L’automobiliste prudent qui met un fer à cheval dans son coffre ou le paysan qui le cloue au-dessus de sa porte d’entrée seraient bien en peine d’expliquer un geste qui suscite l’ironie des esprits forts et que les clercs taxent avec empressement de superstition. Ce faisant, ils se placent pourtant dans le droit fil d’une tradition millénaire, reposant sur la vénération que les peuples indo-européens ont manifesté de tous temps à l’égard du cheval, l’animal sacré par excellence.
 

Beaucoup d’historiens, négligeant par a priori idéologique le facteur décisif que fut l’esprit d’entreprise de ces peuples, attribuent à des raisons purement techniques, dont l’utilisation du cheval, la supériorité historique des Indo-Européens sur les groupes humains qu’ils ont soumis dans leur marche vers le sud et à l’est, à travers l’Europe et l’Asie (1). Si l’on doit donner comme raison première de l’expansion indo-européenne la volonté de puissance des peuples qui l’ont réalisée, il est bien vrai que les populations du Proche-Orient ont été frappées de terreur devant les chevaux et les chars de combat utilisés par les conquérants indo-européens. Ce sont les aristocrates indo-européens régnant sur le peuple hourrite qui, en Mésopotamie du Nord, apportèrent au IIe millénaire ce décisif progrès technique, cependant que l’Egypte apprit à connaître le cheval avec l’arrivée des Hyksos.

 

Le prestige qui s’attache au cheval chez les Indo-Européens se manifeste par une coutume s’affirmant, avant même les vagues d’expansion indo-européenne vers l’Orient, au IVe millénaire avant notre ère. Il s’agit de l’ensevelissement de la monture au côté de son maître, dans des sépultures où se retrouvent aussi armes et bijoux qui marquent le rang du défunt. Marija Gimbutas signale (2) la présence de restes de chevaux dans les Kurgans, tumuli de terre ou de pierres utilisés par les peuples qui, venus de la vallée du Danube, ont mis fin à la civilisation vieille-européenne de la mer Noire, et du Caucase, et qu’elle considère comme les premiers Indo-Européens, suivie en cela par Stuart Piggott et C. Chard. Pour les peuples subjugués par les invasions indo-européennes, le cheval apparaît tout naturellement lié aux hommes venus du nord. La mythologie des Hellènes en porte d’ailleurs témoignage, puisque l’Iliade mentionne que les fiers coursiers aux longues crinières sont nés de Borée. Or Borée, fils d’un Titan et de l’Aurore, est la personnification du vent du nord.

 

Lorsque l’expansion indo-européenne submerge l’empire égyptien, au XVIIe siècle avant notre ère, le règne des Hyksos qui en résulte est à ce point caractérisé par l’utilisation du cheval que Jean-Rémy Palanque peut écrire : "Avec eux commence l’âge du fer, qu’on peut aussi appeler l’âge du cheval, car outre ce métal nouveau, précieux pour l’armement comme pour l’outillage, ils apportent cet animal nouveau, attelé au char de guerre comme à la charrue" (3). L’archéologie apporte de précieuses indications sur des pratiques liées très tôt, semble-t-il, au culte du cheval chez les Indo-Européens et reposant sur l’hippophagie sacrée. La consommation rituelle de viande de cheval apparaît en effet pratiquée chez les Hyksos, ainsi qu’en témoignent des restes de sacrifices de chevaux retrouvés à Gaza (Palestine) sur un site hyksos, l’examen des ossements ayant montré que ces chevaux sacrifiés avaient été découpés et mangés au cours d’un banquet rituel (4).

 

