Tel qu’en sa sagesse l’éternité le maintient

Le Choc du Mois – N°46 – Novembre 1991

La philosophie n’était pas, pour lui, matière à dissertations plus ou moins spécieuses, mais un outil de travail : mieux comprendre la nature humaine pour mieux gouverner la cité.

 

Marc Aurèle fait partie de ces grandes figures de l'histoire qui ont été nimbées, au fil des siècles, d'une aura de légende. Très tôt fut accolée à son nom la flatteuse épithète "d'empereur philosophe". Deux siècles après sa mort, l'Histoire Auguste affirme : "Aujourd'hui même, on trouve dans beaucoup de maisons des statues de Marc Aurèle à côté des dieux pénates. Et quelques personnes ont assuré qu'il leur avait prédit en songe des choses qui leur sont arrivées." L'empereur Julien - qui, par le surnom d'Apostat, devait être marqué d'infamie par l'Eglise - imagine Marc Aurèle comparaissant devant le tribunal des dieux, qui se soucient d'apprécier les mérites comparés des grandes figures de l'histoire antique. Et il lui fait dire : "Imiter les Dieux, c'est avoir le moins possible de besoins et faire le bien au plus grand nombre possible." Les dieux, après avoir voté à bulletin secret, classent Marc Aurèle en tête, devant Alexandre, César, Auguste, Trajan, Constantin. L'honneur n'est pas mince...

 

Bien longtemps après, les modernes communient dans la même admiration. Avec un rien de mièvrerie, parfois. Ainsi Montesquieu : "On se sent en soi-même un plaisir secret lorsqu'on parle, de cet Empereur. On ne peut lire sa vie sans une espèce d'attendrissement : tel est l'effet qu'elle produit qu'on a meilleure opinion de soi-même, parce qu'on a meilleure opinion des hommes." Quant à Renan qui n'hésite pas à qualifier Marc Aurèle de "saint laïc" - c'est une pierre dans le jardin d'une Eglise restée très réticente à l'égard d'un persécuteur de chrétiens - il s'emballe : "Jamais culte ne fut plus légitime et c'est le nôtre encore aujourd'hui. Oui, tous tant que nous sommes, nous portons au cœur le deuil de Marc Aurèle, comme s'il était mort hier. Avec lui la philosophie a régné. Un moment, grâce à lui, le monde a été gouverné par l'homme le meilleur et le plus grand de son siècle. Il est important que cette expérience ait été faite. Le sera-t-elle une seconde fois ?"

Sur quoi repose cette légende dorée ? D'abord et avant tout sur ce message de sagesse et de sérénité qu'est le livre des Pensées de Marc Aurèle (1). Persuadé qu'il est possible, pour chacun, de "se retirer en soi-même", Marc Aurèle dialogue avec lui-même, s'interroge, médite et se donne des conseils, en tant qu'homme et en tant que souverain. Nous découvrons ainsi ce que Pierre Grimal appelle le "le paysage intérieur" de Marc Aurèle, "celui qu'il portait en lui". Réflexions et méditations qui nous montrent le maître de l'empire romain - c'est-à-dire, pour les contemporains, le maître du monde civilisé - s'interroger sur la condition humaine, la vie, la mort, l'ordre du monde, la nature, les divinités, les problèmes moraux relevant tant de la conduite personnelle que des comportements sociaux, la fortune (concept important dans la mentalité romaine, incluant la notion de destin) et, enfin, ces appâts qui font marcher, courir les hommes et qui s'appellent gloire ou richesse..

En s'élevant au-dessus du contingent, "il s'agissait pour lui, note Grimal, d'aller au-delà du voile des apparences et de découvrir l'essence, l'être réel des choses". Ce qui n'empêche pas, bien au contraire, d'ancrer la méditation dans les réalités du vécu quotidien: lorsque Marc Aurèle cite, longuement, Epicure racontant que la maladie dont il était affligé ne l'empêchait pas de conserver son entière liberté d'esprit, il subit lui-même l'assaut de maux susceptibles de gêner l'accomplissement de son devoir.

Philosophe ou penseur ?

En quête d'un équilibre intérieur, Marc Aurèle ne se soucie pas d'étaler de savantes références philosophiques. Il ne s'agit pas, pour lui, de rédiger un traité de philosophie mais de faire dialoguer sa raison et son âme, de la façon la plus personnelle qui soit : lui qui est si marqué par le stoïcisme se réfère fort peu aux grands classiques de la pensée stoïcienne. Nul étalage d'érudition : les Pensées n'étaient pas, estime Pierre Grimal, destinées à la publication et ces notes sans ordre apparent traduisent, avec fidélité, les préoccupations d'un homme honnête dont le destin a fait un empereur et qui veut exercer avec équité cette lourde fonction.

