Eléments – N°50 – Printemps-été 1984

On s’aperçoit, depuis quelques années, que l’archéologie - pas plus qu’aucune autre science - ne saurait être "neutre". Elle apporte en effet des enseignements qui, qu’on le veuille ou non, étayent ou démolissent telle ou telle thèse touchant à l’histoire des sociétés humaines, depuis les premières, les plus lointaines étapes que l’on puisse identifier (et ce compte à rebours a fait, depuis une vingtaine d’années, d’impressionnants progrès) jusqu’aux stades les plus récents des développements culturels (ne parle-t-on pas couramment, désormais "d’archéologie industrielle" ?). Du coup, l’archéologie - quoi qu’en aient certains archéologues qui voudraient ne pas avoir à lever le nez de leur champ de fouilles - se trouve au cœur de virulents débats idéologiques. C’est ce que démontre l’œuvre de l’éminent universitaire britannique Colin Renfrew, directeur du département d’archéologie à l’université de Cambridge. En publiant Les origines de l’Europe (Flammarion 1983), il vient de sortir du placard un cadavre dont on n’a pas fini de parler (1). Ce cadavre, c’est la vieille thèse de l’Ex oriente lux (la lumière vient de l’orient). Autrement dit, selon cette théorie - disons plutôt ce postulat, lié à une vision "biblique" de l’histoire -, culture et civilisation sont nées quelque part entre le bassin oriental de la Méditerranée et la Mésopotamie. L’orient est, dans l’histoire de l’humanité, le berceau de la civilisation, de toute civilisation. Puis, à partir de ce foyer oriental, culture et civilisation ont été exportées vers les terres et peuples d’Europe, dont le caractère sauvage a été progressivement amendé par les bénéfiques influences orientales. Schéma simpliste ? Il n’y a pas si longtemps, le très distingué préhistorien Gordon Childe, dont les convictions marxistes étaient par ailleurs bien connues (et ceci explique cela), écrivait tranquillement (dans la revue Antiquity, en 1958) que l’évolution de la préhistoire pouvait se résumer en un "rayonnement de la civilisation orientale sur la barbarie européenne". Comme on le voit, il n’abusait pas des nuances… La thèse diffusionniste (pour lui donner le nom savant qu’utilisent les universitaires) considérait donc que l’essentiel du travail des préhistoriens et protohistoriens devrait être de reconstituer les étapes par lesquelles les progrès techniques venus du Proche-Orient étaient parvenus jusqu’aux rivages de l’Atlantique. Quelqu’un qui aurait timidement évoqué l’hypothèse d’une origine purement européenne des constructions mégalithiques - l’impressionnant ensemble de Stonehenge, par exemple - se serait vu rire au nez, traité d’imposteur ou, au mieux, d’illuminé.

Aujourd’hui, personne ne pourrait traiter d’imposteur ou d’illuminé Colin Renfrew, dont les travaux font autorité dans le monde scientifique. Et pourtant, il en est certains que cela doit démanger… Car Renfrew vient de provoquer une révolution - plusieurs commentateurs ont d’ores et déjà utilisé le mot - en matière archéologique. Il parle, lui, plus modestement, de "crise" dans l’étude de la préhistoire. Et il s’en explique : "Les archéologues s’aperçoivent, dans le monde entier, qu’une bonne part de ce que nous présentent nos manuels est inadéquat, parfois faux, purement et simplement. (…) Le grand choc, la péripétie peu imaginable il y a quelques années encore, c’est que la préhistoire, telle qu’on nous l’a enseignée, se fonde sur des hypothèses qui ne peuvent plus être tenues pour valides. (…) La plupart d’entre nous, par exemple, ont appris à croire que les pyramides égyptiennes sont les monuments de pierre les plus vieux du monde ; que c’est au Proche-Orient, dans les terres fertiles de Mésopotamie, que l’homme a construit ses premiers temples ; et que c’est là aussi, dans la patrie des premières grandes civilisations, que la métallurgie a été inventée. Le travail du cuivre et du bronze, l’architecture monumentale, plus d’autres techniques, auraient été transmis aux populations moins avancées des territoires voisins et, graduellement, se seraient diffusés sur une grande partie de l’Europe et le reste du Vieux Monde. Les premiers monuments préhistoriques de l’Europe occidentale, les tombes mégalithiques aux pierres colossales, fourniraient un exemple très frappant de cette diffusion culturelle. (…) Ce fut donc un vrai choc d’apprendre que tout cela était faux, que les sépultures mégalithiques de l’Europe occidentale sont plus anciennes que les pyramides – en fait, qu’elles se qualifient comme les plus anciens monuments de pierre du monde."