D’autres témoignages archéologiques illustrent la place tenue par le cheval dans les civilisations indo-européennes édifiées en Orient, tels le bas-relief hourrite de Tell-Halaf (XVe siècle avant notre ère), représentant un cavalier armé, ou le fragment de mors en bronze de Luristan (Iran) qui date, lui, du VIIIe siècle avant notre ère, le motif du cheval et du cavalier apparaissant dès le XIIIe siècle dans le nord de l’Iran, d’où il se répandit, à travers les montagnes, dans les steppes. Après les Hittites, auteurs des premiers traités connus portant sur le dressage des chevaux, les Perses eurent la réputation de cavaliers émérites et de grands éleveurs de chevaux. Sur une tablette d’or écrite, avec des caractères cunéiformes, en vieux-perse et trouvée à Hamadan, le roi perse Ariaramme (vers 640-590) affirme avec fierté : "Ce pays des Perses que je possède, pourvu de beaux chevaux et d’hommes braves, c’est le grand dieu Ahûramazda qui me l’a donné". Monter à cheval et tirer à l’arc, telles sont, dans la tradition perse, les qualités premières du guerrier. C’est dans l’empire perse qu’apparaît l’élevage sélectif des chevaux et la réputation de certaines contrées en ce domaine est telle que la Cappadoce (conquise par les Perses au VIe siècle avant notre ère, ancien cœur de l’empire hittite, protectorat romain dès le premier siècle avant notre ère) fournissait encore en coursiers le bas-empire romain friand de courses de chevaux, cependant que, sous Justinien, la remonte de l’armée romaine se faisait grâce aux haras de l’est de l’Asie mineure (5). La lourde cavalerie cuirassée des cataphractaires qui était utilisée dans les armées byzantines était d’ailleurs imitée des Perses (6). Le caractère aristocratique attaché à la cavalerie et, d’une façon plus générale, à tout ce qui concerne le cheval, semble bien avoir été la caractéristique des sociétés indo-européennes (7).

 

L’Iliade place dans la bouche des héros, tant grecs que troyens, des discours guerriers où le cheval – de même que le char de guerre qui en est inséparable – est fréquemment exalté. Ainsi, Agamemnon lance à ses compagnons : "Que chacun aiguise bien sa lance et mette son bouclier en état, qu’il donne à ses chevaux rapides une bonne ration, et se prépare à l’assaut, en examinant bien son char de toutes parts" (8). Il est promis aux vaillants qu’ils retourneront un jour "dans Argos nourricière de chevaux et en Achaïe où les femmes sont belles", cependant que les Troyens, adversaires valeureux, sont fréquemment appelés – marque d’estime – "les dompteurs de chevaux". Pour faire honneur à la dépouille de Patrocle, son "ami sans reproche", Achille sacrifie quatre cavales sur son bûcher funéraire. Les Troyens, quant à eux, trouvent tout naturel que les Grecs aient édifié un gigantesque cheval en bois pour honorer leurs dieux avant de  rembarquer.

 

A Rome, le rite sacrificiel du cheval d’octobre tient une grande place dans la vie religieuse de la cité. Georges Dumézil, qui a consacré récemment une étude très fouillée à cette tradition (9), en résume ainsi la signification (10) : "On sacrifie sur le Champ de Mars, le jour même des Ides, c’est-à-dire au milieu, au "sommet" du mois, un cheval de guerre qui a prouvé sa valeur en remportant la victoire dans une course de chars. On le tue à coups de javelot, puis on coupe la tête et sa queue. La tête, deux équipes se la disputent comme un ballon. Une équipe représente le quartier de la Voie sacrée. Si c’est elle qui l’emporte, la tête sera accrochée dans la maison royale, nom que la Rome républicaine avait conservé aux bureaux du grand Pontife. Si l’autre équipe l’emporte, la tête ira sur un bâtiment dans les faubourgs de la cité. Cela représente un certain échec pour le rituel et quelque chose de menaçant pour la ville."

 

Quant à la queue, elle était confiée à un coureur qui se dirigeait aussi vite que possible vers la maison royale, située à environ un kilomètre du Champ de Mars. Il devait y arriver avant que le sang ne soit entièrement coagulé, pour pouvoir arroser l’autel des quelques gouttes contenues dans le moignon. Là aussi, l’aléatoire est présent et l’échec possible (…). Cette cérémonie s’explique au mieux par la comparaison avec une des cérémonies royales de l’Inde. La plus auguste, la plus ambitieuse d’entre elles comporte précisément le sacrifice d’un cheval. Elle ne constitue pas une consécration, mais plutôt, pour le roi déjà régnant, la marque de sa suprématie sur ses voisins. En effet, le cheval qui sera sacrifié est lâché en liberté pendant toute une année. Il doit pouvoir parcourir les pays avoisinant sans être tué ou enlevé. S’il meurt par accident ou par maladie, le sacrifice n’est plus possible. Ainsi, en Inde, les risques sont courus par le cheval vivant, à Rome, par les morceaux de son cadavre.

