tard naissait en Bohème un mouvement religieux et social qui devait, troubler profondément l'Europe pendant plusieurs décennies. Parti des vives critiques portées par Jean Hus contre les abus du clergé, le mouvement hussite - sous sa forme la plus extrême, celle des Taborites (8) - en vint à annoncer la venue d'une  communauté des saints, qui devait marquer le retour à l'état de nature égalitaire. Mais cela ne pourrait se réaliser qu'après l'extermination des ennemis du Christ, des pécheurs - c'est-à-dire tous ceux qui s'opposaient aux Taborites. Ceux-ci, "anges vengeurs de Dieu et combattants du Christ devaient faire couler sans hésitation le sang des méchants. Car, disait un prédicateur taborite, "maudit soit l'homme qui empêche son épée de répandre le sang des ennemis de Dieu. Tout croyant doit se laver les mains dans ce sang". Reprenant à leur compte le thème d'une innocence originelle liée à la communauté des biens - et perdue par l'apparition de la propriété privée - les Taborites préconisaient la redécouverte du bonheur par le retour au socialisme. Propriété, autorité seront abolies : "Tous les hommes vivront ensemble comme des frères, aucun ne sera assujetti à autrui. Le Seigneur régnera, et le royaume sera rendu au menu peuple." Bien entendu, pour que le Millenium de la société sans classes puisse s'établir, il faut d'abord faire place nette : "Tous les seigneurs, tous les nobles et tous les chevaliers seront exécutés et exterminés dans les forêts comme des hors-la-loi." Le modèle socialiste devra être étendu, par le glaive, hors de Bohème, à toute la terre : "Les Fils de Dieu passeront sur le corps des rois, et tous les royaumes qui sont sous le ciel leur seront donnés".

 

L'échec des Taborites, anéantis militairement en 1434, n'empêcha pas leur doctrine de persister durablement. Le Millenium égalitaire est prêché en Bavière, à partir de 1476, par Hans Bohm, le "tambourinaire de Niklashausen" ; en Thuringe, dans les années 1520, par Thomas Münzer - qui enseigne que "les méchants n'ont aucun droit à vivre" ; à Münster, la "nouvelle Jérusalem" des anabaptistes, par le "roi" Jan Bockelson (9).

 

Le trait commun de tous ces mouvements est d'associer intimement le rêve d'un modèle de société égalitaire, socialiste, et l'enseignement évangélique. On retrouve cette association chez les Niveleurs anglais du XVIIe siècle. Et elle se prolongera jusqu'à nos jours ; retrouver un paradis perdu, société sans classes, comme l'a bien montré Jules Monnerot. Mais la référence explicite au christianisme reste, aux XVIIIe et XIXe siècles, présente chez nombre de socialistes.

 

Ainsi, au milieu du XVIIIe siècle, Morelly voit en Jésus la personnification même de l'idéal égalitaire. Pendant la Révolution, Gracchus Babeuf, le théoricien de la "République des Egaux", prône un communisme de la répartition : "Plus de propriété individuelle des terres, la terre n'est à personne... les fruits sont à tout le monde". Il cite Jésus avec une sympathie déférente : c'est, déjà, l'image du "camarade charpentier", qui aura tant de succès dans les mouvements utopistes du XIXe siècle. Albert Camus, dans L’homme révolté, note que les révolutionnaires du XIXe siècle ont "vécu comme les premiers chrétiens dans l'attente de la fin du monde et la parousie du Christ prolétarien".

 

C'est bien, en effet, dans une ambiance d'eschatologie sociale qu'ont vécu les hommes qui ont préparé et fait 1848 (10). Et, les lampions de la fête révolutionnaire une fois éteints, les militants poursuivis, sous la Deuxième République et le Second Empire, se consolent en se disant que Jésus revenant sur terre serait emprisonné, comme eux, pour subversion sociale. Friedrich Engels lui-même souligne dans ses écrits quelle parfaite analogie existe entre le christianisme primitif et le mouvement communiste contemporain.