À la base du révisionnisme développé par l’école de la "nouvelle archéologie" (où Renfrew côtoie d’éminents chercheurs comme L.R. Binford et J.G.D. Clark) l’on trouve des problèmes de datation. C’est en effet une chronologie traditionnelle, utilisée depuis le XIXe siècle, qui est remise en cause par les techniques nouvelles - ce que Renfrew appelle les "révolutions du radiocarbone". L’échelle chronologique traditionnelle reposait sur les points de repère que l’on connaît, depuis longtemps, concernant l’histoire égyptienne - listes royales, avec durée des règnes, établies à l’époque pharaonique. En prenant en compte les relations historiquement établies, entre l’Egypte et les puissances voisines, on dressait un tableau général de l’état du monde pré et protohistorique, dans lequel les sites européens ne pouvaient être, eux, que beaucoup plus récents, puisque nés de l’imitation de l’Orient… Qui aurait osé envisager que les premiers dolmens bretons puissent être antérieurs aux plus anciennes pyramides égyptiennes, datées de -2.700 ? Et qui aurait contesté que les constructeurs de mégalithes du nord-ouest européen ne pouvaient être que de lointains et maladroits imitateurs des architectes égyptiens ?

Ce tableau bien ordonné a été bouleversé en quelques années. Cela ne va pas sans quelques traumatismes. "Après tout, note avec humour Colin Renfrew (2), il n’y a pas plus d’un siècle que les chercheurs ont renoncé à prendre la Bible au pied de la lettre lorsqu’elle estimait que le monde avait été créé en sept jours, l’an 4004 avant J.C."… Toujours est-il que la datation au radiocarbone a obligé à des révisions déchirantes. Mais en apportant à l’archéologie la réponse à une grande et vieille question : comment dater un objet, un site, non en fonction de traditions littéraires mais par un procédé authentiquement scientifique ?

Résultat des progrès de la physique atomique, la datation au radiocarbone, mise au point en 1949 par W.F. Libby, repose sur des principes simples : le carbone 14, isotope radioactif du carbone, est présent dans toutes les matières organiques (végétales et animales). À la mort d’un organisme, le C14 se décompose progressivement, en émettant un rayonnement mesurable. En mesurant la radioactivité restante, dans un morceau d’os, des céréales ou toute autre matière organique, on peut dater l’échantillon (3). Cette technique de datation, d’abord beaucoup critiquée - il n’est pas facile, psychologiquement, de voir remis en cause, voire bouleversés, les résultats de ses travaux, surtout si l’on est un chercheur déjà… disons d’un certain âge - s’imposa cependant progressivement dans les années soixante. Mais certaines faiblesses de la méthode du radiocarbone continuaient à poser question. Ainsi le créateur de cette méthode, Libby, supposait que la concentration de carbone chez les êtres vivants était restée constante à travers le temps, de sorte que, dans un échantillon examiné, la concentration originelle de carbone 14, à l’époque où il était vivant, était la même que chez tous les êtres vivants d’aujourd’hui. Or nous savons maintenant que cela est inexact : la concentration de radiocarbone dans l’atmosphère, et donc chez les êtres vivants, a considérablement varié. Ainsi, il y a six mille ans, elle était beaucoup plus forte qu’elle ne l’est aujourd’hui. Cela, nous le savons grâce à une nouvelle technique, la dendrochronologie, qui permet de corriger, quand il le faut, les datations obtenues au C14 (la dendrochronologie permet ainsi de conforter, en lui apportant les nuances nécessaires, la datation au radiocarbone, alors que certains auraient voulu en tirer l’argument pour l’illégitimer.)