 

On peut donc dire, et d’autres détails le montreraient, que les Indiens et les Romains ont utilisé, de façon différente, une même théorie des vertus de ce sacrifice, dont le lien à la souveraineté est indéniable. Cette fête, chez les Romains, capitalise, en effet, les résultats de la saison guerrière. Des victoires ont été remportées sur des champs de bataille. Il faut encore qu’elle profitent à l’Etat romain. Et le rituel assure ce passage de Mars à Jupiter.

 

Il est d’ailleurs possible de montrer que les diverses cérémonies royales indo-européennes ont survécu, sous des formes diverses, chez les Romains de la République, alors que leurs cousins de l’Inde les conservaient d’une façon plus systématique. Le sacrifice du cheval, à Rome, n’est que le vestige le plus voyant.

 

L’offrande du cheval est une coutume que l’on retrouve chez tous les peuples indo-européens. Nous avons déjà dit que Marija Gimbutas en a trouvé des manifestations dans la civilisation des Kurgans, dès le IVe siècle avant notre ère. On la rencontre, maintes fois affirmée, dans les civilisations proto-historiques et historiques qui, à l’issue de l’expansion indo-européenne, s’étendirent de l’Atlantique à l’Indus. Hérodote (11), décrivant l’inhumation d’un prince scythe mort au Ve siècle avant notre ère, écrit que cinquante serviteurs et autant de chevaux furent alors étranglés ; on empala sur de longues perches les chevaux vidés et empaillés ; les cadavres humains furent mis en selle sur eux et empalés de même. Dans des puits funéraires d’époque gallo-romaine, on a retrouvé, dans la Vienne, des restes de chevaux (12) qui attestent que le cheval suit son maître dans la tombe en Gaule comme il le fait, au témoignage de Tacite (13), en Germanie. La pratique est fréquente chez les Francs (sépultures en Hesse, à Ulm, en Westphalie) et les Alamans, où l’on rencontre d’ordinaire les restes de l’animal aux pieds du squelette du guerrier, le cheval, accompagné du mors et des garnitures de la bride, étant souvent décapité, sans doute parce que l’on fixait au sommet du toit de la demeure son chef doué de vertus phylactériques (14). En France, l’archéologie a fourni des preuves de cette tradition aussi bien en Normandie et en Champagne qu’en Lorraine, le cas le plus célèbre étant sans doute fourni par la célèbre tombe du roi Childéric Ier, à Tournai, qui renfermait une tête de cheval (15). Il en va de même en Angleterre, en Scandinavie (fouilles récentes de Bornholm), en Russie (site de Prokovsk, VIe siècle de notre ère), en Transylvanie (site de Kolozvar, vers l’an mil) (16). E. Salin rapporte une survivance assez extraordinaire de la tradition : en 1781, à Trêves, le cheval d’un chevalier de l’ordre teutonique fut, selon les rites de l’ordre, immolé sur le cercueil du défunt (17). Chez les Grecs de l’époque homérique, des courses de chevaux faisaient partie des rites funéraires ; sur les pierres dressées du sépulcre de Kivik, en Scanie, datant de l’âge du bronze, sont sculptés des chevaux affrontés : par ce rapprochement, nous voyons au sud et au nord de l’Europe la même valeur symbolique attachée au cheval.

