Eléments - N° 44 – Janvier 1983  

 

 

 

 
 

Le président Giscard d’Estaing a déclaré un jour, pour ramasser sa pensée politique en une formule claire, qu’il entendait être "un bon gestionnaire de l’entreprise France". Cette phrase aurait pu être prononcée, voici un siècle et demi, par le roi Louis-Philippe. Elle résume parfaitement la conception qu’a le libéralisme du pouvoir politique : il est souhaitable que le politique se subordonne à l’économique, la fonction de productivité prenant le pas sur la fonction souveraine ou, plus exactement, éliminant la notion même de souveraineté pour lui substituer celle de la décision gestionnaire. (L’évolution de la langue est toujours significative : le terme de "décideur", devenu à la mode dans les milieux politiques, vient des milieux d’affaires). L’inversion des valeurs est réalisée : en termes duméziliens, la troisième fonction siège en lieu et place de la première fonction (dont la notion même, celle de souveraineté sacrale, a été progressivement éliminée des mentalités).

On est ici au point d’aboutissement d’un processus séculaire, commencé avec la montée du pouvoir économique de la bourgeoisie marchande médiévale – qui s’accompagne déjà de prétentions politiques (au XIVe siècle, l’épisode d’Etienne Marcel est significatif) – mais dont l’étape décisive a été, au siècle dernier, l’orléanisme.

 

Etudiant le phénomène orléaniste, René Rémond note que c’est "à cette forme de pensée bourgeoise" que remonte l’idée, aujourd’hui admise, des libéraux aux sociaux-démocrates, selon laquelle "l’Etat doit tenir le rôle d’un bon père de famille, et le gouvernement gérer la maison de France comme une maison de commerce" (1).

 

La révolution de 1830 a mis au pouvoir une bourgeoisie qui considère qu’elle doit continuer l’évolution engagée en 1789 – c’est-à-dire établir une échelle de valeurs politiques, sociales culturelles en tête desquelles figure la réussite économique, qui justifie toutes les autres.

 

Le personnel orléaniste se recrute dans la haute bourgeoisie, dans ces "dynasties bourgeoises" bien décrites par Emmanuel Beau de Loménie et dont les Guizot, les Casimir Périer sont des illustrations typiques. Mais cette haute bourgeoisie prend soin d’asseoir son pouvoir sur une base sociologique qui s’élargit dans une France touchée par les premiers effets – mêmes timides – de l’industrialisation : la moyenne et la petite bourgeoisie. Celles-ci sont flattées de porter l’uniforme de la garde nationale – cette armée de guerre civile (2) – alors que les ministres de Louis-Philippe, le "roi bourgeois", sont étroitement liés aux détenteurs du pouvoir financier : "Au sortir des séances de la Chambre, les ministres vont désormais chez les banquiers" (3). C’est chez le banquier Laffitte que, lors de la révolution de 1830, les députés hostiles à Charles X ont formé une commission de gouvernement (le 29 juillet) et il était de ceux qui, deux jours plus tard, conduisirent Louis-Philippe à l’Hôtel de ville.

 

Si personnel politique et haute banque sont étroitement imbriqués, l’orléanisme, préconisant cette doctrine de juste milieu qui annonce l’affirmation giscardienne selon laquelle "la France veut être gouvernée au centre", lie son destin à la classe moyenne. Celle-ci, note Tocqueville dans ses Souvenirs, "se logea dans toutes les places, augmentant progressivement le nombre de celles-ci et s’habitua à vivre presque autant du Trésor public que de sa propre industrie… Maîtresse de tout comme ne l’avait jamais été et ne le sera peut-être jamais aucune aristocratie, la classe moyenne, devenue le gouvernement, prit un air d’industrie privée".

 

L’arrivée sur le trône de la dynastie des Orléans correspond donc au triomphe de la bourgeoisie : "déjà détentrice de la richesse, en possession du monopole de l’instruction, elle concentre désormais dans sa main tous les signes et attributs de la puissance (…) L’orléanisme n’est pas autre chose que le régime et la pensée politique qui correspondent au règne de la bourgeoisie : régime d’intérêts par définition, et pensée asservie à la justification de ces intérêts" (4)

 