 

C'est surtout au sein des socialismes utopistes français qu'est revendiquée la parenté avec le christianisme. Proudhon, "l'anti-utopiste par excellence" (11), écrit ironiquement en 1844 : "il se prêche, en ce moment, je ne sais combien d'évangiles nouveaux, évangile selon Buchez, évangile selon Pierre Leroux, évangile selon Lamennais, Considérant, Mme George Sand, Flora Tristan, évangile selon Pecqueur, et bien d'autres".

 

Ces "évangiles" ont en commun d'annoncer la promesse d'un âge d'or, par le retour à la "sainte égalité", qui recoupe l'attente chrétienne de la Parousie finale. Saint-Simon, en écrivant Nouveau christianisme, entend en appeler "au véritable esprit du christianisme". En soutenant une utopie d'organisation du travail par une ontologie, le saint-simonisme "veut être un christianisme primitif cumulé avec un christianisme final" (12). Le vieux comploteur communiste Buonarotti, qui essaye de ressusciter la "conspiration des Egaux", affirme vouloir retrouver les "bases primitives du christianisme dans sa pureté et dans l'esprit de son fondateur", car Jésus fut essentiellement "un généreux prédicateur d'égalité et de vertu".

 

Victor Considérant, en 1848, affirme que "l'Evangile du Christ, du prolétaire de Nazareth, est le vrai code de la démocratie". Dans la perspective mécaniste du Fouriérisme, un mécanisme providentiel, immanent à l'histoire, achemine l'humanité vers un progrès indéfini et inéluctable. Le bonheur social par l'abondance se fera à l'ombre de la croix. "Nous sommes les disciples du Christ, assure le fouriériste Victor Hennequin, nous demandons ce qu'il réclamerait s'il renaissait à notre époque (...) Chaque pas que nous faisons dans la science sociale est un pas qui nous ramène au christianisme, au christianisme du Messie et des apôtres ». Le socialisme est en somme le Verus Israël du christianisme. Le fouriériste Jacques Duval déclare parler « au nom des nouveaux croyants qui aspirent à réaliser et continuer le christianisme comme Jésus aspirait à réaliser et continuer le mosaïsme ». Les socialistes sont bien « les continuateurs du Christ".

 

Christianisme régénéré : tel se présente aussi l'icarisme, la doctrine de Cabet, qui entendait fonder, sous la forme de colonies communistes, les groupes précurseurs de la société idéale. En publiant en 1846 Le vrai christianisme, Cabet se réfère à Jésus, ce "prince des communistes". Il proclame: "Jésus-Christ est venu apporter une loi nouvelle, un nouveau principe social, un nouveau système d'organisation pour la société, qu'il appelait le règne du royaume de Dieu, la cité nouvelle (...) Notre communisme icarien est donc le vrai christianisme, nous sommes les vrais chrétiens, les disciples du Christ; c'est son évangile qui est notre code, et c'est sa doctrine qui est notre guide".

 

Pierre Leroux, très admiré par Lamartine, George Sand, Renan, a publié, entre autres œuvres, Du christianisme et de son origine démocratique. Il y évoque "ces deux grandes choses : l'Evangile et la Révolution". Et il écrit sans hésiter : "Jésus est le plus grand des économistes, et il n'y a pas de science véritable en dehors de sa doctrine".

 

Buchez donne la clef du lien logique qu'établissent les utopistes entre socialisme et christianisme lorsqu'il imagine, pour célébrer la victoire des idées de 1848, l'érection d'une colonne figurative, sur le terre-plein du Pont-Neuf, symbolisant l'ascension de l'humanité vers l'émancipation et portant une gigantesque croix. Ce monument affirmera qu'est désormais établie "en fait l'égalité civile, comprise dans le dogme de l'égalité devant Dieu". C'est bien le passage d'un égalitarisme céleste à un égalitarisme terrestre qu'assurent vouloir réaliser les socialistes utopistes. Fourier le dit clairement dans son livre Le Nouveau Monde industriel et sociétaire, en 1831 : "Je vous annonce évidemment un royaume des cieux qui adviendra dès ce monde, indépendamment du bonheur promis dans l'autre".