Valeur symbolique qu’exprime mieux que toute autre coutume la consommation de la viande de cheval. Présente chez les Hyksos, comme nous l’avons noté plus haut, l’hippophagie est chez les Germains, dans les premiers siècles de notre ère, une des manifestations les plus sûres de leur appartenance à la communauté païenne. Derrière un acte apparemment anodin, l’Eglise voit avec raison l’affirmation d’une vision du monde incompatible avec celle qu’elle propage. En effet, note R.L.M. Derolez, "lorsque les hommes se réunissaient pour un tel repas, on n’était jamais sûr qu’il ne s’agissait pas d’un sacrifice païen" (18). Aussi l’Eglise traque-t-elle, dès qu’elle en a les moyens, ce que le pape Grégoire III, écrivant à saint Boniface qui butte dans son apostolat sur des pratiques païennes encore solidement ancrées au VIIIe siècle en Germanie, appelle "une pratique immonde et exécrable" (19). Déjà, au IVe siècle, La Passion de Saint-Saba estime que le paganisme des Wisigoths des bords de la mer Noire est décelable au fait qu’ils mangent de la "viande sacrée" (20). Dans les régions qui furent les derniers bastions de résistance – tout au moins officielle et au grand jour – du paganisme, la disparition de l’hippophagie fut considérée comme un signe marquant des progrès de la christianisation. Ainsi, c’est seulement au temps de saint Olaf (début du XIe siècle) que la consommation de viande cheval fut extirpée de Scandinavie, en même temps que l’autorisation du culte païen en privé, alors que jusque-là l’Althing avait couvert de son autorité cette tradition (21). En ce qui concerne les Germains, Grimm note que la renonciation à l’immolation des chevaux, pour les manger ensuite, était le signe distinctif de ceux qui se convertissaient au christianisme (22). Les efforts de l’Eglise aboutirent, ici comme ailleurs, à une inversion des valeurs : la viande de cheval, auparavant nourriture sacrée, devint objet de répulsion au point qu’aujourd’hui encore, chez certains peuples européens, un mépris marqué s’attache à son utilisation, sans que l’homme de la rue, bien entendu, soit capable de dire pourquoi. Au Moyen Age, seuls des marginaux, le plus souvent délinquants affectés aux basses besognes, manipulaient la viande chevaline. A leur mort, le clergé n’acceptait pas que leur dépouille suivit le parcours habituel des funérailles normales, mais l’on devait passer, plus ou moins subrepticement, le cercueil au-dessus du mur du cimetière. Pour avoir approché de trop près la viande diabolique, ces hommes restaient des maudits dans la mort après l’avoir été dans la vie.

 

Dans la perspective païenne, les têtes des chevaux sacrifiés, consacrées aux dieux, étaient chargées de vertus magiques. En témoigne, par exemple, la légende du cheval de Falada, symbole même de la fidélité et dont la tête, clouée au-dessus d’une porte d’enceinte, parle à la maîtresse captive lorsque celle-ci franchit la porte. Protecteurs, les chefs des chevaux étaient fixés, chez les Scandinaves, à des perches appelées Neidstangen et on les tournait, la bouche maintenue largement ouverte par des tiges de bois, dans la direction d’où devait venir l’homme auquel on voulait du mal (23). De même que pour l’hippophagie, l’Eglise mena un long combat pour faire disparaître de telles pratiques. Le pape Grégoire le Grand, au VIe siècle, exhorte la reine Brunehaut à réprimer "les sacrifices sacrilèges faits au moyen de têtes d’animaux" (24) et le concile d’Orléans (541) excommunie tous ceux qui porteraient un culte coupable aux têtes de chevaux (25). Comble d’ironie, le futur saint Germain, avant de passer du bon côté, avait la curieuse habitude de suspendre aux branches d’un arbre, au centre de sa bonne ville d’Auxerre, des têtes d’animaux ; ce qui exaspérait l’évêque Amator, qui profita d’une absence de Germain pour faire abattre l’arbre dressé comme un défi à la normalisation chrétienne. Curieuse tentative de récupération chrétienne, sans doute, de la vénération attachée au chef du cheval, on distingue à l’église de Pérignac (Charente Maritime), près du portail de la façade ouest, vingt masques de chevaux à l’archivolte de l’encadrement d’une fenêtre (26). Aujourd’hui encore on rencontre en certaines régions d’Allemagne du nord deux têtes de chevaux entrecroisées placées au pignon des maisons (27) : belle illustration de la vigueur qu’ont conservée certaines traditions païennes, malgré interdits et tabous.

 