Pensée ? "L’orléanisme, estime Thibaudet, ce n’est pas un parti, c’est un état d’esprit". Et il ajoute : "Il ne représentait pas une idée, il n’était que contre les idées". On a là une clef très importante pour la compréhension de l’orléanisme et de ses succédanés libéraux – y compris les plus contemporains. Au nom de l’efficacité, on se méfie des idées car "elles divisent" - puisqu’elles obligent à faire des choix reposant sur des principes ! -, on les méprise, on les refuse. Seules comptent la prise puis la détention du pouvoir. La doctrine est remplacée par l’esprit de maffia. Aussi le régime de Louis-Philippe apparaît-il à la jeune génération – la génération romantique – quinze ans après l’épopée napoléonienne, comme "le comble de la platitude". La France napoléonienne vivait au rythme des communiqués de la Grande Armée. La France louis-philipparde vit au rythme des cotations de la Bourse. "Aussi ses adversaires, remarque René Rémond, ont-ils beau jeu de dénoncer ce régime sans idéal, sans convictions et sans grandeur". Ayant érigé l’opportunisme en principe, "la monarchie de juillet est trop souvent le règne de la médiocrité satisfaite et triomphante : le compromis pacifique tourne à la compromission, la conciliation se monnaie en sordides tractations" (5).

 

Pourtant, il serait abusif de dire que l’orléanisme n’a pas de principes, pas d’idéologie. Avant de se retrouver à la tête du pouvoir d’Etat, des hommes comme les rédacteurs du Globe et de La revue française (Guizot, le duc de Broglie, Barante, Villemain, Cousin) ont exprimé les conceptions politiques orléanistes, conceptions qui seront réaffirmés, de 1830 à 1948, dans le doctoral Journal des Débats.

 

Au cœur de ces conceptions, il y a le refus de l’Etat souverain. La notion de l’Etat qu’ont les orléanistes, les compétences et les attributions qu’ils lui accordent sont marquées par une vision perpétuellement réductionniste du politique, qu’il faut surtout dépouiller de toute aura sacrée, de toute prétention à une dimension spirituelle, religieuse, sacrale du pouvoir. Il faut effacer des esprits (comme si c’était possible !) une "certaine idée de la France" - et, donc, du pouvoir qui guide la communauté du peuple – incarnée par l’aventure napoléonienne. Celle-ci avait voulu être le cadre d’émergence d’une nouvelle aristocratie guerrière, sur laquelle se serait appuyée une souveraineté restaurée. Le tout reposant sur une communauté populaire galvanisée par de grands desseins, par la promesse d’un grand destin, inscrit dans l’histoire en lettres de sang. Or, dans le temps même où Louis-Philippe cherche à récupérer à son profit la légende napoléonienne, en faisant revenir à Paris les cendres de l’empereur, la philosophie politique orléaniste est l’antithèse de celle que continue à symboliser la grande ombre qui dort aux Invalides.

 

L’orléanisme refuse les grands desseins… parce qu’ils coûtent chers. Vision d’épicier : "la bourgeoisie française, dont les députés reflètent avec fidélité les préjugés et les goûts, s’est forgé l’idéal d’un gouvernement à bon marché : l’expression se rencontre alors couramment dans les controverses". C’est la "transposition à la conduite des affaires publiques des procédés que les bourgeois pratiquent pour gérer leurs propres affaires : ils entendent faire prévaloir dans les finances publiques les maximes d’économie, de prudence et d’équilibre, qu’eux-mêmes appliquent avec succès dans leurs entreprises ou leur négoce (…) L’honneur, principe des sociétés monarchiques ou aristocratiques, pâlit devant le prestige de l’argent épargné" (6).

 

Guizot, ministre de l’Intérieur, puis de l’Instruction publique, des Affaires étrangères (1840-1847), enfin Président du Conseil (1847-1848) – qu’on peut considérer à bon droit comme l’orléaniste type – a, en 1847, ces paroles révélatrices devant la Chambre des députés : "la société nouvelle est aujourd’hui prépondérante, victorieuse ; elle a fait ses preuves ; elle a pris possession du terrain social ; elle a conquis en même temps et les institutions et la dynastie qui lui conviennent et qui la servent (…) Oui, toutes les grandes conquêtes sont faites, tous les grands intérêts sont satisfaits (…) Pour réussir dans ce qui est la véritable tâche de notre temps, nous n’avons besoin que de deux choses ; de stabilité d’abord, puis de bonne conduite dans les affaires journalières, naturelles du Gouvernement (…) La stabilité et la bonne conduite dans la vie de tous les jours, voilà les seuls vrais, les seuls grands intérêts de la France d’aujourd’hui".