La dendrochronologie, que Renfrew n’hésite pas à appeler "la seconde révolution du radiocarbone" en raison de ses conséquences spectaculaires en matière de chronologie archéologique, repose sur une observation simple. Chacun sait, en effet, que la croissance des arbres, au printemps, produit chaque année un anneau dans le bois. Si l’on compte la série de ces anneaux sur une section de tronc, on peut calculer l’âge de l’arbre au moment où il a été abattu. C’est en partant de ce principe - et en tenant compte de la variabilité de l’épaisseur et de la densité des anneaux annuels en fonction des facteurs climatiques - que des séquences continues ont été dressées, portant sur plusieurs millénaires. Les travaux effectués par Edmund Schulman et Charles Wesley Ferguson ont été déterminants : ils ont exploité l’extraordinaire source d’information que constitue le Pinus aristata de Californie - un arbre qui, dans les White Mountains, atteint plusieurs millénaires d’existence (un Pinus de 4900 ans a été identifié, reconnu comme le plus ancien être vivant du monde !). Les possibilités de datation qu’apportent le radiocarbone et la dendrochronologie (complétés par d’autres techniques, comme l’utilisation de la thermoluminescence) ont bouleversé les chronologies traditionnelles, sur lesquelles s’appuyaient les tenants du diffusionnisme. Il faut en effet, désormais, vieillir considérablement les sites européens – et il devient du coup insoutenable de prétendre que ceux-ci résultent d’une "imitation culturelle" des sites orientaux puisqu’ils leur sont largement antérieurs. Ainsi, les plus anciens mégalithes bretons sont datables du Ve millénaire (le dolmen de Kercado, par exemple, remonte à environ –4 800) alors que les plus anciennes pyramides égyptiennes furent élevées vers -2.700. Stonehenge, qu’on voulait inspiré de Mycènes, est édifié dès le IIIe millénaire. On remonte encore plus loin dans le temps avec les sites d’Europe centrale. La culture de Vinca, présentée par V. Gordon Childe comme une étape dans la diffusion d’une " colonisation " partie de Troie (vers -2000), est datée aujourd’hui, par le radiocarbone, de la fin du VIe millénaire et de la première moitié du Ve. Un tel "fossé chronologique" de 2500 ans perturbe évidemment, pour le moins, le postulat diffusionniste. Il y en a bien d’autres. Il est, par exemple, désormais assuré que les premiers centres de la métallurgie du cuivre, établis dans l’extrême sud de l’actuelle Russie, en Bulgarie et en Yougoslavie, ont connu un développement autonome, dès le Ve millénaire, indépendamment donc de toute influence orientale. Le site de Varna, au bord de la mer Noire, daté de –4.500, a livré de spectaculaires objets en or - alors qu’au Proche-Orient l’or n’apparaît que 1.500 ans plus tard (4). Ajoutons qu’un autre argument-choc traditionnellement avancé par les tenants de la primauté orientale - l’écriture est née à Sumer (où les premières tablettes apparaissent vers -2.330) - s’écroule lui aussi : des plaquettes gravées ont été mises à jour en Roumanie et en Bulgarie sur des sites désormais datés de -3500 à -3000.

Ainsi est anéanti le bel enchaînement diffusionniste (une transmission culturelle qui, partie du Proche-Orient, aurait gagné par étapes l’Egée, la Méditerranée orientale et l’Europe danubienne, puis l’Europe occidentale). À sa place s’impose l’image d’une pluralité de foyers culturels, autonomes, développés en Europe antérieurement aux civilisations proche-orientales (5). Un constat qui a un poids idéologique comparable à celui de la thèse polygénétique qui s’impose désormais en anthropologie, en éliminant celle de la monogénèse, directement liée à l’idéologie biblique (au commencement était Adam, et de cette unique racine sont nés les divers rameaux humains…)