Les peuples ressentent le besoin de faire figurer les symboles de leurs croyances sur les objets qui meublent leur vie quotidienne. Présent, en ronde bosse et au naturel, sur de nombreuses fibules proto-historiques (28), le cheval figure fréquemment sur des bijoux de la Tène, sur des monnaies celtiques, puis se retrouve dans l’art provincial romain (29). Représenté – continuité révélatrice d’une filiation culturelle – sur des objets d’époque mérovingienne, il constitue le corps de plusieurs petites fibules de bronze doré trouvées en Bourgogne et en Suisse, datables du VIe siècle (30). Sur un vase de terre grise provenant d’Ile de France (vers 600), une frise obtenue à la roulette déroule une curieuse procession équestre (31). Couverts de cercles oculés ou inscrits dans des rouelles ajourées (trouvées en Flandres, en Italie du nord, en Westphalie), les chevaux représentés sur les objets du haut Moyen Age ont un caractère phylactérique évident. Certaines fibules et rouelles, de même que des plaques-boucles (Bourgogne et Picardie), sont ornées d’un cavalier aux bras levés ou étendus, "figuration très ancienne du héros cavalier, témoin de croyances appartenant à un fonds commun de l’humanité indo-européenne" (32), image d’une chevauchée funèbre correspondant à ce que Fernand Benoit a appelé l’héroïsation équestre (33). Un cavalier armé de la lance tient une place particulière dans l’iconographie germanique : représenté sur une garniture de bouclier de facture lombarde (34), des rouelles trouvées en pays alaman (35), des stèles (36), il s’agit du dieu Wotan, que l’on retrouve, monté sur son cheval Sleipnir et accompagné de ses deux corbeaux Hugin et Munin, sur les appliques de bronze de Wendel, en Suède (37). Chez les Celtes, c’est une déesse, Epona, qui est toujours montée sur un cheval, cependant que dans la mythologie grecque les coursiers les plus connus sont ceux qui tirent le char solaire, le char d’Apollon. Sur l’ensemble de l’aire d’expansion des Indo-Européens, le symbolisme équestre est présent (38).

 

La valeur symbolique du cheval est double. Etre chtonien, créature des ténèbres, il est le messager de la mort ; être solaire, porteur de lumière, il représente le triomphe de la vie. Il y a là toute la vision du monde indo-européenne, qui voit dans l’existence des contraires – que le Moyen-Orient interprète en termes dualistes – non un antagonisme essentiel et éternel mais une alternance et une complémentarité qui sont la marque même de la vie (39). Annonciateur de mort, le cheval est psychopompe : dans la tradition germanique il transporte le guerrier défunt dans la Valhöll, le domaine réservé à ceux qui sont tombés l’épée à la main. Tout naturellement, il est une figure centrale de la chasse sauvage, mythe exemplaire de la tradition indo-européenne (40). Mais cet animal nocturne, lié au monde des morts (41), est aussi le compagnon fidèle du soleil, ce soleil invaincu et invincible, source de toute vie, dont la représentation symbolique jalonne, depuis la préhistoire, la marche des peuples indo-européens. Chez les Grecs, Pégase est une parfaite illustration de cette ambivalence : "Pégase porte sa foudre à Zeus ; c’est donc un cheval céleste (Zeus réunissant, comme Odhinn, les fonctions guerrières et de souveraineté). Mais son origine est également chtonienne, puisqu’il est né soit des amours de Poséidon et de la Gorgone, soit de la Terre fécondée par le sang de celle-ci." (42). Le char solaire de Trundholm (43), datant de l’âge du bronze, est sans doute la représentation la plus connue du rôle solaire joué par le cheval, mais ce thème se transmet tout au long de l’histoire des peuples indo-européens et on le retrouve, en plein Moyen Age chrétien, pour illustrer l’Hortus deliciarum qu’Herrade de Landsberg, la pieuse abbesse du monastère de Truttenhausen, composa au XIIe siècle pour l’édification de ses novices.

 

La littérature médiévale fournit aussi une illustration du thème du cheval solaire à travers la figure du cheval Bayart (44). Deux chansons de geste, Maugis d’Aigremont (connue par des manuscrits du XIVe siècle) et Renaud de Montauban (connue par un manuscrit du XIIIe siècle), nous présentent un Bayart. Conquis par le magicien Maugis (45) et délivré ainsi d’un mauvais sort, Bayart est donné à Renaud qui vient d’être adoubé. Lorsque Renaud doit fuir à la suite d’une mauvaise querelle où il a dû défendre son honneur en tuant le neveu de Charlemagne, Bayart l’emporte, avec ses trois frères sur sa croupe qui s’est démesurément allongée pour la circonstance. Poursuivis par la vindicte de Charlemagne, les quatre fils Aymon sont sauvés au cours de multiples péripéties, par les pouvoirs extraordinaires du cheval Bayart, "qui entendoit parole comme si ce fût un homme". De façon très significative, Charlemagne, le grand christianisateur (46) est plus acharné encore contre Bayart que contre Renaud et ses frères : le cheval est l’incarnation même des forces du paganisme et c’est lui surtout qu’il faut éliminer. Renaud ayant fait en fin de compte sa soumission, Charlemagne va pouvoir assouvir sa haine. Il fait précipiter Bayart, une meule au cou, dans la Meuse "qui froide est et courant". Mais Bayart brise la meule, rompt ses liens, remonte à la surface et disparaît dans la forêt, ce refuge par excellence des païens pourchassés (47). Bayart "en Ardenne est entré" et là il attend ceux qui viendront briser un jour le joug chrétien. Ce Bayart, qui est en fait, selon Henri Donteville, baillar c’est-à-dire bélénique, créature de Belen (l’Apollon celtique) et donc directement lié à la figure de Gargantua, a donné son nom à de nombreux toponymes des campagnes françaises, fontaines Bayart, ponts Bayart, pas Bayart. Parrainage bien naturel pour un cheval qui fait des bonds énormes, franchit d’un saut les vallées et vient s’abreuver aux sources et aux fontaines sur lesquelles veillent les bonnes fées de la tradition celtique. Il est lié, nous dit La mort de Maugis, au solstice d’été (48) puisque, du fond de la forêt d’Ardenne, il se manifeste lors de la grande fête du soleil triomphant :