Une telle disposition d'esprit a été bien accueillie par ses contemporains. bien qu'il y eût, dans la mentalité populaire romaine, une certaine défiance vis-à-vis de la philosophie, souvent perçue comme une fumeuse, voire fumiste cuistrerie, destinée à épater les naïfs. Héritage, sans doute, d'un antique bon sens paysan refusant de se laisser duper par des jongleries intellectualistes. Cicéron lui-même, qui reconnaissait pourtant le caractère formateur, pour l'esprit, de la philosophie, n'affirmait-il pas, dans la République, que « les philosophes n'avaient été pour rien dans la naissance, la croissance et la grandeur de Rome » ? Sous Vespasien, qui éprouvait lui-même peu de sympathie pour les philosophes - au point de décréter, en 71, leur bannissement -, Quintilien, investi par l'empereur d'un véritable magistère sur l'enseignement officiel, dénonce vertement la philosophie, étant donné "que nul autre genre de vie n'est plus éloigné des devoirs civiques". Sous la plume de Mucien, ami et conseiller de Vespasien, la critique des philosophes se fait acerbe : "Pour peu que l'un d'eux ait laissé pousser sa barbe, haussé le sourcil, qu'il porte un manteau court rejeté en arrière sur ses épaules et aille nu-pieds, il déclare aussitôt qu'il est sage, et juste, et se donne de grands airs".

Il faut bien que Marc Aurèle soit apparu comme un philosophe d'une tout autre nature pour rallier les suffrages de ses contemporains. Ceux-ci avaient en effet compris que la philosophie n'était pas, pour lui, matière à dissertations plus ou moins spécieuses mais un outil de travail pour faire son métier le plus honorablement possible : essayer de mieux connaître, de mieux comprendre la nature humaine pour assumer au mieux le gouvernement de la Cité. D'où une certaine indulgence populaire, même lorsque l'empereur se laisse aller à lire ostensiblement un livre au cirque, alors que la foule se passionne et trépigne devant le spectacle de l'arène... On comprend mieux quel mérite eut Marc-Aurèle à se garder des fureurs et des passions, à maintenir une exigence de sérénité dans la conduite du pouvoir, lorsqu'on sait que sous son règne (161-180) se produisirent les premiers indices de la longue crise qui devait, après quelques phases de rémission, emporter l'empire romain.

Le règne d'Antonin (138-161), père adoptif de Marc-Aurèle, avait marqué l'apogée de la pax romana - cette paix romaine qui devait susciter, dans la suite des siècles, tant de nostalgie... Les premiers craquements se produisirent dès le début du règne de Marc Aurèle : en 162 le Parthe Vologèse III attaque l'Arménie, anéantit une armée romaine puis envahit la Syrie, tenue par des troupes romaines mal entraînées, victimes d'un relâchement tant physique que moral. Sans expérience militaire sérieuse, Marc Aurèle eut la sagesse de confier, pour rétablir la situation, le commandement de ses troupes à Avicius Cassius. Celui-ci sut reprendre en main et galvaniser les troupes dont il disposait. L'offensive des légions permit de refouler les Parthes et d'assurer la présence romaine sur les voies d'accès à la Babylonie, par l'installation de colonies en des points stratégiques.

Le philosophe devient soldat

 

Mais, dès 166, c'est la frontière du Danube qui craque à son tour sous la poussée germanique. Le risque d'un double front représente un danger nouveau, et peut-être mortel, pour l'Empire. Marc Aurèle se porta donc en personne sur le front danubien et combattit avec un courage qui provoqua admiration et émulation chez ses hommes. Comme tout grand chef, il savait que l'exemple personnel est le meilleur stimulant pour inciter des troupes aux plus grands sacrifices. En 175, l'offensive des Marcomans, des Quades et des Iazyges était enrayée. L'empereur était conscient de la nécessité de créer de nouvelles provinces-glacis sur le moyen Danube, pour renforcer le limes (ligne de défense fortifiée le long des frontières). Mais c'est lors de la guerre entreprise pour atteindre cet objectif qu'il mourut, à la tâche (17 mars 180). Cette mort au front était exemplaire : "Il avait, jusqu'à son dernier soupir travaillé à la défense et à l'agrandissement de l'Empire" (2).

Ce philosophe qui avait su se faire soldat devait rester présent dans la mémoire des hommes. Même si les auteurs ecclésiastiques lui reprochèrent, jusqu'à nos jours, la persécution dont furent victimes des chrétiens, à Lyon, en 177. Cette affaire est à vrai dire révélatrice d'une crise religieuse, intellectuelle et morale qui était alors en train de gagner le monde romain sous l'effet d'influences venues d'Orient. On constate, en effet, que les chrétiens de Lyon sont - leur nom l'indique - d'origine orientale. La diffusion du christianisme se heurte à des cultes rivaux, issus d'Orient eux aussi : en l60, le culte de Cybèle a été officiellement reconnu à Lyon. Dès lors, la tension monte, des troubles se produisent et Jean-Jacques Hatt interprète les événements de 177 comme "une sorte de règlement de comptes entre deux communautés religieuses rivales, toutes deux asiatiques, toutes deux fanatiques" (3).

Une attitude évidemment incompréhensible pour Marc Aurèle, lui qui était convaincu, rappelle Grimal, que "le bonheur et le salut appartiennent à ce monde". Et que le divin est à chercher d'abord en nous-mêmes.

François Fontaine, Marc-Aurèle, Editions de Fallois.

Pierre Grimal, Marc Aurèle, Fayard.

(1) Le titre, devenu traditionnel, ne remonte pas à Marc Aurèle lui-même, puisque celui-ci avait intitulé son ouvrage Pour moi-même.

(2) Pierre Grimal.

(3) J. J. Hatt, Histoire de la Gaule romaine, 1959.

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