Catégorie : Terre et Peuple Magazine n°19 - Printemps 2004

TP19

Le numéro 19 de la revue Terre & peuple est consacré à la forêt, source et ressource, selon Ernest Renan, du génie des peuples européens. Pour d’autres peuples, ce sera, comme on sait, le désert, pour d’autres la mer, pour d’autres la steppe, voire la banquise. Dans son éditorial, Pierre Vial appelle les Européens rebelles à se regrouper et à s’entraider. Pour lui, c’est le réflexe du salut. Alors que, pour François Delacroix, la forêt, part primordiale de notre identité, est le refuge des rebelles et le lieu de leur ressourcement, pour Pierre Vial, elle exprime la conception du monde qu’ont les Européens. Cette conception est moniste. Au contraire des orientaux dualistes (ils opposent le Bien et le Mal, le ciel et la terre), les Européens expriment l’unité de ce monde par l’image de l’arbre, qui réalise la communion du monde chtonien et du monde ouranien, unissant la terre à la fois au ciel et au souterrain. Alors que la forêt est le lieu de l’initiation des jeunes guerriers, asile du sacré et de la sagesse des druides, le christianisme reprendra l’interdit biblique (Moïse avait ordonné de brûler les bois sacrés et interdit de planter des arbres symboliques). L’Eglise opposera la civilisation des villes à la sauvagerie inquiétante des forêts. Saint Martin et saint Boniface feront un carnage des arbres sacrés. Mais la force de la tradition réintroduira l’image de l’arbre dans les cathédrales gothiques, qui sont des ‘forêts de pierre’. Le bon Roi saint Louis rendra sa justice sous un chêne et saint Bernard ira jusqu’à enseigner: «Tu trouveras plus dans les forêts que dans le livres.», un thème que reprendra saint François d’Assise. Au contraire, Descartes, féru du dépouillement strict de l’abstraction rationaliste, reprendra à son compte la phobie monothéiste que nourrissent les hommes du désert pour l’inquiétant foisonnement de la forêt.

Le Professeur Jean Haudry, en éminent linguiste, relève que, pas plus que la guerre, qui pour eux est la condition normale de l’existence, la forêt, qui en est le cadre omniprésent, ne fait l’objet d’un nom indo-européen commun. Plus tard, le mot forêt viendra désigner, au contraire, ce qui est extérieur (fors = hormis) au cadre de vie civilisé, urbanisé, comme l’avait fait le mot latin silva, sylve, sauvagerie. Par ailleurs, le mot anglais wood est hérité d’une racine celtique qui voit la forêt comme séparation entre les terres défrichées, tandis que les mots allemands wald et wild évoquent à nouveau la solitude et la sauvagerie. Mais cette solitude n’est pas inhabitée: elle abrite des exclus, les brigands aux mœurs de loup, confréries masculines, Männerbünde chez les Germains, Fianna chez les Irlandais, Vrâtya chez les Indiens. Constituées en contre-sociétés, du type de celle que formaient Romulus et Remus à la fondation de Rome, ces confréries sont à l’origine du féodalisme. La forêt abrite encore d’autres exclus, de leur propre mouvement: les renonçants, ermites anachorètes. Cette forêt est donc bien le lieu de la liberté, un des idéaux de la pensée indo-européenne.

Intitulé ‘L’arbre triple dans l’Irlande ancienne’, l’article suivant est extrait de l’ouvrage fondamental de Bernard Rio, ‘L’arbre philosophal’, dont question dans le numéro 57 de RE (p.14). If, chêne et frêne, ou plutôt chêne, coudrier et pommier, l’arbre primordial serait triple et ses fruits évoqueraient la première fonction indo-européenne: le gland nourrit le sanglier, symbole sacerdotal; les noisettes tombent dans la rivière et sont absorbées par le saumon de la connaissance, autre animal de première fonction; la pomme s’identifie à l’Autre Monde irlandais. Les trois sont indissociables, comme le sont le corps, l’âme et l’esprit.

Dans sa contribution, intitulée ‘Merlin le sylvain’, Guillaume Guégan énumère les aspects multiples de l’archétype Merlin, traité par une dizaine d’auteurs médiévaux. Né d’une vierge et d’un démon incube, il passerait bien pour l’Antéchrist. Il n’est pas seulement devin, mais aussi faiseur de rois, initiateur de l’ordre guerrier de la Table Ronde, guide spirituel, précepteur du chevalier parfait, philosophe, démiurge. Il est d’abord sylvain. Ses pouvoirs magiques ne sont que les manifestations extérieures de sa connaissance spirituelle. Tel un druide, il parle avant le roi et au-delà du royaume. Mais il est d’abord sylvain et c’est dans la forêt qu’il se ressource. Sa vie se passe, d’ailleurs, en allers-retours, des bois à la cité où il laisse roi, femme et château, pour rejoindre sa forêt au galop du cerf qu’il chevauche, pour retrouver l’ermite Blaise (bleiz = loup en breton) pour l’ultime initiation. Au prêche de saint Cado qui s’efforce de le convertir, Merlin répond par le hurlement du loup, car il considère la victoire du christianisme comme une décadence.

En conclusion du dossier, Olivier Chalmel traite, dans la ligne d’Ernst Jünger, d’une forêt intérieure, mentale, au tréfonds de l’archaïque qui est en chacun de nous. Il s’agit de se retrouver soi-même, de retrouver son centre, préalable indispensable pour reconquérir le champ social, et Oliver Chalmel cherche à cet effet l’appui du romancier finlandais Arto Paasilinna. Quiconque se distancie du carcan des idéologies dominantes (rationalisme et monothéisme) est un rebelle et la forêt est son refuge naturel. Dans le ‘Traité du rebelle ou le recours aux forêts,’ Ernst Jünger dessine la figure du Waldgänger (celui qui s’en va dans la forêt), le proscrit du moyen âge scandinave, qui refuse de se laisser prescrire sa loi par le pouvoir. Pour sa résistance, il fait appel à des pouvoirs bien supérieurs aux force temporelles, car recourir aux forêts, c’est sortir mentalement des normes. C’est aussi rechercher son centre, dans le sens où Ernst Jünger écrit: «Chacun sait que des centres de forces originelles sont contenus dans le paysage changeant.» En touchant à cela, on dépasse les mots, les écoles, les confessions, pour apprendre à vénérer ce dont elles tirent leur vie, une parcelle ou un symbole de l’Autre Monde. Toute forêt est un centre, toute pérégrination forestière un appel à un voyage intérieur, le retour à soi-même d’un être dénaturé.

 

Léon Lecocq

In Renaissance Européenne n°60

FaLang translation system by Faboba