 
 
 

"Encore i est Baiars, se l’estoire ne ment,
Et encore l’i oit-on à feste sainct Jehan
Par toutes les anées hanir moult clerement".

 

Le symbolisme équestre nous permet de mieux comprendre l’importance attachée, dans les traditions indo-européennes, à l’hippomancie : le cheval est doué d’un pouvoir divinatoire ; en liaison avec les dieux, il peut apporter aux hommes des informations que ceux-ci ne sauraient avoir par leurs propres moyens. Tacite écrit des Germains : "Une singularité de ce peuple est de tirer parti des présages et avertissements que donnent les chevaux : ils sont nourris par l’Etat dans ces bocages et dans ces bois, blancs et gardés purs de toute tâche mortelle ; quand ils sont liés au char sacré, le prêtre et le roi ou le premier de la cité les accompagnent et observent leurs hennissements et leurs ébrouements" (49). Jacob Grimm (50) a souligné dès le siècle dernier l’erreur de Tacite parlant d’une "singularité de ce peuple" et montré qu’il s’agissait, en fait, d’une tradition commune à tous les peuples indo-européens. Ainsi, Hérodote rapporte (51) qu’à la mort du roi perse Cambyse (522 avant notre ère) l’armée voulut choisir un roi tout en restant fidèle aux Achéménides. Sept jeunes princes furent désignés pour qu’un d’entre eux  fût choisi par hippomancie. Le cheval de Darius fut le premier à hennir au lever du soleil, ce qui donna la couronne à son maître. Selon Hérodote, le palefrenier de Darius aida quelque peu le sort : il aurait amené le cheval à l’endroit choisi, la veille, où se trouvait également une jument. Le lendemain, reconnaissant le lieu, le cheval se mit à hennir joyeusement. Dans le monde grec, l’inspiration poétique étant considérée comme voisine de la divination, Pégase fait jaillir sous son sabot la source de la poésie (52). L’Iliade (53) raconte que les chevaux de l’Eacide sont les premiers à pleurer la mort de Patrocle, cependant que Xanthos, le cheval d’Achille, doué de la parole annonce au héros sa mort prochaine (54). A Rome, Tite-Live (55), Cicéron (56) et Virgile (57) témoignent du rôle mantique attribué au cheval. Dans l’Edda, Gudrun, épouse de Siegfried, va voir Grani, le cheval de son époux, pour savoir ce qu’il est advenu de Siegfried. Grani baisse son museau humide dans l’herbe, ce qui est le signe manifeste de la mort de son maître.

 

