Catégorie : LES EVEILLEURS DE PEUPLES
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« Ne serait-il pas plus simple alors pour le gouvernement, de dissoudre le peuple et d'en élire un autre ? »

B. BRECHT — La solution

 

 

 

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On sait que la révolution bolchevique d'Octobre 1917 fut aussi sanglante que difficile à accomplir ; on sait également que la farce (toujours durable) des soviets, ces conseils qui devaient être élus librement par les ouvriers, les paysans et les soldats, permit à Lénine et à ses compagnons de conférer à leur coup d'Etat une apparence démocratique. Mais la révolution ne se cantonna pas uniquement à St Pétersbourg et à Moscou. L'Ukraine, que l'on peut considérer comme la matrice de l'empire des tsars, fut le théâtre de luttes acharnées durant quatre années, luttes conduites par les blancs, les rouges, et aussi par certains Ukrainiens qui voulaient profiter de l'événement pour faire de leur patrie un Etat autonome.

Nestor Makhno, un paysan ukrainien, est probablement l'un des hommes que les communistes haïssent le plus depuis 1917. Il représente, en effet, à leurs yeux l'image du traître le plus accompli qui soit ; il figure aussi l'échec bolchevik de l'enrégimentement de la paysannerie. C'est certainement la raison pour laquelle nous avons assisté, en 1968, à un phénomène de brusque popularité pour Makhno chez les étudiants dont les aspirations libertaires allaient, sans cesse, s'opposer au conformisme communiste. A côté de Makhno, même le Che (Guevara) apparaît comme un héros pour albums d'enfants. Qui était-il ?

Né en 1889 dans le village ukrainien de Gulyai-Polyé (ou Goulaï-Polé), fils de paysans pauvres, Nestor Makhno devient berger à l'âge de six ans, puis garçon de ferme à douze. En 1905, il a alors 16 ans, la révolution lui fait prendre conscience des nombreuses inégalités et de la condition pour le moins sommaire dont sont victimes les siens et lui-même ; ces Ukrainiens qui travaillent la terre du « grenier » de l'Europe si riche, ne le font, en effet, que pour des maîtres et ce malgré l'abolition du servage intervenue en 1861. Ils demeurent des âmes. On décomptait les moujiks dépendant d'un domaine en âmes.

Attentif aux idées nouvelles, à défaut d'idées venues d'ailleurs, et désireux, malgré son jeune âge, de conserver l'essentiel des libertés dont on parle alors abondamment ainsi que son identité ukrainienne, Makhno opte pour le mouvement anarchiste. Cette adhésion lui vaut, en 1908, d'être arrêté et condamné à mort, peine qui sera commuée en détention à vie un peu plus tard. En prison à Moscou, Makhno, avec le bel optimisme de son âge (19 ans), se met à étudier ; il apprend à lire, à écrire et à compter, mettant ainsi à profit, et de manière intelligente, les « loisirs » dont il bénéficie. Il lit beaucoup et surtout des ouvrages interdits qui pénètrent clandestinement dans la prison. Ce jeune paysan ne donne pas l'impression à ses geôliers d'être l'un de ces intellectuels que l'on semble tant craindre au¬tour du tsar ; fruste d'allure, Makhno engrange des connaissances dans une impunité totale.

dessin makhno

En 1917, il est libéré dès février, et regagne l'Ukraine. Il y organise aussitôt des milices paysannes et après avoir rencontré Lénine à Moscou en 1918, il se range pour un temps dans le camp des forces rouges avec lesquelles il combat contre les koulaks, contre les troupes de l'hetman Petlioura et les Austro-allemands encore présents. Parallèlement, il organise les villages en communes paysannes, autogérées et auto-défendues. A vingt-neuf ans, il possède une maturité d'esprit que beaucoup d'adultes pourraient lui envier car, tout en combattant, il veut préserver l'avenir de ses hommes et leur faire prendre conscience de leur force lorsqu'ils consentent à demeurer unis. En 1919 dans le bassin du Don, les makhnovistes forment le flanc droit du groupe d'armées rouges de Kojevnikov quand celui-ci atta¬que Denikine. Au printemps, les Austro-allemands quittent l'Ukraine et Makhno se rapproche du gouvernement démocratique local qui doit, selon les termes de l'armistice de Brest-Litovsk, détenir le pouvoir en Ukraine. Première rupture avec les bolcheviks.