 

Cette laïcisation de l'égalitarisme évangélique sera reprise, bien sûr, par le marxisme. Celui-ci n'a pas eu de mots trop péjoratifs pour accabler les socialismes utopistes. Il n'empêche qu'il a en commun avec eux - quoi qu'il en dise - des racines chrétiennes. Les socialistes utopistes, eux, le reconnaissaient - et même s'en vantaient...

 

Il n'est pas sans intérêt de noter qu'aujourd'hui beaucoup de cadres du parti socialiste (certains ayant transité par le PSU) ont une solide formation chrétienne, acquise à la JEC ou dans des mouvements comme Vie Nouvelle. Quant à l'idéologie et au style du PS, on y trouve un mélange de marxisme et d'esprit quarante-huitard qui se traduit volontiers par un style prophétique, voire messianique (13), le triomphe électoral des Justes devant être défendu contre les entreprises des Méchants... Un Jean Poperen, un Louis Mermaz retrouvent facilement les accents vengeurs de saint Jacques pour dénoncer les "ennemis de classe".

 

L'Eglise de Vatican II, par ailleurs, annonce clairement sa volonté de retour à l'esprit du christianisme primitif, au message égalitaire de l'Evangile (style communauté de Taizé). En retrouvant ses racines idéologiques, l'Eglise renonce à la subtile distinction entre égalité devant Dieu et égalité dans la Cité des hommes qui lui a permis, pendant quinze siècles, de neutraliser le poison égalitaire.

 

Aujourd'hui comme jamais socialisme égalitaire et christianisme sont bien, décidément, les expressions complémentaires d'une même vision du monde. 

 

(1) Gérard Walter, Les origines du communisme, Payot, 1975

 

(2) Ibid

 

(3) Le pas décisif, en ce sens, est franchi avec les édits de Théodose, à la fin du IVe siècle.

 

(4) Cf. Hérésies et sociétés dans l'Europe préindustrielle XIe-XVIIIe siècles, Colloque de Royaumont, Mouton, 1968.

 

(5) C'est le cas des Ordres mendiants, dont l'étude mériterait un développement que nous ne pouvons faire ici.

 

(6) On voit surgir, ici, une thèse révélatrice: c'est la notion même de patrimoine qui est contestée ; la possession d'un sol assurée par le droit du sang est jugée condamnable mais, au-delà, ce qui est condamné c'est l'enracinement d'une lignée en tant que vivante contradiction au rapport qui doit exister entre le chrétien et son dieu : un individu, seul, devant le dieu unique.

 

(7) Cf. Norman Cohn, Les fanatiques de l'Apocalypse, Julliard, 1962.

 

(8) Les Taborites tiraient leur nom d'une cité-modèle qu'ils avaient nommée Tabor - c'est-à-dire le Mont des Oliviers, sur lequel le Christ avait annoncé sa Parousie (Marc 13), d'où il est monté au ciel et où il devait réapparaître en majesté quand les temps seraient venus.

 

(9) Cf. Barret et Gurgand, Le roi des derniers jours, Hachette, 1981.

 

(10) Cf. J. Valette et al., 1848. Les utopistes sociaux, Sedes, 1981

 

(11) L'expression est de Jacques Valette

 

(12) H. Desroche, Socialisme et sociologie religieuse, 1965.

 

(13) Un chroniqueur du Progrès (4-1V-82), note avec malice : "Les réformes promises seront tenues, déclare-t-on au sommet, non sans une solennité presque religieuse, et comme si le catalogue du bonheur social, avait été dicté en vue de la Terre Promise" 

 
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