Il est remarquable de voir l’hippomancie intégrée par le christianisme médiéval. Le cheval blanc, attribut des saints dans nombre de légendes chrétiennes (58) désigne fréquemment, lors de la fondation des communautés chrétiennes, l’emplacement où l’on doit construire l’église. Dans La vie de saint Colomban, la mort du saint est prédite par un cheval blanc et dans celle de saint Gall (59) le lieu de la sépulture convenant au vir Dei est désigné par deux chevaux. L’hippomancie jouant un grand rôle dans les récits mythologiques celtiques, des traces en survivront jusque dans diverses versions des légendes du Graal dont l’origine est aujourd’hui reconnue comme celtique (cf. les ouvrages de Jean Frappier). C’est un cheval qui est souvent à l’origine de la révélation à laquelle accède un héros arthurien ou un chevalier à la quête du Graal. Ainsi Gauvain, dans l’une des continuations anonymes du Conte du Graal de Chrétien de Troyes, a-t-il hérité d’un cheval ayant appartenu auparavant à un chevalier inconnu qui a été tué, frappé par une main mystérieuse (60). Il reçoit même le conseil d’aller où le cheval veut sans essayer de le détourner de sa route. Par la suite Gauvain se trouve emporté par ce cheval à travers la gaste forêt (la forêt déserte). L’étrange monture l’amène contre son gré au château du Graal où Gauvain ne souhaitait pas aller. Le poète décrit longuement la lutte du chevalier récalcitrant contre le cheval qui sait où se trouve le mystère et possède la science du sacré.

 

Dans un autre passage de la tradition française relative au Graal Perceval rencontre un jour une mule blanche montée par une dame. Peu après il aperçoit une grande clarté dans la forêt anuitée. Il demande de quoi il s’agit mais la dame et sa monture ont déjà disparu. L’œuvre de Chrétien de Troyes elle-même étant demeuré inachevée après la mort du poète, nous ne savons pas si Perceval serait, dans le Conte du Graal, parvenu à délivrer le roi méhaigné de la malédiction qui l’accable et s’il aurait trouvé le chemin du Graal en obéissant à son cheval. Mais une chose est sûre : le Parzival de Wolfram d’Eschenbach qui nous offre une version allemande achevée du roman de Perceval comporte une scène révélatrice de persistance des traditions hippomantiques jusqu’au XIIIe siècle. Après de longues années d’errance Parzival est toujours à la quête du Graal dont il n’a pas su comprendre le mystère lors de sa première visite au château du Graal (Munsalvaesche) où il se trouvait par hasard et sans le savoir. Il désespère de Dieu et vit dans un état d’âme proche de la révolte. Un jour il s’adresse à son cheval et lui dit : "Va maintenant selon le bon vouloir de Dieu". Il lâche la bride et le cheval ira désormais où le porte sa fantaisie. Or il mènera en fait son maître à l’hermitage de Trévrizent, lequel révèlera à son visiteur tout ce qui éclaire son histoire : ses origines (Parzival apprendra à Trévrizent la parenté qui l’unit au roi du Graal, son oncle, frère de sa mère) et son lignage, le sens profond – en l’occurrence christianisé – du Graal. Cette rencontre ménagée par le cheval met le héros sur la voie du Graal. Le cheval est une sorte de médiateur de la grâce divine. Il est évident que son rôle est ici directement influencé par la tradition décrite plus haut, d’origine indo-européenne, puis celtique. C’est une récit celtique qui a servi de modèle au conte du Graal, tout comme pour les romans arthuriens (Erec et Enide, Yvain, Lancelot). Viktor Jung avait d’ailleurs dès 1911 montré que la parenté qui unit les romans du Graal – dans leur structure – au conte breton de Péronnik l’idiot dans lequel seul celui qui possède et monte un poulain noir de treize mois parviendra à travers le "bois trompeur" jusqu’au château enchanté de Kerglas, car le poulain est le seul à connaître le chemin (que le poulain soit noir dans le conte breton s’explique par le caractère populaire de ce conte, le noir étant la couleur de la troisième fonction).

 

Ces allusions au pouvoir divinatoire ou inspiré du cheval ne sont pas rares non plus dans l’épopée médiévale dont les sources ne sont pas celtiques. Ainsi, le même Wolfram d’Eschenbach, dans son Willehalm (Guillaume d’Orage) dont la tradition serait plutôt carolingienne et franque que celtique, fait dire à son héros qui demande littéralement conseil à son cheval : "Hélas, Puzzat, si tu pouvais me dire où je dois aller !".

 

Il est frappant de voir le rôle divinatoire du cheval attesté aussi bien à l’extrême ouest qu’à l’extrême est de l’Europe. Ainsi le Livre de la conquête de l’Islande (Islandais landnamabok) renferme l’histoire de Thorir, fils de Grimr, auquel est enjoint l’ordre d’habiter et de prendre terre là où Skalm, la jument de son père, se couchera, ce qui n’arrive qu’après un an et demi de tribulations et d’errance. A l’autre bout du continent, au cours d’une cérémonie décrite par un clerc allemand (61) et se passant chez les Slaves restés païens, un cheval noir (62) doit passer trois fois sous neuf lances formées en faisceau : il y a rencontre ici entre le symbolisme des nombres et le symbolisme de la lance, sur lesquels nous ne pouvons nous étendre dans le cadre de cet article.

