L'originalité de cet emblème national fascine depuis le XlXème siècle historiens, héraldistes et artistes. Le trident a fait l'objet d'écrits nombreux, de valeurs plus qu'inégales, et malheureusement limités, la plupart du temps, à l'évolution de l'emblème sur le territoire purement ukrainien.

La démarche inverse nous a paru être une occasion intéressante de passer en revue divers problèmes historiques, symboliques et religieux touchant à l'ensemble des peuples de couche indo-européenne : l'origine et le sens premier du trident ukrainien ne se laissent entrevoir qu'au terme d'une étude comparative et diachronique à la fois.

La complexité des formes et des usages du trident pendant la période kyivienne (IXème - Xllème siècles), exclut qu'il ait pu être un simple insigne dynastique ou de tribu. Non seulement les Princes ruthènes, mais aussi leurs gouverneurs, et jusqu'aux artisans sur leurs œuvres, ont dessiné, gravé, peint ou sculpté des emblèmes qui ont survécu dans l'enluminure des manuscrits religieux jusqu'au XVlIème siècle, puis comme décoration des habitations carpathiques jusqu'à nos jours. On connaît des tridents (ou bidents à deux pointes) sur des monnaies et des sceaux des armes, des objets usuels, des bijoux comme ceux des Princes Volodymyr ler (980-1015), Svjatopolk le Maudit (1015-1019) et Jaroslaw le Sage (1019-1054).

La spécificité du trident a fait naître de nombreuses théories quant à son origine. La plupart d'entre elles ne reposent que sur un ou deux tridents anciens soigneusement sélectionnés, et pour cette raison, ne sauraient expliquer l'ensemble des formes de l'emblème, notamment l'alternance des variantes à deux ou à trois pointes. On a voulu voir dans le trident - entre autres - un oiseau, un monogramme princier, un objet quelconque stylisé (hache, ancre...), une plante... En réalité, l'étude des tridents les plus anciens montre que le problème est double : l'idée d'un emblème en forme de fourche se trouve déjà dans la décoration de divers objets slaves ou proto-slaves remontant au Vllème et Vlème siècles de notre ère, et a des racines plus profondes encore dans le sud de l'Ukraine. Sur cette idée s'est greffée, à une époque indéterminée, et à la suite de contacts avec des artistes grecs ou scythes hellénisés, une forme qui nous parait frappante, mais qui était extrêmement répandue dans l'Antiquité gréco-romaine pour représenter le trident de Neptune-Poséidon.

Or, d'une comparaison avec la symbolique de diverses ethnies issues de la souche unique indo-européenne, il ressort que le trident représente, dans la plupart de leurs religions anciennes, une idée complexe mais unique : celle de la force vitale. Citons, à titre d'exemples : le trident de Poséidon, qui représentait au départ, non la domination des mers mais les forces telluriques, primitives et redoutables. Chez les Hindous, le trident symbolise le grand Dieu Vichnou. Les germains voyaient dans la fourche le symbole de l'éclair. Mais surtout, les Scythes, avec lesquels les Slaves primitifs se trouvèrent en contact prolongé durant l'Antiquité, adoraient le trident comme représentation de l'Arbre de Vie, et de la force mystérieuse qui est à l'origine du monde.

Il nous est malheureusement impossible ici de développer une démonstration complète. Mais nous pensons que les Slaves héritèrent le trident de leurs ancêtres indo-européens, et qu'ils en firent probablement le symbole d'un concept religieux (la force vitale, la régénération...) ou d'un Dieu (peut être Rid, créateur du monde et protecteur de la continuité du clan). Son sens s'affaiblissant avec le temps, le trident devint progressivement un emblème dynastique dans la dynastie kyivienne, tout en continuant à être vénéré dans de larges couches de la population. Finalement l'État ukrainien, en l'adoptant en 1918 comme armoiries nationales, a renoué avec une tradition multi-millénaire inscrite au plus profond de notre mémoire consciente ou inconsciente. Les ennemis de l'Ukraine, qui pourchassent le trident comme si sa seule forme contenait tous les germes de la subversion, ne s'y sont d'ailleurs pas trompés !

Au terme de ce survol géographique et chronologique, le trident ukrainien n'a peut-être pas livré tout son mystère. Du moins entrevoit-on le sens qu'il pouvait avoir pour ses premiers utilisateurs, avant que sa signification ne s'affaiblisse et ne passe du domaine religieux au domaine politique, puis purement artistique. Nombre d'autres symboles ont connu la même évolution.

Curieusement, le XXème siècle a été témoin d'un renversement complet de cette évolution. Tiré de l'oubli, le trident est redevenu un emblème politique vivant, sujet à des variations aussi nombreuses que par le passé. Et l'acharnement mis à le proscrire après la chute en 1921, de l'État ukrainien indépendant, en a fait par réaction l'objet d'un véritable culte au sein du mouvement nationaliste identitaire.

Le Trident est redevenu le symbole d'un idéal, de notre idéal.

Source : Jaroslaw et Antin Lebedynsk
« Échanges », revue franco-ukrainienne
Numéro 53 de juillet 1983

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