C’est, en fait, une nouvelle façon d’appréhender l’archéologie que propose Renfrew. "Ce qui a transformé, écrit-il, l’archéologie préhistorique, à mon sens, c’est qu’on n’y parle plus d’objets, mais de sociétés, et qu’on est passé de l’étude du matériel des fouilles à celle des relations entre les différentes catégories de données utilisables. Autrefois, les soins les plus méticuleux étaient apportés au classement, à la comparaison et à la datation du matériel, comme si ces reliques inanimées étaient le principal objet d’étude. La tâche que l’on jugeait alors fondamentale était la classification du matériel recueilli (…) Aujourd’hui, les objectifs sont plus ambitieux. Il s’agit de parler de façon sensée des sociétés dont ces objets sont les vestiges. De discuter de leur environnement et de leurs moyens d’existence, de leurs techniques, de leur organisation sociale, de la densité de leur population, etc., et, à partir de ces paramètres, de construire un tableau et une explication des changements qui s’y produisirent (…) Le nouveau paradigme qui fait son apparition dans le domaine de l’archéologie préhistorique sera composé en fonction des interrelations de six ou sept paramètres fondamentaux que nous pouvons reconnaître comme déterminants du changement culturel. Il rattachera la croissance de la population et sa densité au modèle de subsistance et aux changements de ce modèle. Il liera ces facteurs à l’organisation sociale et aux contacts (y compris le commerce et l’échange) entre les communautés voisines et les régions adjacentes. Et enfin il analysera comment tout cela a pu influencer et déterminer la structure des perceptions et des croyances de la société, y compris l’art et la religion, et comment ces derniers, à leur tour, ont commandé le mode d’exploitation de l’environnement et les techniques de base utilisées en l’occurrence".

Ainsi, l’un des constats les plus suggestifs de Renfrew porte sur la "dimension sociale" que suppose une culture comme celle des mégalithes. Des structures communautaires hiérarchisées, organiques, (Renfrew utilise le terme de "chefferies"), sont indispensables à la réalisation de grands monuments, qui traduisent, dans le paysage, la signification d’une telle organisation sociale. "Je soutiens, dit Renfrew (6) , que l’on peut considérer ces monuments, non seulement comme des sépultures, mais aussi comme des centres publics, souvent utilisés comme lieux de rencontre, peut-être pour tout un ensemble de cérémonies rituelles visant à relier l’ensemble de la communauté à ses ancêtres aussi bien qu’à ses morts les plus récents."

Les travaux de Renfrew apportent une vision nouvelle, proprement révolutionnaire, des sociétés protohistoriques et, donc, des sources de la culture européenne. On attend avec intérêt les réactions qu’ils devraient, logiquement, provoquer. (7)

1 - L’édition originale du livre, sous le titre Before civilization, date de 1973. Colin Renfrew avait, dès 1967, attiré l’attention des spécialistes en publiant un article intitulé Colonialism and Megalithismus dans la revue Antiquity. En France, un article de Paris-Match consacré à Renfrew et publié en janvier 1974 (Désolé, mais la civilisation vient du froid) n’avait apparemment pas ému grand monde. Sans doute certains farouches tenants des thèses diffusionnistes – voir plus loin – avaient-ils jugé plus prudent de ne pas lever un tel lièvre…

2 - Pour une archéologie sociale in Sciences et Avenir, septembre 1973.

3 - Le C14 perd la moitié de sa radioactivité en 5730 ans ; la moitié de la radioactivité restante met à son tour 5730 ans pour disparaître ; et ainsi de suite.

4 - Cf. Colin Renfrew, Varna and the social context of early mettallurgy in Antiquity, novembre 1978.

5 -Par ses travaux, Renfrew confirme les intuitions d’auteurs plus anciens (entre autres, Kossinna, Aberg, Bosch-Gimpera,Schuchhardt) qui avaient réagi contre le diffusionnisme de Childe.

6 - L’archéologie sociale des monuments mégalithiques, in Pour la science, janvier 1984.

7 - On peut espérer (?) la traduction de plusieurs ouvrages importants de Renfrew, en particulier The emergence of Civilisation. The Cyclades and the Aegean in the Third Millenium B.C.  (Methuen & Co., London, 1972) et Problems in Europan Prehistory  (Edinburgh University Press, Edinburgh, 1979).

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