 

Ainsi, à travers le temps et l’espace, le rôle sacré du cheval s’est perpétué. Dans l’occident médiéval, le mot même de chevalier a servi à désigner les guerriers par excellence, ces bellatores dont la raison d’être, la fonction était de combattre pour assurer la sécurité de la communauté et dont la dignité était marquée par la possession du cheval et de l’épée. Déjà César, pour désigner la classe guerrière chez les Celtes, n’avait pu trouver mieux que le mot equites. Le cavalier-chevalier, qui trouve en sa monture ce compagnon inséparable et fidèle qu’il baptise, dans les chansons de geste, d’un nom où se mêlent l’affection et l’estime, tire des traditions indo-européennes liées au cheval une certaine familiarité avec le sacré. Il leur doit aussi en partie, peut-être, cette éthique de l’honneur dont rêvent ceux qui souhaitent voir ressurgir un jour une nouvelle chevalerie.

 

Source : Etudes et Recherches – N°3 – Juillet 1976

 
 

Avec la contribution de Jacques Fulaine et Jean-Paul Allard

1 - L’Histoire Universelle des Explorations, t. I (Nouvelle Librairie de France, Paris, 1955), dit ainsi des Indo-Européens que "la possession du cheval semble avoir constitué, avec celle du char de bataille et de l’épée frappant à la fois d’estoc et de taille, le principal facteur de leur supériorité".

2 - En particuliers dans son étude Proto-Indo-Européan culture : the Kurgan culture during the 5th, 4th and 3rd millenia B.C., in Indo-European and Indo-Europeans, University of Pennsylvania Press, Philadelphia, 1970. Les travaux de Marija Gimbutas sont présentés dans le compte-rendu fait par Jean-Claude Rivière du premier volume de The journal of indo-european studies dans Nouvelle Ecole, n°27-28, hiver 1975.

 
 

3 - Jean-Rémy Palanque, Les impérialistes antiques, PUF.

4 - Résurrection des villes mortes, Plon.

 
 
 

5 - A.H.M. Jones, The later roman empire, University of Oklahoma press, 1964.

6 - Plus tard l’Islam se mit à son tour à l’école de la Perse. Contrairement à une idée répandue, les Arabes n’étaient pas à l’origine des cavaliers, mais "après la mort de Mahomet la conquête de la Perse livra à l’Islam les grands centres d’élevage de chevaux et lui fournit des cavaliers". Général Emile Wanty, professeur à l’Ecole de Guerre de Bruxelles, L’art de la guerre, Marabout, 1967.

7 - Jacques Gernet, La Chine ancienne, PUF, écrit à ce sujet : "L’art si délicat du dressage du cheval de selle qui, chez les Indo-Européens, remonte aux environs de l’an mil, ne semble s’être transmis que beaucoup plus tard en Asie orientale. De là une différence importante entre les civilisations de l’Occident et celle de la Chine : quand la cavalerie apparaît en Chine, des transformations capitales de la société s’y sont déjà produites. Par suite la cavalerie n’y sera jamais un corps noble mais au contraire de recrutement paysan et bien souvent d’origine barbare".

8 - L’Iliade, chant II, trad. M. Meunier, Albin-Michel, 1971.

 

9 - Dans Fêtes romaines d’été et d’automne, Gallimard, 1975.

 

10 - Interview donnée au Monde, 2 janvier 1976.

 

11 - IV, 72.

 

12 - Coquet, Découvertes archéologiques à l’abbaye de Ligugé, 1954.

 

13 - Germanie, XXVII, éd. J. Perret, Paris, 1949.

14 - E. Salin, La civilisation mérovingienne, t. 4, Paris, 1959.

 

15 - Ibid.

 

16 - Ibid.

 

17 - Revue des Sociétés savantes, 1856,t. 1.

18 - R.L.M. Derolez, Les dieux et la religion des Germains, Paris, 1962.

19 - M.G.H., Epistolae, t. III.

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