A Moscou, bien évidemment, on veille et Trotsky interdit la tenue du congrès makhnoviste dont la coloration anarcho-autonomiste l'inquiète. Makhno démissionne en guise de réponse au diktat moscoutaire. Cette rupture aurait pu être définitive et lourde de conséquence en considérant l'avenir, si Denikine, qui se croit un César à Pharsale, n'avait, en août 1919, contraint les forces rouges à reculer. Makhno n'aime pas les bolcheviks (qui le lui rendent bien), mais Denikine représente à ses yeux tout ce dont il veut s'affranchir. Son appoint sera déterminant car les makhnovistes organisent la guérilla sur les arrières blancs et, dès l'automne 19, Denikine est à nouveau battu.

Moscou, en janvier 1920, ordonne à Nestor Makhno de se porter sur la frontière polonaise afin d'y combattre les forces de Jozef Pilsudski qui tiennent la dragée haute aux troupes rouges qu'elles vaincront finalement. Makhno refuse logiquement car pour lui, la « patrie » est l'Ukraine et non l'U. R. S. S. Il est, à nouveau, déclaré hors-la-loi et les partisans soviétiques le traquent. Durant l'été, c'est au tour de Wrangel d'attaquer pour le compte des blancs afin, semble-t-il, d'aider les troupes polonaises en fixant des contingents bolcheviks en Ukraine. De traqué et hors-la-loi, Makhno redevient, une nouvelle fois, l'allié « objectif » de Moscou ; mais s'il combat Wrangel, le batkho (père) a compris. Sitôt ce danger écarté en novembre 1920, Frounze qui commande les rouges, donne comme consigne à ses hommes d'attaquer les makhnovistes et de détruire leur chef, mais Makhno et les siens ont déjà repris le maquis.

On pourrait fort logiquement se récrier face aux prises de position successives et contradictoires de Nestor Mak¬hno ; ce serait oublier qu'il a combattu sur le terrain et que, jamais, il ne fut un théoricien de salon pouvant biaiser, feindre ; les makhnovistes connurent durant une brève existence deux dangers : celui consistant à une reprise en main de l'Ukraine par les blancs, et celui d'une conquête par les rouges. Makhno était pris entre le marteau et l'enclume, position assurément inconfortable et intenable.

Malgré des trésors d'intelligence tactique, de courage moral et physique, d'abnégation, la Makhnochtchina sera finalement vaincue et ses partisans anéantis.

En 1921, blessé, Makhno et quelques-uns de ses compagnons réussissent à traverser les lignes ennemies et à se réfugier en Roumanie. Il est temps, pour Moscou, de « normaliser » la situation en Ukraine. Elle le sera, et de façon radicale. C'est le 25 juillet 1934 que Nestor Makhno s'éteindra à Paris, pauvre et oublié. Seuls quelques « anars » l'entourent encore. Les amitiés fidèles sont rares et résis¬tent mal dans le malheur ; elles n’en sont que plus belles.

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Géographie de la Makhnochtchina

Sur une carte de l'Ukraine, on peut tracer une ligne qui, partant de Marioupol, Jdanov sur la mer d'Azov, passe par Bakhnout au nord, puis, vers l'ouest, à Iékatérinoslav (Dniepropetrvsk), descend vers Nikopol, puis vers Melitopol. Ce territoire makhnoviste forme un carré approximatif de 250 km sur 280, carré au centre duquel se trouve situé le village natal de Nestor Makhno, Gulyai-Polyé.

Les limites extrêmes de l'action des makhnovistes s'étendent, à l'ouest, jusqu'à Peregonovka et, au nord, à Kharkov. A noter, en passant, qu'une partie notable de la vaste bataille d'encerclements entreprise par la Wehrmacht en 1941, se déroulera dans cette région d'Ukraine.

On peut donc, grâce à la géographie, affirmer que Makhno fut un combattant ou guérillero régional, voire local, et qu'il répugna à quitter ce qui constituait, à l'époque, le gouvernement de Iékatérinoslav. N'oublions pas, en outre, que Makhno était surtout un paysan attaché par atavisme à sa terre, et que ses milices furent formées par ses voisins, des paysans eux aussi. Cela explique en partie son apparente versatilité faite d'alliances puis de luttes avec Petlioura et les bolcheviks. Nestor Makhno avait pris au sérieux les idéaux de Zemlja i Volja (Terre et Liberté) association fondée en 1861 par les frères Serno-Solovievitch avec l'accord d'Alexandre Herzen ; les zemlevolietsi seront les premiers opposants actifs et armés au, pouvoir tsariste.