 

Les mêmes termes reviennent sous la plume des doctrinaires – ceux que l’on appelle "les idéologues" - qui s’efforcent de justifier les positions orléanistes. Tracy et Daunou – des noms aujourd’hui quelque peu oubliés – mais aussi Benjamin Constant, Madame de Staël, Jean-Baptiste Say s’accordent à demander que l’Etat soit cantonné dans un rôle aussi limité que possible. Ils ont tous, note Girard, "ce goût d’un gouvernement modeste, d’un gouvernement dépouillé de prestige, je dirai d’un gouvernement en prose, « désacralisé », diraient les sociologues modernes, au service des gouvernés et dont le domaine soit le plus réduit possible. L’essentiel pour eux, ce sont les affaires privées" (7).

 

Cette priorité donnée aux affaires privées conduit tout naturellement à contester, à rogner le domaine des intérêts publics. En matière financière, il est hors de question d’accorder à la collectivité plus que le strict minimum : l’orléanisme est réfractaire à l’impôt, à l’inflation (qui peut, dans une politique volontariste, financer de grands travaux et investissements collectifs), à toute limitation de la propriété privée (la notion même de propriété nationale, de droit supérieur de la communauté populaire sur les individus est rejetée avec horreur). De même, "les soldats sont un mal nécessaire, il en faut le moins possible, et le moins payés possible" ; car "la guerre est le plus coûteux des luxes" (8). Les soldats, qui ne produisent pas de biens matériels mais en consomment beaucoup, sont pour Jean-Baptitste Say "les frelons de la ruche". Sous-jacente, il y a la vieille rancœur – mêlée de crainte – du marchand à l’égard du guerrier.

 

Par contre, l’orléanisme porte au pinacle le commerce. Tracy déclare : "Le commerce est toute la société". Le commerce, d’ailleurs, est générateur de paix. D’où l’enthousiasme pour le libre-échange, le refus systématique de tout ce qui peut, de près ou de loin, ressembler à une politique autarcique.

 

Si la dure loi des échanges écrase ceux qui sont au bas de la société, l’Etat ne peut et ne doit pas intervenir. Il y a une solution toute trouvée : l’émigration. Ils trouveront certainement ailleurs de meilleures conditions… Très logiquement, les orléanistes sont de grands admirateurs des Etats-Unis, où s’épanouissent, affirme Tracy, "la liberté, l’égalité, les lumières et l’aisance". L’orléanisme justifie la grande saignée que va connaître l’Europe du XIXe siècle par l’émigration, en prônant la solution de l’irresponsabilité : puisqu’on ne peut nourrir tous les membres de la communauté populaire, laissons-les partir – ou plutôt, incitons-les à partir. La notion même de communauté populaire, avec le devoir de solidarité qu’elle implique, est bien entendu absente d’un tel raisonnement.

 

Enfin – et c’est l’aboutissement d’une logique – l’orléanisme est malthusien. Say, Tracy affirment qu’il vaut mieux avoir moins d’hommes pour vivre mieux. Ils placent en priorité des objectifs d’un peuple ce que nous appelons aujourd’hui le niveau de vie. Le refus d’une forte natalité est directement lié au refus, pour un peuple, d’un destin faustien, d’une volonté de puissance s’inscrivant dans l’histoire. Il n’est de richesse que d’hommes. L’orléanisme, lui, ne conçoit pas d’autre richesse que celle qui se mesure en termes monétaires.

 

Les différents principes de l’orléanisme reposent tours sur une élimination de la notion de souveraineté qui s’était maintenue, malgré les aléas, dans les sociétés européennes jusqu’au XIXe siècle (sauf en Angleterre). Duvergier de Hauranne, en 1838, affirme dans ses Principes du gouvernement représentatif : "Le roi règne, mais ne gouverne pas". Il y a, derrière cette formule, la négation du sens de l’Etat romano-germanique, venu de l’Antiquité et transmis, à travers le Moyen Age, à l’Europe moderne. C’est cette négation qu’ont repris à leur compte, aujourd’hui, les néolibéraux, héritiers fidèles de l’orléanisme.

1 - René Rémond, Les droites en France, Aubier, 1982.

2 - La répression des insurrections, à Lyon en 1831 et 1834, à Paris en 1832 et 1834, a été sanglante. Dans son roman « Les Lurons de Sabolas », Henri Béraud a évoqué avec force les insurrections lyonnaises. Ajoutons que ce n’est pas un hasard si Thiers, le bourreau des Communards en 1871, est un parfait représentant de l’orléanisme.

3 - René Rémond, op. cit.

4 - Ibid.

5 - Ibid.

6 - Ibid.

7 - Louis Girard, Le libéralisme en France de 1814 à 1848 : doctrine et mouvements, CDU, 1970.

8 - Ibid.

 
 
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3 fonctions