Paysan, régionaliste, libertaire, Nestor Makhno ne fut, en fait, qu'un héritier non abâtardi de générations d'hommes pour lesquels la terre était aussi une sorte de religion.

II n'est pas exagéré de dire que les Anarchistes furent, de tout temps, les adversaires les plus craints du communisme. Oui, Lénine et Trotsky craignaient les « anars » plus qu'ils ne craignirent jamais les blancs, car les disciples de Bakounine et de Kropotkine possédaient — possèdent — une doctrine, alors que la plupart des blancs ne possédaient, eux, que des biens matériels (à défendre) ou une foi religieuse souvent tiède. Dès 1918, Moscou projeta l'image des pillards, des bandits anarcho-syndicalistes, et s'il est certain que Makhno et ses hommes ne se conduisirent pas toujours en êtres courtois, rappelons qu'une guerre civile ne ressemble jamais à la bataille de Fontenoy. La Vendée, chez nous, en est un exemple entre autres.

De plus, les anarchistes étaient classés comme irrécupérables par Lénine, alors que les ci-devant tsaristes allaient fournir bon nombre de spetz, c'est-à-dire des officiers et des fonctionnaires ralliés au régime communiste.

 

En quoi consistait la doctrine makhnoviste ?

Le « Manifeste » du 1er janvier 1920 dit, en substance, que toutes les terres des koulaks et des monastères devaient être réparties entre les paysans, que la liberté et le droit de parole devaient être l'apanage de tous, que paysans et ouvriers devaient former des conseils (soviets) indépendants, etc... Rien donc de très nouveau dans ce manifeste depuis Zemlja i Volja, mais derrière les mots, une détermination telle que les maîtres communistes ne pouvaient que prendre peur, d'autant que leur pouvoir était encore branlant et contesté.

drapeaux

Le batkho (père) de la Makhnochtchina devait donc tomber, et il tomba. Extrêmement dangereux sur le plan des idées, il était également un combattant de valeur qui devait défaire Denikine, Wrangel et la cavalerie rouge de Boudiény. Des mois durant, il mena contre blancs et rouges une guérilla meurtrière et ne succomba finalement que sous le nombre, ce qui est le sort de tous les isolés.

Cet autodidacte assimila en quelques années seulement la doctrine libertaire et fédéraliste de Proudhon alors connue dans les grandes villes de l'empire. Cette assimilation devint conviction lorsque Makhno comprit que les thèses proudhoniennes convenaient parfaitement aux paysans en général. Aux communes qu'il fonde en 1918, les communistes opposent leurs soviets théoriquement composés d'ouvriers, de paysans et de soldats, soviets que Lénine et ses adjoints réduiront à rien dès leur prise de pouvoir. Tandis que les makhnovistes tiennent un front de 100 km devant les forces de Denikine, les rouges attaquent Makhno sur les plans idéologique et militaire, sentant en lui une force capable de détacher l'Ukraine du système bureaucratique dit de « centralisation démocratique » qu'ils élaborent, système qui se forge, parallèlement, un bras séculier (policier et militaire) tel que nous le connaissons encore aujourd'hui.

L'écrasement des makhnovistes coïncidera avec celui des marins de Cronstadt en 1921, à une époque où les forces blanches sont vaincues. A cette époque-là, le souvenir d'une Ukraine autonome, celle que Simon Petlioura a tenté de recréer, est déjà loin. On peut d'ailleurs comparer la situation des anarchistes russes (ukrainiens...) avec celle des anarchistes espagnols (catalans...). Ces derniers étaient appelés à être écrasés, de toutes façons, même si le franquisme n'avait pas pris le pouvoir ; ils étaient, comme Makhno et les siens, coincés entre deux feux ; l'anarchisme hispano-catalan a prouvé, une fois de plus, que la notion d'Etat fort et centralisateur recueille bien des suffrages chez les hommes politiques et chez les militaires dont la « bible » se résume à peu près à ceci : le pouvoir, c'est nous, les autres doivent se taire ! Cet éventail politique ressemble à un kaléidoscope, nous le savons, et c'est bien pour cette raison que les fédéralistes européens sont, aujourd'hui, traités « d'anarchistes » !

L'épithète, mal comprise, mal interprétée, sert toujours lorsqu'il est question d'apeurer les foules et de les faire se réfugier dans le giron d'un pouvoir « fort et stable ». Regardez la carte du monde et faites le bilan de ce siècle dédié au « progrès humain » ; que de bruits de bottes !

Michel PELTIER

Source : Défense de l’Occident, Septembre -Octobre 1977

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